Aujourd’hui, notre chronique s’ouvre sur un livret d’Olivier Cadiot, se poursuit avec une nouvelle d’Alexandra Kollontaï, des poèmes de Fernando Renjifo, un texte de Pablo Casacuberta et s’achève avec un essai d’Elias Jabre.
Cet opuscule pourrait servir de marque-page à Au-delà du style, recueil de conférences et d’entretiens de près de 600 pages signé Morton Feldman. Mais sa taille est trompeuse : Pour Mahler est le livret d’une pièce composée par Joce Mienniel, une réécriture du Chant de la terre de Gustav Mahler et un millefeuille (samples, cut-up, palimpseste).
Le livret originel de 1911 était déjà une étourdissante superposition d’écrits : des poèmes de l’époque Tang, principalement composés par Li Bai (ou Li Po), traduits en français par Judith Gautier vers 1867 (et Léon d’Hervey de Saint-Denys), traduits ensuite en allemand par Hans Heilmann au début du vingtième siècle, adaptés par Hans Bethge, remaniés par Mahler pour en faire sa neuvième symphonie sans oser lui donner ce nom.
Au lieu de traduire une fois de plus ce texte en français, à la demande de la Fondation Royaumont, Olivier Cadiot a préféré en proposer une version nouvelle, une version cadiotesque : il y mêle des souvenirs des Psaumes traduits naguère par lui-même, des citations de Nietzsche, des Rückert Lieder ou de quelques ouvrages d’Olivier Cadiot. Le « pavillon de porcelaine », né d’une erreur de traduction reprise par Mahler, fait son apparition page 23, au chapitre « Jeunesse ». Comme il est question de douleur, d’adieu, d’automne et de beauté, le ton est plus grave ; il reste pourtant joueur et, surtout, musical. « Je suis une chanson d’alcoolique. J’espérais un geste – et rien. Cri de mes lèvres. Désert en un instant. » En bis, ou en postface, David Christoffel (un millefeuille lui-même : écrivain, compositeur et musicologue) ajoute un commentaire, bien dans sa manière, vif et savant : on y apprend quel gruppetto relie Le chant de la terre au Parsifal de Wagner. Pierre Senges
Alexandra Kollontaï, figure majeure de la pensée féminine révolutionnaire russe, a écrit cette nouvelle entre 1918 et 1922, c’est-à-dire en pleine révolution et guerre civile, puis dans le reflux et l’apaisement de la « Nouvelle politique économique » (NEP). Une période que symbolise le retour au sapin de Noël au moment du Noël orthodoxe. Les vétérans et les plus jeunes se retrouvent pour entendre la « Grand-mère rouge leur conter la glorieuse année 1917 ».
On lit dans ce texte les nostalgies de Kollontaï pour la Révolution certes, toute la Révolution, mais sans la marque de Staline. La Révolution retrouvant et recouvrant la tradition. Grand-mère, racontez-nous et fixez cette belle légende avant que ne se profile Staline, avant que tout ne soit rejeté à une histoire ancienne, « même la Tchéka », et qu’on ne garde que la « Commune ». Kollontaï appelle à ne surtout rien évincer « car on ne vit pas pour ce qui a déjà abouti, mais bien pour la lutte sans fin, et pour la quête fiévreuse et perpétuelle ! ». Celle, par exemple, des marins de Cronstadt et leur rêve impossible de Soviets sans les Bolcheviks. La vocation des partis étant de confisquer le peuple.
Ambassadrice en Suède du Saint-Siège moscovite, Kollontaï échappe aux proscriptions staliniennes. En 1921, Anatole Lounatcharsky écrivait : « Il nous faudra attacher le nœud principal de notre culture au point précis où s’éteint le matin court et lumineux de la révolution bourgeoise. » La même année, Kollontaï écrivait sans doute son conte de Noël communiste. Intentionnellement ou non, elle réunit deux mouvements en un seul grand courant agité. Pourtant si clair d’intention.
Par-delà son petit récit, Alexandra Kollontaï invite à revenir à son œuvre et à ses luttes révolutionnaires et féministes liées. Mais aussi à une réflexion sur l’unité et les divisions de l’Histoire, afin de mieux « réhabiter la vie » (Lounatcharsky). Kollontaï et Lounatcharsky sont certainement proches par bien des aspects, dont l’appropriation de la culture : c’est ici le geste même du conte de Noël de Kollontaï et son annonce d’une vie meilleure et corrigée, réunifiée à certaines valeurs fondamentales du passé. Christian Mouze
Si Hélice, paru en 2005 en Espagne, est le premier recueil de poèmes du dramaturge, metteur en scène, traducteur et poète hispano-péruvien Fernando Renjifo, ce n’est pas le premier de ses écrits. Formé en philosophie et en philologie hispanique, l’auteur avait publié auparavant, en Espagne et au Mexique, de nombreux textes pour le théâtre. Hélice fait ainsi montre d’une tenue et d’une maîtrise de l’écriture poétique qui viennent de loin, nourries des pratiques artistiques de son auteur et de son intime connaissance de la poésie hispanique – et de bien d’autres traditions poétiques.
L’absolue prouesse de ce livre, c’est de parvenir à une profondeur méditative de la pensée, zébrée d’éclats et d’élans lyriques, par le biais d’une extrême condensation de l’expression. Minimaliste, l’écriture se lit parfois en vers isolés, au début et à la fin du recueil, parfois en stances fougueuses, vers son milieu.
Pourquoi l’image, conceptuelle, de l’hélice donne-t-elle son titre au recueil ? C’est, peut-on conjecturer, que la pensée et la parole y tournent, telles des pales, en quête d’une justesse du dire, prenant leur élan, trouvant une vitesse qui lentement décroît. C’est sans doute aussi que le mouvement giratoire de cette hélice brasse l’air, aérant les vers isolés ou les poèmes brefs, donnant au lecteur et, avant lui, au poète, le temps de méditer sur chacun. Car le temps qu’embrasse le recueil est pluriel : c’est celui de l’espèce humaine, des origines au présent, et c’est celui du « je » qui médite et écrit au fil d’une saison très chaude. L’espèce est allée vers la parole, la loi, le nombre, mais aussi vers le leurre en perdant de son animalité – comme le constate le premier vers, nous sommes « partis du chaos » et « avons déchu ».
Le « je », qui en dresse le constat, forcé d’admettre la précarité de l’humain, privilégie la confusion et la contradiction qui animent son dire : « Si j’étais capable d’un discours clair / je refuserais ». De sa rébellion face à l’ordre trompeur, il fait profession de foi, proclamant entre parenthèses : « (je me joins aux dissidents, soupçon et contradiction) » ; ou affirmant sa mécréance : « (je ne crois ni à la justice ni aux jours fériés) ». L’alternance entre le « nous » de l’espèce et le « je » de ce témoin, qui se situe et nous situe en elle, fait tout le prix de ce recueil. Que reste-t-il à l’espèce ? Le désir, qui continue de palpiter. Que reste-t-il au « je » ? La conscience de son insignifiance mais aussi son bienheureux abandon à « l’odeur de monde », son consentement au hasard et à la gratuité de l’être. Florence Olivier
Le Liban retrouve la guerre. Un de ses fils, le quittant pour la France quelques mois après sa naissance, devenu depuis philosophe et psychanalyste, mais aussi romancier, aujourd’hui, est en guerre contre la guerre, comme Derrida disant être « en guerre contre lui-même ». Il cherche, loin des réconciliations pleines d’arrière-pensées, des pieuses paroles sur la cohabitation multiculturelle et multiconfessionnelle, qui n’arrêteront pas la guerre, à atteindre les logiques secrètes des « noms » qui la motivent.
Elias Jabre ne veut pas la paix, il ne veut pas d’une paix qui ne serait qu’une interruption de la guerre. Mais, pour parvenir à révéler ce qui entretient la guerre, une politique de l’inconscient hantée par des fétiches, le souverain, le frère, la loi, etc., il faut mener une « bonne guerre », celle de la pensée, celle de « l’explication » (le mot de Heidegger pour traduire le polemos héraclitéen) avec… Il faut même la répandre, si l’on tient aux chances de la « démocratie à venir ». Au croisement de la philosophie et de la psychanalyse, pratiquant une lecture synchronique des grandes signatures de la philosophie française de la fin du XXe siècle, Derrida, Deleuze et Guattari, Foucault, Paul de Man, sans que l’on doive parler de génération, ce que Derrida récusait, Jabre met à l’épreuve des thèses, sème le « trouble » dans l’interprétation de textes que traversent souvent les mêmes problématiques.
On peut au moins distinguer deux situations : celle des rapports entre le binôme Deleuze-Guattari et Derrida et celle des relations entre Foucault, de Man et Derrida. Autant, à plusieurs occasions, Derrida s’en prend à Foucault, autant il est un lecteur extrêmement attentif de Paul de Man, autant, avec le binôme, tout semble se situer dans un registre que Jean-Luc Nancy a désigné comme celui des « différences parallèles » : les « deux D [Deleuze/Derrida] de la philosophie » partagent et se partagent le « temps [post-hégélien] de la différence », mais « sans commune mesure, sans aucun point commun, ainsi qu’il advient pour les parallèles. En même temps, d’une pensée l’autre : depuis l’une, l’autre ne cesse pas d’être en vue, quand bien même elle reste inidentifiable, inassimilable, peut-être même impossible à reconnaître » (dans Derrida, la tradition de la philosophie, Galilée, 2008).
Faut-il alors « traduire » ces auteurs l’un à l’autre, ou les dissocier radicalement ? Ils ont pu, ces textes, ces thèses, cohabiter dans le même intervalle, voire être coprésents par allusion ou citation. Jabre choisit une troisième voie. Ils vont faire l’objet d’une expérience (au sens expérimental) de frottement (plutôt que de rapprochement), de chauffe mutuelle (plutôt que de superposition), de tout un ensemble d’opérations qui tiennent de la chimie (composition) et de la métallurgie (résistance) destinées à mesurer qui s’en sort le mieux au regard des exigences « d’une autre politologie répondant aux maux de notre temps, pour une démocratie à venir ». Richard Figuier
Que se passe-t-il quand on est poussé à devenir l’écrivain fantôme de l’écrivain fantôme d’une star du « développement personnel », et que l’on poursuit ce faisant l’ambition d’écrire des livres capables d’établir des ponts entre neuro-sciences et sens de la vie, entre synapse et signification, entre thermodynamique et agentivité ? Le tout en perdant un à un tous les repères d’une vie établie (mariage, parenté, travail de laboratoire) au profit d’une dérive mentale et discursive orchestrée par une conspiration de figures tutélaires (psychanalyste, éditeur et rabbin), dont on ne sait pas bien ce qui les anime, ni si, en étant porteuses d’un messianisme du quotidien, elles lui veulent du mal ou du bien ?
Le dernier livre (habilement traduit par François Gaudry) de l’uruguayen Pablo Casacuberta est un exercice d’ironie mordante et tendre inversant tous les topoï du développement personnel pour placer paradoxalement son narrateur, d’échec en échec, en position de mener enfin – selon le mot d’ordre de celle dont il est devenu le fantôme au second degré – une « vie pleine de sens ». David Badenbauer est un homme sans qualités et un esprit sans repos, père et mari absent d’être trop présent à lui-même, laborantin mesurant sa capacité de croyance à 2,5 sur 10, et écrivain raté auquel l’auteur, son antithèse, finit par accorder la grâce de trois paragraphes acceptables. Ce qui n’est pas donné à tout le monde. Emmanuel Bouju