Les gouffres de l’enfance

Dans son quatrième roman, Les sentiers de neige, Kev Lambert, pendant le temps de Noël au Québec, explore les territoires de l’enfance. Si le voyage est beau, il n’est d’abord pas joyeux : la vie du petit Zoey déborde de peurs. Mais ce qui rend ce livre profondément marquant et très réussi, c’est que Kev Lambert prend non seulement comme point de vue mais aussi comme sujet la capacité des enfants à mêler réalité et imaginaire et à utiliser le second pour apprivoiser la première.

Kev Lambert | Les sentiers de neige. Le Nouvel Attila, 432 p., 21,90 €

On suit Zoey pendant la période des fêtes, du 23 décembre à début janvier, temps particulier décliné en trois parties distinctes : le dernier jour à l’école, période d’injustices et de mal-être ; Noël dans la famille paternelle joyeuse et inquiétante ; et un séjour entre Noël et le Nouvel An chez la cousine et âme sœur Émie-Anne, temps d’initiation mais aussi de séparation, car réussir des épreuves signifie aussi qu’on grandit.

Zoey Lamontagne, sept ans, le corps enrobé et la voix aiguë, est rongé par les craintes et la culpabilité. Parce que ses parents sont séparés, parce que sa mère s’inquiète pour lui, parce que son père n’aime pas qu’il aime des choses de fille, parce que les frères Gagnon le harcèlent, et parce qu’il pique des crises incontrôlées. Quand on ne le punit pas, il se condamne lui-même. « Le Dôme », palais mental dans lequel il se réfugie, se peuple « de créatures de la pire espèce », d’autant plus effrayantes quand elles n’ont pas encore de forme. Zoey précise ses hantises sous les traits de Skyd, personnage inspiré du jeu vidéo Zelda, être aussi sombre que douloureux, car ceux qui font souffrir l’enfant sont également ceux qu’il aime. Pourtant, l’énergie narrative, le regard mi-désolé mi-indulgent porté sur les personnages que croise Zoey, sa capacité d’émerveillement, par exemple lorsque, puni seul dans la bibliothèque, il a à sa disposition tous les livres intéressants, en particulier le guide des châteaux de princesses de Disney ou l’Encyclopédie des fées, tout cela fait que cette première partie est aussi plaisante et enthousiasmante que pathétique.

Kev Lambert (2024) © Jean-Luc Bertini, Les sentiers de neige
Kev Lambert (2024) © Jean-Luc Bertini

Les sentiers de neige subvertit le genre du conte de Noël dans la mesure où il exprime une magie précieuse et fragile tout en montrant combien la noirceur du monde menace sa finesse cristalline. Les trois parties du livre se coulent dans trois espaces. D’abord le déprimant Chicoutimi, ville de province et d’angoisse, à laquelle Kev Lambert avait commencé à régler son compte dans son premier roman, Tu aimeras ce que tu as tué, en recourant déjà à l’imaginaire pour exprimer l’esprit de l’adolescence. Ensuite, Zoey gagne la campagne forestière du lac Saint-Jean, peuplée de multiples « mononc » et « matante » à la fois platement banals et sauvagement étranges, très drôles et très justes dans la peinture de leurs défauts comme de leur humanité. Puis il rejoint une banlieue de Québec ennuyeuse et bien ordonnée, à l’image des parents d’Émie-Anne qui l’habitent. Chaque partie a sa langue : au français écrit et correct de la troisième section s’oppose l’oralité explosive et, pour le lecteur de France, magnifiquement déstabilisante, de la deuxième : « C’est eux-autres qui veulent se séparer, pis c’est à nous-autres de payer. Est où la logique ? – Sont ben en crisse. – Y a une méchante gang de folles dans société ». La première partie tient le milieu entre les deux autres, comme Chicoutimi se trouve entre la campagne et la capitale, interzone incertaine dans laquelle Zoey, pour y vivre, va devoir réconcilier imaginaire et raison.

La fête enneigée du lac Saint-Jean nous donne comme un aperçu du domaine d’un Père Noël pur radin, vu par le milieu de ses employés prolétaires, entre l’oncle au chômage, le père qui boit trop, la grand-tante hystérique et presque surnaturelle ou le cousin dyslexique. Au fond, l’imaginaire que se bricole Zoey pour abriter ses angoisses est aussi un imaginaire de classe : il ne le tire pas de la culture enfantine classique, mais essentiellement de jeux vidéo, et à une époque où ils ne s’étaient pas encore imposés comme une composante de la culture mainstream, puisque l’histoire se déroule en 2004-2005. Son monde, où la volontaire Émie-Anne accepte de l’accompagner avec enthousiasme, est précaire, menacé, parce que, autant qu’un espace alternatif au monde réel, il représente, et c’est là la subtilité du roman, l’esprit de Zoey lui-même, et d’Émie-Anne à partir du moment où elle le rejoint – leurs sensibilité, innocence, intelligence, joie, qui peuvent trouver la possibilité de s’exprimer ou être abîmées. Donner à cet univers angoissé, opprimé, bâti sur le modèle dévalorisé du jeu vidéo – parcours et portes dont il faut trouver la clé – autant de place qu’à la réalité, et même de plus en plus au fil du roman, jusqu’à ce que le monde normal des parents d’Émie paraisse creux et factice, est presque un acte politique, d’autant plus que Zoey, seul et ne se surveillant pas, peut y penser à lui-même comme à une « elle ».

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Il existe d’autres romans sur l’enfance incomprise, maltraitée, en butte au harcèlement, à la solitude – Émie-Anne, ayant été adoptée en Chine, craint d’être abandonnée –, à des atteintes plus graves encore. Mais Les sentiers de neige s’imprime dans l’esprit du lecteur par la délicatesse et la force vitale avec lesquelles Kev Lambert insère son monde imaginaire dans le réel. Comme un palais de glace si translucide que seul un regard attentif en distingue les contours éclatants. Regard qu’une adulte, la belle et souriante Josiane, finira par poser sur Zoey, en dépit des règles de la tribu Lamontagne : « On ne s’intéresse pas aux autres. On ne les questionne pas sur ce qu’ils vivent. On ne leur demande pas de dévoiler des souvenirs qui pourraient revenir chargés d’émotions ». Josiane, sorte de bonne fée, est, avec les enfants, la seule à apparaître dans les trois espaces, à pouvoir habiter à la fois la bacchanale périphérique, la raison centrale et la vie de tous les jours entre les deux.

Zoey et Émie-Anne restent humains au sens où ils sont ponctuellement capables d’actes stupides ou cruels. La sérénité qu’ils gagnent se teinte de la mélancolie de ce qu’ils devront abandonner en grandissant. Cependant, que Zoey ait réussi à formuler ce qu’il a subi, que lui et Émie-Anne aient obtenu la véritable attention d’une adulte, sont de grandes victoires, comme la façon dont Kev Lambert arrive à représenter ce que l’imaginaire apporte d’intime et de structurant : « Tout ce qui contribue à attiser l’espoir d’un destin utile et nécessaire transporte Émie, la dote d’une confiance qu’elle n’a pas quand aucune menace ne pèse sur ses parents, sur l’école ou sur le quartier. Lorsque Émie perd cette fonction d’héroïne, elle se met à se poser des questions désagréables ». La puissance d’émotion de son écriture fait qu’on le « suit dans les méandres souterrains, dans les sentiers de neige qui risquent à tout moment de s’effondrer ». Et c’est beau qu’ils tiennent bon.