Ce 19 octobre, Pierre Alechinsky a fêté son quatre-vingt-dix-septième anniversaire. Il a pris l’habitude de célébrer ce genre d’évènement en donnant une exposition dans sa ville natale de Bruxelles. Cette année, la Fondation Boghossian l’accueille dans la villa Empain avec une exposition intitulée Alechinsky, pinceau voyageur. Lieu dédié à la rencontre et aux dialogues entre les cultures d’Orient et d’Occident, les peintures d’Alechinsky découvrent ici un espace qui relance le thème du voyage sur les traces des calligraphes japonais et de ses amis poètes, comme Henri Michaux et Christian Dotremont, ou encore ses amis « orientaux », comme Joyce Mansour, Amos Kenan et Salah Stétié.
Le voyage est au centre de la peinture. Contrairement à l’écriture, où l’œil doit suivre une certaine ordonnance de la ligne et du signe, la peinture permet à l’œil de tracer ses propres voies et de circuler librement à travers l’étendue de la toile. Le tout est dans la posture, la manière de tenir le pinceau, son ouverture et sa détente, la fluidité avec laquelle le geste fait éclater le pigment. Le paradoxe est qu’Alechinsky emprunte ses outils aux calligraphes japonais, non pour y rechercher la beauté parfaite de la « belle-écriture », mais pour y suivre librement une expérience continue des deux mains. Ensuite, il y a un regard forgé par les routes du voyage poursuivi. Après quelques brèves années d’intense apprentissage auprès de Cobra, serpentant entre les capitales du Nord, entre Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, la lecture d’Un barbare en Asie d’Henri Michaux incite Alechinsky à prendre le bateau pour le Japon. Durée de la traversée : un mois, au cours duquel il lit Du côté de chez Swann, regrettant de ne pas avoir emporté les dix-sept autres volumes de la Recherche. Il y tourne son premier film, Calligraphie japonaise, et découvre un Japon « mental » qui ne le quittera plus [1].
Derrière les dates et les lieux, les noms de ports d’embarcation et de destination, il y a un autre voyage qui se déroule à travers ces tableaux. Celui d’une destitution et l’effort du peintre pour retrouver ce qui fut perdu. C’est ainsi que l’on pénètre le sens de ce voyage du pinceau. En 1946, lors d’une séance de nu à La Cambre, Alechinsky trace au pinceau et à l’encre de Chine le profil d’un dos féminin lorsque le professeur lui dit : « “Ici, pas de pinceau. Un crayon bien taillé et une seule ligne sans lever la mine du papier”. J’acceptai d’obéir à mon maître, sans savoir qu’il faudrait retrouver ce qu’il venait de me faire perdre ». Cet interdit ressemble fort à celui qui, quelques années plus tôt, fit d’Alechinsky un « gaucher contrarié », lorsque l’écolier gaucher fut forcé d’apprendre à écrire de la main droite, conservant sa meilleure main pour le dessin. Le voyage du pinceau et l’ambidextre vont main dans la main. Le tableau Marseille-Yokohama marque donc la réponse à cette petite dame vue de dos, car il atteste le départ du premier voyage au Japon en 1955, où Alechinsky fréquente et filme les nouveaux calligraphes rassemblés autour de Shiryū Morita et sa revue Bokubi (Le Plaisir de l’encre). Différentes toiles cristallisent ce moment, comme Orientaliste désorienté de 1956, l’énigmatique Sumi – qui désigne l’encre calligraphique au Japon – ou encore Mes pays de 1957, une grande encre qui propose une vue cosmique de mondes flottants, archipels entre lesquels le voyage du pinceau retrouve ici le pays de l’encre.
Avant de reprendre le chemin du retour, Alechinsky reçoit de Shiryū Morita un pinceau de calligraphe. Ce geste du maitre marque la continuité d’un lignage, un pont entre Orient et Occident. Premier temps du retour du pinceau. Un second cadeau fut un rouleau calligraphique offert par Toko Shinoda, des encres qui sont accompagnées par ces mots : « Faites-en ce que vous voulez ». Après un long voyage de retour au bord du Cambodge, le peintre finit par oublier le précieux rouleau dans la rue devant la grille de sa maison parisienne, pour découvrir le lendemain matin que les éboueurs ont bien emporté le précieux trésor. Ce second don correspond à une nouvelle perte, comme si Alechinsky, qui a hérité des outils du calligraphique, le pinceau et l’encre de Chine, devait continuer à peindre à l’huile pendant les prochaines dix années, avant de basculer définitivement vers l’acrylique et le papier et de retrouver définitivement les gestes et la posture du calligraphe japonais. Ce moment est celui de Central Park, où, dans l’atelier de son ami chinois Walasse Ting à New York, il peint un monstre jailli de la topographie du parc urbain, sorte de fantôme du serpent Cobra. Dès ce moment, le pinceau induit la posture. Alechinsky peindra sur une feuille de papier posée directement sur le sol, tenant dans sa main droite le bol d’encre ou de couleur, dans la gauche son pinceau japonais. « Neuf centimètres de poils de chèvre montés sur dix-neuf centimètres de bambou premier choix. »
Le voyage du pinceau dès lors se poursuit, à travers d’anciennes planches d’atlas géographiques, ou encore sur des cartes de navigations aériennes périmées de l’OTAN, qui semblent emporter la préférence du peintre. Le pinceau voyage entre les Murs et dunes d’Aden, où il salue au passage l’ombre de Rimbaud – un ami de Christian Dotremont qui emprunta parfois son nom pour s’écrire une correspondance imaginaire –, avant de poursuivre son trait jusqu’à New Delhi surplombée (1981), où Octavio Paz retrouve Henri Michaux, Lokenath Bhattacharya ou Julio Cortázar. Finalement, le pinceau vire au Nord et remonte vers Buthan (1981), au seuil du grand empire de Chine. C’est en effet à Pékin qu’Alechinsky viendra en 1988, à l’occasion d’une exposition organisée par l’École des beaux-arts de Pékin, et qu’il y découvre un vieux temple où sont entreposées des cloches. Le peintre recourt à l’ancestrale technique de l’estampage pour prendre des empreintes de ces anciens bronzes et des plaques du mobilier urbain qui fleurissent dans ses tableaux.
C’est l’époque des peintures à bordure, lorsque la couleur glisse vers la bande extérieure du tableau, laissant la nuit de Chine investir le centre du tableau, comme son lieu de naissance. Empruntes aux formes flottantes (« la mer, les oiseaux, les nuages »), d’autres deviennent métaphysiques, comme Escale chinoise ou Ubu en Extrême-Orient de 1991, où le peintre découvre la gidouille du père Ubu dans un estampage chinois. Si Alechinsky donna quelques encres pour l’édition du centenaire d’Ubu roi en 1995, cette fascination pour la gidouille aux années Cobra, où Alechinsky hébergeait dans sa cuisine un jeune ami ethnographe qui s’ingéniait à découvrir la spirale ubuesque parmi les insignes des anciennes royautés africaines. Ici, on voit comment les formes voyagent de tableau en tableau et finissent par se cristalliser en une grammaire des métamorphoses, dont les huit panneaux de Vocabulaire de 1986 offrent un premier catalogage. Du volcan qui évolue comme une coiffe de Gille de Binche à l’arbre qui embrasse l’air ou les plaques d’égout qui conduisent les eaux vers la mer, le voyage du pinceau suit ce déplacement de la matière des éléments. Et puis le bestiaire n’est jamais loin, comme dans cette œuvre plus récente, la Mante athée de 2024, où l’insecte retrouve tout le mordant du serpent.
Le pinceau propose ici aussi un voyage intérieur, plus intime, par lequel le peintre tente de se retrouver au-delà de la perte et de la mort. C’est l’hommage rendu à son père dans La Mer noire de 1990, qui évoque son départ de sa Crimée natale pour une destination inconnue, seule connue par le flot des vagues noires sous un ciel étoilé. En écho, le tableau Comme elle partait offre un hommage à sa femme, Micky, disparue l’année dernière, et dans une palette similaire propose la grande forme enlaçante d’une veloute qui progresse dans la nuit, avant de s’effacer comme le voyage d’une vie. En effet, c’est elle qui disait au peintre quand un tableau était fini, quand il était temps de poser son pinceau.
Afin de donner un nom à ce grand voyageur, Hélène Cixous suggéra la figure d’« Ulysse Alechinsky », qui de vie en vie progresse et traverse ces mers d’encre et de couleurs, se réinventant au cours de chaque étape. Combien de vies n’a-t-on pas accumulées à l’âge de 97 ans ? Ici, le voyage du pinceau relance l’odyssée, avec ces éclats de rouge pourpre et de bleu dans lesquels éclot tout l’Orient d’Alechinsky, un Orient de couleurs qui nous invite à suivre le trait d’une rivière qui devient un serpent, puis un volcan, avant que la fumerolle n’indique un navire voguant sur une mer d’encre de Chine.
[1] Ce Japon mental s’incarne dans les amitiés orientales d’Alechinsky, comme le sculpteur Shinkichi Tajiri avec lequel il expose en 1953 sous le titre « L’Arbre et l’Arme », ou le peintre japonais Yasse Tabuchi dont le père accueille les toiles d’Alechinsky dans la Galery Nabis à Tokyo en 1955. Enfin, Wallace Ting, peintre d’origine chinoise avec lequel Alechinsky exposera, créera des peintures à quatre mains. C’est dans son atelier à New York qu’Alechinsky peint Central Park, entamant sa conversion vers l’acrylique et la peinture sur papier.