Le sentiment des crépuscules, sixième roman de Clémence Boulouque, met en scène quelques vedettes de l’intelligentsia européenne de l’entre-deux-guerres, réunies pour une rencontre, véridique, à Londres, à la veille des hostilités. Cette fiction érudite, presque une pièce de théâtre avec la narration en voix off, est truffée de perles, vestiges d’une époque où il existait encore des passerelles entre diverses formes de savoir. C’est dire combien ce beau roman porte un regard nostalgique sur « le monde d’hier ».
Le sentiment des crépuscules se situe sous l’étoile de l’auteur de La place de l’Étoile, dont une citation se trouve en exergue : « Dans la lumière de fin d’après-midi, il m’a semblé que les années se confondaient et que le temps devenait transparent. » Ici, la transparence temporelle sert à saisir les contours d’un univers disparu.
Tout commence à quelques encablures de la maison de Freud, sur la Elsworthy Road, Stefan Zweig descend du taxi pour se dégourdir les jambes avant une rencontre angoissante. Il croise une mère et sa fille, celle-là dit à celle-ci : « Willst du heute Oma anrufen, oder ? » L’ambiance est établie : la Mitteleuropa exilée, l’univers polyglotte d’une Europe bouleversée. La mère, en s’apercevant que Zweig la comprend, se met à parler anglais, il se peut que le vieux monsieur soit un espion allemand, on ne sait jamais, il faut être prudent.
Deuxième chapitre, deuxième arrivée devant le 39, Elsworthy Road, celle de Salvador Dalí, « un homme en fil de tungstène, aux cheveux noirs et à la moustache en pointe » qui « appartient à la caste des gesticulateurs », accompagné de sa femme. Ce roman crépusculaire n’a rien d’évanescent : Clémence Bouloque esquisse des portraits en chair et en os de ses personnages, ils incarnent non seulement des qualités, ils pèsent physiquement, comme au théâtre. La romancière, professeure de religion à l’université de Columbia, était une amie proche de Philip Roth, elle partage l’intérêt de l’auteur de La leçon d’anatomie pour le corps : nos idées ne s’enracinent-elles pas dans notre organisme ? En pointant les « gesticulations » de Dalí, ainsi que le profil « élancé » de son épouse, elle évoque en creux les lignes sinueuses de l’artiste.
Rejoint par Edward James, poète britannique et mécène du mouvement surréaliste, le groupe sera reçu par Anna et Sigmund. Si la psychanalyse nous enseigne une seule chose, c’est la primauté de l’ambivalence, abondamment présente au 39, Elsworthy Road. Au sujet de James, elle renvoie en partie à une histoire d’amour ratée entre lui et Anna : à l’été 1914, lors d’une croisière sur la Tamise, il se préparait à enlacer la fille du maître, alors que celle-ci, angoissée, baissait le regard, en pensant à l’injonction paternelle de ne pas lui céder. Que se serait-il passé, se demande-t-elle vingt-quatre ans plus tard, si elle avait levé les yeux et trouvé les siens ? Avait-il pris son mutisme pour de l’antipathie ? Ernest Jones est également vu de manière ambivalente pour sa « traîtrise » : il avait aidé « l’ennemie Melanie Klein », en la présentant comme une disciple tandis qu’elle « s’employait à abimer les théories freudiennes ».
Zweig non plus n’est pas épargné d’un regard critique chez les Freud. Sigmund avait laissé à Vienne son exemplaire de La guérison par l’esprit, un recueil d’essais composé d’une trinité bizarre : Franz-Anton Mesmer, Mary Baker Eddy, et le père de la psychanalyse, celui-ci décrit sur quarante pages « embarrassantes de superlatifs ». Freud y paraît comme petit-bourgeois et ascète. Après la parution du recueil, Freud avait pris ses distances avec l’auteur, pourtant il garde un lien inexplicable et indéfectible avec Zweig. Il voit clairement combien Stefan souffre de son besoin d’aider les autres, et interroge la part de masochisme dans l’altruisme, suggérant à Anna : « Tu devrais faire de Zweig un cas clinique pour la suite du Moi et les Mécanismes de défense. »
Autant ce livre fictionnalise un conflit d’idées, autant il reste collé au concret : « Kaffee und Kuchen ? », demande Freud. « Non, père, répond sa fille. Ça c’était Vienne. Ici, c’est thé et scones. » Freud évite de toucher aux friandises, l’échange avec sa fille servait à cacher son « infirmité », issue de ses recherches précoces sur la cocaïne, en partenariat avec Wilhelm Fliess, qui lui avaient laissé une addiction et des séquelles : la drogue lui a creusé le palais. Boulouque décrit l’intérieur de la bouche freudienne avec la précision implacable de Roth : « La cavité est de plus en plus profonde, les opérations se succèdent et ne font que la poncer davantage. L’ablation d’une partie de la mâchoire et du palais a eu pour résultat une fusion de la cavité nasale avec la cavité orale. Alors il a fallu lui insérer cette prothèse qui cloisonne et sépare la bouche des fosses nasales […] Personne d’autre qu’Anna ne sait placer ce faux palais, et personne ne peut imaginer ce qu’il lui en coûte d’appliquer l’orthoforme sur la mâchoire chaque nuit… »
Le déclin du corps n’est qu’un exil de plus : la vieillesse est un pays aliénant. Clémence Boulouque, exilée à New York, fait sentir le poids de l’éloignement : « L’exil vous retire le luxe des illusions, plus encore que la psychanalyse : Anna ne peut que constater que les épreuves ne rendent en rien les individus meilleurs. »
Le parti pris de montrer les faiblesses de ces génies dépaysés fonctionne, ils deviennent d’autant plus séduisants, le lecteur ne peut que regretter une époque où peintres, romanciers et psychanalystes se sentaient liés par une quête de sens.