Ouvrage collectif de chercheuses et chercheurs, Dire, entendre et juger l’inceste du Moyen Âge à nos jours arrive dans ce grand labour qui – depuis La Familia grande de Camille Kouchner, Triste tigre de Neige Sinno, jusqu’au soulèvement sans précédent de #Me too inceste – déterre les violences commises dans l’ordre familial et ses environnements silencieux.
Études historiques, affaires judiciaires, enquêtes dans les tribunaux au Québec, en Suisse, dans les pays de l’Europe de l’Ouest, en France, cet ensemble aborde les formes de dévoilement de l’inceste par le religieux, le juridique, l’ordre institutionnel et l’ordre des proches. Toute une géographie de notions surgit pour nommer les faits et gestes. Comme une levée de bouclier pour torsader les langues. On comprend vite que nous sommes en amorce pour saisir les incestes masqués et bientôt dévoilés, enveloppés et déroulés. Leurs déclinaisons géographiques, sociales et historiques sont entravées par des contextes qui jouent le déhanchement, comme une revanche des silences, des obstacles que l’on touche cette fois précisément du doigt.
D’où une série de questions pour élargir les vues. Peut-on se défaire de l’idée de l’inceste extraordinaire pour entendre les dizaines de milliers de plaintes qui tournent autour ? Peut-on élargir sa survenue dans le décor des autres violences faites aux enfants ? Dont celles « des voisinages » clignant des yeux, distribuant les « garde-le pour toi » ? Peut-on étudier de près ce moment primordial du dévoilement : qui dit ou montre quoi, a entendu qui, à partir de quand ? Et peut-on finalement suivre de près qui en rend compte ? Suivant quelles modalités : révélation ou dénonciation, témoignage ou signalement, détection, récits indirects ou emballés dans d’autres ? Les réponses aident à voir les freins, empêchent de dire, d’entendre et de restituer l’inceste.
Car il faut beaucoup de temps pour démailloter ces événements traumatiques. Il en faut tout autant pour enlever les bandelettes du langage. Il faut du temps pour retirer les tissus du parler pour se taire : « Il lui faisait ce que vous savez », dit la sœur le dos tourné. Dire ou non, ça va sans dire, puisque vous le savez, inutile d’en dire plus, autant se taire puisque vous avez deviné.
C’est bien de cela qu’il s’agit dans ce recueil d’études. On comprend vite que le dévoilement de l’inceste reste en amorce tant qu’il n’y a pas en regard une prise en charge des paroles sur un temps long. Si le canevas de la famille ne se rend pas dans l’arène judiciaire, c’est que celle-ci écarte 75 % des plaintes pour inceste (en France). D’autant plus que l’espace public et professionnel détourne la tête, tout comme les sphères politiques et savantes, où les batailles de mots ne sont qu’écrans de fumée. Les règles de l’hésitation dominent, le roulis penche tantôt vers la psychiatrie (en Suisse), tantôt vers l’imprescriptibilité (au Québec) qui tient compte de la distance temporelle et du temps biographique. Et que dire de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE, créée en 2020) qui tremble sur ses chevilles d’argile ! « Je te crois, je te protège » : la devise de la Commission est contestée au sein même de l’institution. Comment s’y prendre et interroger les modalités de la prise de parole là justement ou le langage s’échappe ?
Comment débusquer ces menaces existentielles ? Comme un programme, l’ouvrage envisage les chantiers en cours. Tout d’abord, comprendre la révélation de l’inceste et sa prise en charge, notamment par une cellule de collecte des signalements par l’Aide sociale à l’enfance et les tribunaux pour enfants. Comprendre ensuite les violences incestueuses en contexte judiciaire en interrogeant les spécificités juridiques, pénales et socio-culturelles dans une perspective européenne comparatiste. Interroger le langage médical de l’inceste et sa diffusion dans l’espace public, notamment ses points de résistance (dont ceux du corps médical). Saisir les violences incestueuses dans leur dimension sociale, les discours médiatiques, les témoignages et leur réception dans l’espace public.
L’avertissement est clair, il s’agit de prêter une attention particulière à ce qui se joue dans la confrontation des points de vue qui s’expriment dans le cadre judiciaire, de retracer les positions respectives des plaignant.e.s, des accusés, des témoins, du personnel judiciaire, des voisins, parents et amis. L’attention aux mots ne concerne pas seulement le langage de la procédure mais aussi ce qui est exprimé par chacun, dans son parler propre, ou bien retranscrit par le greffier, dans un dispositif judiciaire où la parole est d’abord performative.
C’est tout un savoir-faire qui se déploie dans ce formidable ouvrage, avec d’autant plus de vigueur que l’enseignante-chercheuse Claudine Blanchard-Laville revient sur son vécu subjectif de l’inceste au cours de sa vie et de sa carrière académique. La confirmation que les lieux d’écoute autorisent les prises de parole, et qu’ils sont nécessaires pour se soustraire aux forces de la peur.
En résonance avec ces retours sur histoire, ces collectes de témoignages, de récits relatant l’ordinaire des violences faites aux enfants, on n’oubliera pas de relire, de Leïla Sebbar, On tue les petites filles. Une enquête sur les mauvais traitements, sévices, meurtres, incestes, viols contre les filles mineures de moins de 15 ans, de 1967 à 1977 en France. Cinquante ans après, toujours cette menace existentielle et ces vies exposées au danger.