La première édition du précieux Poésie du gérondif de Jean-Pierre Minaudier (2014) portait un sous-titre qui le décrivait bien : « Vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots ». La nouvelle édition l’a conservé – tant mieux – mais a changé le format du livre, la couleur et le dessin de sa couverture – dommage.
La nouvelle typographie bicolore est élégante, l’inclusion de nouvelles considérations et « trouvailles linguistiques », dont une belle note 74 de trois pages en commentaire de l’écriture inclusive en français, est bienvenue ; mais l’ouvrage, maintenant impossible à glisser dans la poche, est moins joli. On ne peut pas tout avoir, dira-t-on ; pourtant, on aurait pu. Tant pis, et que ceux qui possèdent la première édition la conservent soigneusement.
Jean-Pierre Minaudier, historien de formation, est un passionné de langues et un grand collectionneur d’ouvrages de linguistique : il dit en posséder aujourd’hui 1 454 (soit 150 de plus qu’en 2017, date de la première édition du livre) portant sur 1 015 langues (80 langues de plus). On suppose que, comme 6 000 à 7 000 langues sont aujourd’hui parlées dans le monde, l’auteur aura prévu quelques rayonnages supplémentaires pour accueillir les grammaires qui lui manquent. Il avoue cependant que seules 71 familles de langues ne sont pas couvertes par les ouvrages de sa bibliothèque et qu’elles appartiennent presque toutes à des isolats papous non encore étudiés. En l’attente de ces futures grammaires, il est étonnant que l’auteur dise un peu plus tard se refuser, pour cause de « prix relevant du grand banditisme », à s’acheter le Handbook of Formosan Languages (en trois volumes) nouvellement paru, qui – vérification faite sur internet – ne coûte que 1 290 $. L’économie qu’il réalise sur les grammaires de Nouvelle-Guinée non encore écrites n’excuserait-elle pas un petit caprice formosan ?
Sans doute. Mais qu’importe, puisque dans Poésie du gérondif, Minaudier propose avec générosité et un humour parfois un brin exténuant de partager son bel enthousiasme pour les langues (toujours soutenu par de solides connaissances). Attaché à montrer l’extrême beauté et variété de celles-ci et à expliquer les spécificités de leurs fonctionnements, phonétiques, morphologiques ou syntaxiques, il réussit à s’adresser à un public averti comme non averti. L’utilisation de notes lui permet, tout en demeurant dans la même tonalité drolatique, de séparer les considérations les plus « savantes » du reste du texte et ainsi de contenter à la fois ceux qui veulent du « dur » et aiment maintenir le cap sur Sapir, Whorf, Chomsky…et ceux que le « théorique » effraie.
L’ouvrage suscite d’abord notre émerveillement au fur et à mesure qu’il dégage telle ou telle surprenante caractéristique des langues les plus rares, les plus éloignées des nôtres : le chinantèque, langue otomangue du Mexique, possède le plus grand nombre de tons ; le !xoon, langue koïsane de Namibie et du Bostwana, utilise 117 ou 126 consonnes et 44 voyelles – le français, par comparaison, 18 consonnes et 13 ou 14 voyelles ; le bezhta, du Caucase du Nord, fonctionne avec des déclinaisons qui ont jusqu’à 60 cas ; le kalam de Nouvelle-Guinée utilise seulement 130 « verbes », mais une grammaire « obèse »…
Son but n’est toutefois pas d’entreprendre une chasse au record, ou à l’exception, bien que celle-ci soit passionnante et pleine d’imprévus, mais de dissiper des idées préconçues sur les langues (voir, par exemple, p. 57-59, l’aimable philippique sur la parenté basque/hongrois) et d’en offrir de nouvelles plus conformes à la science. Le but est aussi de fournir quelques notions sur leur histoire, leur déplacement, leur collecte, leur déchiffrement, etc. Mais, avant tout, ce que souhaite l’auteur, c’est de faire admirer l’extraordinaire inventivité dont elles font preuve dans leur façon de se mettre en système. Ainsi, comme nous le savons, mais pas avec cette précision passionnante, telles langues sont plus riches dans la description de l’espace, telles autres dans celle du temps ; certaines sont rétives aux mots d’origine étrangère ; un bon nombre ne distinguent pas le genre, et d’autres (le bibua, le kurde et le cèmunhi), parlées par des sociétés « pas spécialement féministes », utilisent le pluriel féminin pour désigner des groupes mixtes, etc. À quel degré, alors, peut-on dire que les grammaires influent sur les mentalités collectives ?
Voilà qui incite aussi à réfléchir sur la manière volontariste dont on a parfois voulu refaçonner les langues. L’exemple classique de désastre, signale le livre dans sa note 9, est « le massacre de la langue turque par les kémalistes dans les années 20 » et l’exemple de succès relatif, parce que non sous-tendu par un projet politique nationaliste, celui de la « rénovation de l’estonien ». On aimerait en savoir plus.
Et c’est bien là une des réussites de Poésie du gérondif, il donne envie d’aller plus loin et le permet d’ailleurs grâce à ses notes amènes. À qui n’en aurait pas envie, il permet de s’arrêter et de rêvasser. De rêvasser aux Navajos, par exemple, qui pour dire « tank » disent « véhicule qui glisse sur le sol avec de gros fusils dessus » soit chidínaana’na’ibee’eldōōhtsohbbikáá ‘dahnaaznilígli (sans doute ont-ils recours à une abréviation ou au mot anglais dans leur vie guerrière). De rêvasser aux linguistes dont les préoccupations se révèlent dans leurs livres, tout autant que les mythes et obsessions locales des humains dont ils décrivent les langues. Ainsi, dans certaines grammaires, les exemples, classés suivant la leçon qu’on peut en tirer, créent-ils un monde imprévu et bizarre produisant le même effet que la classification des animaux selon Borges, tandis que dans d’autres un féroce désir scientifique transforme les pages en poésie lettriste. À combien d’aventures ces ouvrages ne convient-ils pas !
En tout cas, Jean-Pierre Minaudier serait certainement d’accord avec Gertrude Stein qui disait : « Je ne connais rien de plus enthousiasmant que l’analyse des phrases », mais son goût de la fantaisie et du lâcher-prise l’empêcherait de l’être avec la seconde partie de la déclaration de l’Américaine : « On est alors en complète possession de quelque chose et incidemment de soi-même ». Ce n’est pas le plaisir de « posséder », donc de maîtriser, qui anime Minaudier mais la jubilation de discuter avec d’autres sensibilités et intelligences que les siennes, celles des langues. Eh oui ! Voilà qui permet d’habiter plus amplement la vie.
Somme toute, Zein ederra den gerondikoaren poesia eta zein bizia gramatika ! (Vive la poésie du gérondif et vive la grammaire !), comme on dit en basque, langue que l’auteur de Poésie du gérondif enseigne aujourd’hui.