Dans l’espace littéraire, Roger Munier (1923-2010) est insituable. La facilité consisterait à l’inscrire dans une démarche purement métaphysique, dans la mesure où chez lui le concept tient une place importante et où il a eu des relations amicales notamment avec Heidegger, qu’il a traduit, et avec Cioran. L’autre tentation, tout aussi approximative, serait de l’identifier comme poète, alors qu’il disait lui-même que la poésie « n’est pas son terrain », malgré ses liens d’amitié avec Char, Bonnefoy, Paz, Celan et Juarroz, entre autres.
Cet excellent connaisseur de Maître Eckhart et du bouddhisme zen ne se reconnaît pas non plus comme un mystique tourné vers une pure transcendance qui ferait abstraction du réel. Ces différentes approches, philosophie, poésie et mystique, Roger Munier peut s’en faire l’écho, mais sans se laisser enfermer dans des systèmes, avec leurs jargons et leurs codes. Ce qu’il cherche, c’est une sorte d’alliance entre le sensible et le conceptuel. Sa démarche implique que l’émotion soit sous le contrôle de la pensée, et il y a peu de place pour l’arbitraire. Mais l’enjeu échappe aussi bien à la raison, car il s’agit le plus souvent d’essayer de dire l’indicible en quelques fragments ou aphorismes qui suggèrent tout autour l’espace immense du non-dit comme s’il venait, presque, au bord des lèvres.
Il fallait en effet à Roger Munier inventer une langue en dehors du langage philosophique et qui donne au concept, en révélant son côté lumineux, une forme sensible. Porteuse de silence, sa parole laisse entendre qu’il y a un au-delà à ce qui est dit, que l’on ne peut atteindre à l’invisible qu’en prenant appui sur le visible, mais un visible revisité. Ainsi, le réel n’est pas absent de son œuvre, même s’il demeure, en sa nature même, insaisissable par les mots. Il l’explore autrement pour nous conduire à un seuil, au point de bascule – vers quoi, l’abîme, le néant, le rien ? –, mais ne le franchit pas, tenant ainsi l’élan en suspens. Introduisant du sacré dans le profane, ce cheminement s’apparente à une quête où le regard et l’esprit s’éveillent ensemble en des « instants de vision ».
Comme l’écrit le préfacier, ce livre, Si peu que rien, est la première édition intégrale des carnets dans lesquels Roger Munier consignait jour après jour ses pensées, de 1994 à 1995. C’est son journal de bord. Chez ce « capteur d’instants », la vie quotidienne se glisse naturellement par les interstices de sa méditation, telle « la neige bleue des hortensias pâlissants : vision hivernale dans l’été… », réconciliant ainsi la réflexion spéculative et le réel. Dissemblables mais parfaitement ajustés, les fragments – c’est la forme, toute de suggestion, que privilégie cet auteur – forment un tout. Ils s’appellent et se répondent les uns dans les autres, renvoyant l’écho du Sens vers le dedans, mais un dedans qui se dérobe continuellement, en oubli de soi. Il s’en dégage comme une musique étrange par le martèlement de certains mots qui reviennent en cadence : et si ces fragments étaient constitutifs d’un chant nouveau ?
Au fil des pages, Roger Munier explore ses thèmes de prédilection : l’instant, le temps, le divin, le néant, le rien, Dieu, le monde, le sens, l’être, l’étant, la présence, le manque, la mort… Il est impossible de les évoquer tous. Pour ne prendre qu’une seule notion, le rien, qui parcourt tout ce livre, souvent sans être nommé, l’auteur l’évoque sous deux aspects : le rien dont on ne peut rien dire, n’étant rien, et le rien à l’œuvre dans la vie, usant petit à petit les êtres et les choses jusqu’à leur disparition totale pour parvenir au « Rien pur ». Au « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » de Leibniz, il répond qu’il y a quelque chose et qu’il y a le Rien formant un ensemble indissociable.
Essayant de dire ce qui ne peut pourtant être dit par le langage, pari impossible, Roger Munier utilise en les réinventant certaines figures de style. Comme Antonio Porchia ou Roberto Juarroz, dont il est proche, il détourne la rhétorique classique à son propre usage, recourant au paradoxe, à la répétition, la tautologie, la redondance, l’antithèse, au syllogisme… Quelques extraits donneront une idée de cette approche singulière :
« L’extase touche au néant dans l’être. Elle en est plus près que de l’être. Elle n’est suprême qu’une fois l’être abandonné… »
« Le monde, il faut y être, mais en même temps l’oublier. Y être comme l’oubliant. Ce qu’on oublie ne cesse pas d’être ou d’avoir été, mais l’oubli l’efface. »
« Le réel n’est pas ce qu’on touche. Toute atteinte est déréalisante.
L’Atteinte pure est fuite vertigineuse, sans repos. »
« Le monde est une illusion, mais il existe. Il est une illusion qui existe. L’illusion est aussi une manière d’exister. »
Comme l’écrit Sébastien Hoët dans le bel essai qu’il vient de lui consacrer chez le même éditeur et intitulé Le monde sans moi, Roger Munier « ne s’embarrasse pas des devanciers, il va droit au matériau, non sans brutalité, il y plonge et ne citera que de loin en loin des penseurs, des mystiques, des philosophes, des critiques, qui illustreront davantage son propos qu’ils ne le relanceront ou le feront bifurquer ». En lisant cet auteur inclassable, habité par une solitude intérieure, c’est aussi l’impression d’une sagesse que l’on ressent, comme si toute la vie était une préparation au rien.