Le romancier péruvien Gustavo Rodríguez pense-t-il comme Albert Camus qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide » ? Le fait est qu’il est surtout sensible à cette question majeure de nos sociétés, en mal de législation : le suicide assisté, autrement dit l’euthanasie, mais on sait le tabou ou la retenue qui entoure ces termes, c’est pourquoi le romancier parlera plutôt d’aide à la fin de vie pour finalement mourir dans la dignité.
Gustavo Rodríguez développe ici l’histoire d’une aide-soignante exemplaire à tous égards, Eufrasia Vela, qui a successivement la charge de plusieurs vieilles personnes qui remettent leur destin entre ses mains miséricordieuses. Et le récit, passionnant à plus d’un titre, est servi par un style à mi-chemin entre le documentaire et l’envolée lyrique. Le romancier, né à Lima, a à cœur de donner, au fil des pages, d’éloquentes images de cette ville qui nourrissait déjà son précédent roman, justement intitulé Les matins de Lima (L’Observatoire, 2020). Ici, dans Eufrasia Vela et les Sept Mercenaires, il privilégie ce quartier de moyenne bourgeoisie cher à Mario Vargas Llosa – sollicité au détour des pages : Miraflores. « Regarde-fleurs », s’il faut traduire, et c’est d’abord la beauté de la Lima historique, capitale de la vice-royauté aux temps de la colonie et du Carrosse du Saint-Sacrement, où, selon Mérimée, « il souffle un vent frais de la mer, et il n’y a pas un nuage dans le ciel ».
Mais voilà qu’au début de cette histoire, doña Carmen, qui vit sa maladie handicapante dans un bel appartement sur les hauteurs, ne voit à sa fenêtre plus rien de cette splendeur liménienne définitivement cachée par le béton d’un immeuble, et l’on sait avec quelle facilité les vieilles villes succombent à l’expansion démographique et à la construction anarchique de nouveaux lieux de vie : « Lorsque le métro aérien fut enfin inauguré après vingt-cinq ans de travaux, les applaudissements occultèrent les critiques qui reprochaient à son immense verrue d’entailler définitivement la ville. »
Et donc, Carmen vit désormais dans un lieu de mort, à l’ombre de la vie, au crépuscule de ses jours. La chute, dans son grand âge, entraîne une fracture de la hanche, et « de ça, on ne se remet pas », confie-t-elle à son aide à domicile, la gentille et dévouée Eufrasia. Restent les lectures et les souvenirs, sans parler des regrets : « Doña Carmen lui avait dit que Vargas Llosa avait vécu tout près d’ici : il le racontait même dans un livre. Cette idée lui plaisait, sentir qu’elle parcourait un territoire destiné au papier, être le personnage secondaire d’une œuvre écrite par quelqu’un d’immense, de puissant, presque un dieu. »
Cette mise en abyme permet à l’écrivain de témoigner au plus grand romancier du Pérou encore vivant sa dette et son admiration. Savait-il en écrivant ce livre que son idole venait de publier un ultime roman, Je vous dédie mon silence (Gallimard, 2025) qui célébrait la musique péruvienne, facteur d’unité nationale ? Toujours est-il que les pages romanesques résonnent ici des chansons de Libertad Lamarque, de Jorge Negrete, et des rythmes de Pérez Prado, l’inventeur du mambo – « ça vous faisait remuer des hanches comme si vous aviez le diable au corps », jette doña Carmen avec tous ses regrets de vieillarde entravée. Qu’est-elle devenue, cette femme cloîtrée, retirée du monde ? « Un petit tas de vêtements en boule sous la couverture… Son visage était ridé comme un poing ».
Au même étage habite un autre personnage dans une même déchéance avec sa douloureuse paralysie de la face, le docteur Jack Harrison, un égrotant qui ne vit que de whisky et de café au lait. L’auxiliaire de vie va donc traverser le couloir et lui apporter ses bons secours en usant, initialement, d’un stratagème : elle lui dit qu’elle a souvent mal dans le dos – en fait, un avant-goût de sa propre fin introduit dans la trame du roman comme un fil de mémoire, car ce mal, en dernier lieu, réclamera à son tour à cette bonne âme, après qu’elle aura expédié ad patres tant de malades et de perclus, le secours de son infirmière de sœur et de sa médecine sédative.
La fin « aidée » des deux premiers vieux, plausible ou traditionnelle, renvoie, pour tout cinéphile, à des images connues : Eufrasia donnera la mort tant souhaitée par doña Carmen en l’étouffant sous un oreiller, et l’on ne peut s’empêcher alors de voir le couple naufragé du film de Michael Haneke, Amour, et le vieux mari tuant du même geste son épave d’épouse. Quant au docteur Harrison, il s’éteindra comme le héros des Invasions barbares de Denys Arcand en phase terminale du cancer : la mort lente infiltrée dans les veines par les bons soins d’une infirmière au bras armé d’un philtre délétère.
Ce roman se lit à perte de souffle, jusqu’au dernier soupir de la protagoniste. D’une certaine façon, comme un thriller, en partageant la quête de cette Eufrasia que les mauvaises langues surnommeront vilainement « Eutanasia ».
L’auxiliaire de vie, menacée de perdre son emploi – sa mission ? sa vocation ? –, entre alors en service et en uniforme dans un EHPAD où vivent, ou plutôt survivent, ceux qu’on appellera les Sept Mercenaires, en pensant évidemment au film de John Sturges. Mais cette fois, ce seront eux, les résidents excédés de vieillesse et de maux, qui choisiront leur mort en ne laissant à « l’infirmière » qu’un rôle secondaire : celui de raccorder le pot d’échappement et sa vapeur mortifère à l’intérieur, dûment isolé, du combi Volkswagen où ils auront pris place : « Avant de partir, Eufrasia lança un dernier regard au combi. Les six [entretemps, l’un des sept mercenaires était mort de mort naturelle] passagers lui montrèrent leur profil, les yeux mi-clos, bougeant légèrement leur corps pour prendre la dernière position de leur vie. »
Les suicidés auront néanmoins laissé sous le siège de ce fourgon mortuaire une lettre explicative innocentant complètement l’exécutante, Eufrasia, qui, finalement, connaîtra le même destin, aussi digne que funèbre. Ce roman se lit à perte de souffle, jusqu’au dernier soupir de la protagoniste. D’une certaine façon, comme un thriller, en partageant la quête de cette Eufrasia que les mauvaises langues surnommeront vilainement « Eutanasia ». Aux ultimes accents d’une prose étincelante, Gustavo Rodríguez nous sert ce morceau de bravoure qu’on peut ressentir comme un thrène, un chant funèbre tout ensoleillé, un peu comme la scène terminale de Soleil vert (Richard Fleischer) qui fait défiler sur l’écran les images du vert paradis et de la beauté du monde tandis que la symphonie pastorale caresse les oreilles suicidantes où tous les bruits de la terre vont s’éteignant : « Durant les trois petites secondes avant l’extinction finale, l’esprit d’Eufrasia fit une incursion dans la vallée ensoleillée par la fenêtre ouverte, dans la scène d’un film dont le genre restait à inventer. Le ciel était infiniment plus bleu… Sur les coteaux resplendissants qui l’entouraient… des bougainvilliers multicolores se ramifiaient jusqu’à perte de vue et des centaines de perroquets volaient en couleurs ; la rivière brillait tel un diamant pur et sur ses berges poussait une mousse lumineuse et moelleuse comme une moquette d’hôtel. »
Et Eufrasia s’éteindra sur l’ultime image de son œuvre bienfaisante autant que charitable, « la beauté de voir, allongés au bord de l’eau, le docteur Jack et doña Carmen converser en riant sous la lumière d’un éternel été ». Le véritable mot de la fin, la phrase éclairante sur laquelle se referme ce livre, est néanmoins « ce grand mystère qui ne serait jamais résolu ». Car on ne saura jamais vraiment si la personne qui succombe de la sorte, avec l’aide d’une personne miséricordieuse, a véritablement demandé à mourir. Et ce roman péruvien, qui sollicite tellement les images éclairantes du cinéma, nous renvoie, peut-être, au film de François Ozon, Tout s’est bien passé, où « la Dame suisse », passeuse de vie à trépas, laisse bien le candidat à la mort dans sa chambre de clinique funéraire boire, par volonté propre, la cigüe. Ce roman venu du Pérou est donc à verser au dossier du débat actuel sur le suicide médicalement assisté. Mais qu’en retient-on, au bout du compte ? La célébration, jubilatoire même en pareilles circonstances, de la liberté essentielle d’un Moi qui entend régir sa vie, souverainement, jusqu’au dernier souffle.