Les éditions de L’Atelier contemporain republient opportunément les principaux écrits de Jean Clay, figure injustement négligée des années 1960-1980, dont l’influence intellectuelle a pourtant été décisive dans la théorie de l’art bien au-delà de ces deux décennies, par son activité d’homme de revue puis de fondateur avec Yve-Alain Bois des éditions Macula. C’est Yve-Alain Bois qui présente son parcours dans une éclairante préface tandis que le volume se clôt sur la republication d’un long entretien avec Clay, mené par Thierry Davila et Valérie Mavridorakis en 2014.
Parallèlement à une activité alimentaire de publications pour la revue d’art « grand public » Réalités, Jean Clay a été, sur un mode nettement plus confidentiel, un fondateur de revues avant-gardistes, qui auraient sans doute déconcerté le public « bourgeois » de Réalités s’il en avait eu connaissance. Dans cette anthologie des écrits les plus radicaux de Clay, Yve-Alain Bois distingue deux périodes qui correspondent chacune à la (brève) existence de chacune de ces revues : les années Robho (1967-1971) et les années Macula (1976-1980), qui précèdent la transformation de la revue en maison d’édition. Dans l’une et l’autre, Clay apparaît comme un éclaireur des tendances les plus novatrices de l’époque, un remarquable analyste des procédures qu’elles mettent en œuvre et un impitoyable critique des faux-semblants artistiques qui les parasitent. Il y a cependant entre les deux époques, en dépit de certaines constantes, une rupture de ton et corrélativement de conception de l’histoire. C’est qu’entre les deux il y a eu la déflagration de mai 1968 et les impasses d’un appel toujours plus radical au dépassement de l’art.
Dans les années Robho, la pensée de Clay s’inscrit, entre autres, dans la filiation d’un Pierre Francastel pour qui l’art a moins pour fonction de forger des objets d’agrément qu’« une structure constituante de l’intelligence collective » et « un moteur de civilisation ». Mais à cette pratique sociale, Clay confère une valeur beaucoup plus politique et subversive que son inspirateur. Ultimement, il s’agit de la faire servir à une « insurrection générale de l’intelligence contre l’ordre établi ». Cela ne peut passer que par une déconstruction systématique de l’objet d’art et une critique de son marché.
L’un des premiers articles de la revue Robho, en 1967, proclame sans ambages : « La peinture est finie ». Ce qui est ici visé, c’est le tableau en tant qu’objet statique et circonscrit offert à une contemplation passive. Clay pense tout d’abord trouver dans certaines tendances de l’art optique et du cinétisme la voie d’une émancipation de l’art vers de nouvelles dimensions. S’il reconnaît à l’ancienne peinture, jusqu’à Klee, Mondrian ou Albers, la vertu d’avoir pu nous faire prendre conscience de « l’instabilité du réel », il note que le cinétisme donne une autre ampleur à ce projet en transférant cette instabilité au support même de l’œuvre. C’est ainsi qu’il suit l’évolution du travail d’un de ses amis et artistes préférés, le plasticien et sculpteur vénézuélien Jesùs-Rafael Soto. D’une forme d’art optique, celui-ci est passé avec ses Spirales à des structures sur plexiglas dans l’espace, qui intègrent à leur réception les déplacements du regard. Clay y voit « l’éclatement moléculaire des solides, la dilution des volumes » en même temps que la participation du spectateur au processus de l’œuvre. Plus tard, ce seront les Pénétrables, structures faites de fils tendus verticalement dans l’espace, aux limites de la sculpture, de l’architecture et de l’environnement. Parallèlement, Clay n’a pas de mots assez durs pour la récupération « académique » du cinétisme par des suiveurs qui le défigurent, le caricaturant en création d’ambiances décoratives ou invention de gadgets animés.
La récupération guette partout et notamment dans les propositions suspectes de l’industrie ou de la technique pour sponsoriser des artistes en leur offrant de se servir de leurs innovations. À rebours de cette pente technologique, Clay privilégie toujours ce qui s’innove avec un minimum de moyens et un maximum de pensée. Au fil de ses articles, il esquisse une cartographie des tendances artistiques à ses yeux les plus décisives de l’époque. Il relève ainsi une tension dans l’art contemporain entre « l’art-signe » et « l’art-piège ». Le premier, dans la lignée de Malevitch, Duchamp, Fontana et d’autres, a pour objet de fournir des clés du réel, « une image quasi philosophique du monde destinée à structurer notre pensée d’une façon nouvelle ». Le second, illustré par Takis ou Haacke, « se propose de capter sans aucun truchement – sans aucune grille intellectuelle – la réalité pour la présenter toute brute au spectateur ». À ces courants, s’ajoute son intérêt pour une troisième tendance de l’avant-garde artistique, incarnée par l’artiste brésilienne Lygia Clark. Celle-ci procède à une mise en question radicale de l’objet par des opérations de fusions successives : du cadre et du tableau, de l’espace réel et de l’espace fictif, de l’œuvre et du spectateur. Comme le note Clay, dans une telle œuvre, « le concept d’art se dilue dans la vie quotidienne ». C’est là l’ambition mais aussi le point-limite du radicalisme de ces années-là.
Les années Robho sont en effet marquées par une exaspération grandissante face à aux récupérations quasi instantanées des expérimentations artistiques les plus audacieuses par le marché de l’art. Pas facile de se débarrasser de l’« objet », et, même en absence d’objet, de la circulation marchande des innovations. Inspiré notamment par le situationnisme, plus particulièrement celui de Vaneigem, Clay se heurte aux difficultés de la transformation de l’art en « pratique sociale ». Un article de 1971 (« Quelques aspects de l’art bourgeois, la non-intervention ») tourne au jeu de massacre à l’égard des mouvements les plus en vogue du moment. Clay voue aux gémonies l’art pompidolien de Vasarely ou de Buren. Il dénonce tous les faux dépassements que ces années-là voient se multiplier : aussi bien le « matiérisme réificateur » que l’idéalisme désincarné de l’art conceptuel. Les conceptualistes répètent sur un mode dérisoire des gestes que Duchamp a rendus caducs depuis un demi-siècle. L’arte povera agrémente, selon lui, sa soumission à la matière de « sucreries artistiques ». Même Beuys se complaît dans « un folklore de pourriture d’angoisse et de culpabilité ». Quant à Richard Long, il lui semble proposer un land art de « grand mélancolique » sans relation avec les préoccupations de l’époque. L’art est pris au piège de son exigence de dépassement. Faute de pouvoir le produire indéfiniment, il le simule. On sent qu’il est temps pour Clay de faire une pause, de reprendre son souffle et de revenir aux fondamentaux. Ce sera la tâche de la revue Macula, cinq ans après la fin de Robho.
En apparence, la première contribution de Clay à la revue Macula (« Beaubourg fromage », deuxième trimestre 1976) fait le lien avec les années Robho. L’architecture du musée et l’éclectisme de ce qui s’y expose suscitent ses sarcasmes. Mais ce n’est qu’un adieu aux années militantes qui prélude à un changement de ton et de méthode. Alors que Robho proclamait la fin de la peinture, Macula va prêter attention à ceux qui questionnent le tableau et l’« inquiètent » en troublant ses rapports au fond, à l’épaisseur, au cadre et au mur. Ce seront des minimalistes discrets, éloignés du tapage du marché de l’art, comme Ryman et Martin Barré. Une attention minutieuse à leurs gestes et à leurs procédures conduit Clay à rompre avec une vision avant-gardiste de l’histoire de l’art, fondée sur l’idée d’un progrès historique de l’art par une suite indéfinie de dépassements. Les avancées contemporaines ne cessent d’éclairer les gestes du passé. Ryman conduit à une relecture de Matisse et de son économie de la sous-couche. Et son travail donne un sens concret à telle proposition énigmatique de Cézanne : « Les culminations émergent du dessous de l’œuvre. » Vuillard et Seurat préparent le travail de Pollock par leur brouillage de la profondeur. De son côté, Pollock les prolonge en opérant le passage du chevalet à la muraille. L’histoire de l’art n’est plus unidirectionnelle. Chaque innovation illumine des pans du passé, oblige à de nouveaux regards sur la peinture qu’on croyait « connue ». Les Nymphéas de Monet, longtemps méprisés et assimilés au « décoratif », réapparaissent, à la lumière de Pollock, comme l’invention d’un espace a-focal impliquant l’abandon de tout regard maîtrisé. Les problèmes de bordure et de coupe que posent le pointillisme de Seurat et le décadrage de Degas entrent en résonance avec les questionnements de Ryman ou de Barré…
En apparence, les objets de réflexion de Clay peuvent sembler très proches de ceux qui ont inspiré la pensée de Clement Greenberg, dont l’autorité a régné jusqu’aux années 1970 sur toute la théorie de l’art américaine. Effectivement, Clay partage avec lui l’attention portée aux éléments constitutifs du tableau, que le modernisme aurait pour fonction de dégager analytiquement un par un. L’un et l’autre s’accordent sur certaines analyses du modernisme de Manet et sur l’importance de Barnet Newman, Pollock et bien d’autres. Mais, au-delà de cette communauté d’intérêts, leurs visées et leurs analyses formelles sont à peu près antagonistes. Pour Greenberg la peinture moderne a pour fonction de dévoiler analytiquement l’essence même de la picturalité (en particulier, la planéité du tableau). À cet idéalisme essentialiste, Clay oppose un formalisme ouvert qui suspecte l’étanchéité des genres, nie la pureté de la peinture et sonde son épaisseur. Ce qui intéresse Clay dans le tableau, ce n’est pas le dégagement de certitudes, la résolution de tensions mais au contraire la coalescence d’éléments conflictuels en travail. La peinture n’est pas solution mais question. L’œuvre n’est pas l’exécution d’un plan préconçu, « elle se formule, se conduit, se constate à travers les décantations successives qui la fondent ». Elle a pour fonction d’inquiéter et de montrer comment les constituants les mieux établis du tableau se dérobent à notre regard.
On saura gré à Yve-Alain Bois d’avoir conclu cette anthologie, par l’un des textes les plus remarquables de Clay, « Onguents, fards, pollens », qui, bien que paru hors de la revue, appartient bel et bien aux années Macula et peut passer pour la synthèse de sa pensée. Il s’agit de sa contribution de 1983 au catalogue de l’exposition Bonjour M. Manet au Centre Georges-Pompidou. En un sens, ce choix d’Yve-Alain Bois contredit le sous-titre qu’il a donné à son recueil (De Manet à Ryman) ou, tout au moins, il en suggère la réversibilité : tout aussi bien, nous pouvons lire l’itinéraire de Clay comme un trajet inverse, de Ryman à Manet. Et ce n’est que justice, puisque Clay, dans son article, remarque justement que « Manet brise avec la fiction d’une histoire de l’art toujours déjà instruite ». En effet, comme il le montre, Manet offre « le paradoxe d’une œuvre qui dans l’instant même où elle se sature de références suspend la possibilité d’une généalogie des formes ». Avec une désinvolture et une audace qui lui sont propres, Manet conjoint une condensation de tableaux anciens et une hétérogénéité d’inscription figurative qui met à mal la notion de style. Il est aussi le premier à « considérer comme dissociables les éléments constituants du tableau (surface, limite, couleur, texture, geste) ». Mais, pour qu’on s’en aperçoive, il fallait sans doute passer par Ryman – et par les analyses discrètes, précises et éclairantes de Clay.