Avec ce quatrième tome, l’édition des Œuvres d’Emmanuel Levinas, inaugurée en 2009, entre dans l’horizon des grands textes. C’est toute l’élaboration, l’édition et la réception de Totalité et infini que nous livre ce volume. De la première version aux épreuves, des notes concernant Franz Rosenzweig au dossier de soutenance, on pénètre peu à peu dans l’intimité de pensée d’un « Levinas au travail ».
Dans ce dernier volume, c’est la galaxie textuelle tournant autour de Totalité et infini. Essai sur l’extériorité qui nous est révélée. EaN n’avait pas encore eu l’occasion d’évoquer cette entreprise, puisque les trois premiers volumes parus se sont échelonnés entre 2009 et 2013, le premier recueillant des inédits du temps de la captivité durant la Seconde Guerre mondiale et des notes philosophiques allant de 1949 à 1962, le tome deux rassemblant les conférences données au Collège philosophique de Jean Wahl entre 1949 et 1967, et le troisième se concentrant sur l’œuvre littéraire (poèmes, romans inachevés) ainsi que sur des considérations sur le thème de l’éros (thématique que l’on retrouvera dans Totalité et infini). S’agissant d’un des plus grands philosophes français du XXe siècle, on ne peut qu’être impressionné par la réalisation progressive de ce projet colossal (sept volumes étaient prévus en 2009) et il faut en remercier les héritiers, saluer l’éditeur Grasset ainsi que l’IMEC où sont déposées les archives, et dire notre gratitude au comité des éditeurs scientifiques présidé par le philosophe Jean-Luc Marion.
D’un point de vue éditorial, ce qui semble caractériser cette ambitieuse opération, c’est son instabilité. Elle n’est pas le fait d’une inconséquence, mais elle est inhérente à la difficulté de réunir une œuvre close, il n’y a pas trente ans, avec la mort de Levinas en 1995. Délai somme toute assez court pour réunir l’ensemble d’un corpus, compte tenu des questions de droits, d’accessibilité des sources, etc. Le projet nait d’abord comme une volonté, exprimée par Jean-Luc Marion dans la préface générale située en tête du premier tome, d’œuvres complètes, divisées en deux sections : les inédits et les textes publiés par l’auteur ; puis à mesure qu’il avance, il paraît se recentrer ‒ mais sans doute provisoirement au gré de ce que les contraintes rendent possible ‒ sur la publication des inédits (de toutes sortes : cahiers, fiches, notes, etc.), c’est-à-dire donner à lire les archives, pas seulement le Nachlass comme disent les Allemands, l’héritage, le legs, mais les « échafaudages », pour reprendre un terme par lequel Levinas désigne sa méthode phénoménologique qui « énonce des concepts sans jamais détruire les échafaudages qui mènent jusqu’à eux », ou bien les « concrétisations » par lesquelles l’intention de significations traverse le « lacis des circonstances ».
D’autre part, la publication des inédits permet de ne pas imposer au travail de Levinas une « téléologie trop rigide » et de se « laisser surprendre par des chemins inattendus », selon les propos de Jean-Luc Marion en ouverture d’un dossier consacré aux deux premiers volumes des œuvres, mais qui peuvent s’étendre à l’ensemble des quatre volumes (cf. Cahiers de philosophie de l’université de Caen, 2012, n° 49, en ligne). Il faut ajouter un point qui accentue encore l’importance de cette édition, et dire avec Miguel Abensour qu’elle est propre à « débanaliser » (voir le dossier Levinas de la revue Europe, nov.-déc. 2011, dirigé par Danielle Cohen-Levinas) la pensée du philosophe trop souvent simplifiée en thèses lénifiantes.
Ce tome ne reproduit donc pas Totalité et infini, mais donne à lire la genèse de l’ouvrage, déjà lisible dans le tome 1 (la liasse C dans la partie III, « Notes philosophiques diverses ») et dans le tome 2 réunissant les conférences qui comportent d’importantes « traces », selon le mot des éditeurs, de l’élaboration contemporaine du grand livre. À sa reprise, les éditeurs ont donc préféré, selon la logique même du recentrage évoquée plus haut, « faire apparaitre la lente maturation [tenant compte des deux volumes précédents], la production et l’immédiate réception d’un ouvrage sans équivalent au XXe siècle ».
Ainsi, les éditeurs nous offrent, en plus des variantes présentes dans les trois versions dactylographiées et dans deux jeux d’épreuves, une « version précoce » de Totalité et infini, intitulée « L’Être extérieur », probablement datée de la fin 1952, texte important repris en partie seulement dans l’œuvre définitive, comme en témoigne le tableau comparatif des correspondances avec cette dernière, très utilement intégré au volume. Déjà, il attire notre attention sur les variations de la titraille de l’ouvrage de 1961, et notamment du sous-titre : « Essai sur l’extériorité de l’être » ou « De l’extériorité métaphysique », ou encore et plus significativement « De la bonne extériorité » (demande de modification sur les épreuves), titraille qui ne sera fixée qu’ultimement dans sa formulation connue depuis la parution de l’ouvrage. Il faudra du temps, entre les multiples versions, les reprises incessantes, pour que les spécialistes reconstruisent les étapes de l’écriture de Totalité et infini, mais une grande partie du matériau est là.
Autre apport considérable de cette édition, la transcription de tous les inédits sur Franz Rosenzweig : notes de lecture de L’étoile de la rédemption (autour de 1954) et fiches réflexives de 1949 à 1964. On y trouve notamment le travail préparatoire à la conférence sur Rosenzweig que Levinas donnera en septembre 1959 (le dossier de l’auteur porte la date de décembre 1958) et qui sera publiée plus tard dans Difficile liberté. Dans une fiche de mars 1958, Levinas exprime de manière saisissante tout le sens qu’il accorde à la pensée du philosophe de Kassel : rien de moins qu’un événement de la taille de l’apparition de Maïmonide, le (re)surgissement du judaïsme, échappant à celui, « stérilisant », de l’Europe orientale en même temps qu’à celui, « exsangue », de l’Europe occidentale, venu « d’un mouvement à partir de la philosophie ».
Totalité et infini, en même temps qu’il est un grand livre, constitue occasionnellement un exercice académique de thèse d’État, soutenue en Sorbonne en juin 1961. Le volume 4 s’achève avec deux dossiers : celui de la soutenance et celui de l’édition-réception. Ce recueil de textes, connus pour certains, notamment « les notes de présentation de la thèse », publiées dans les Cahiers de philosophie de l’université de Caen, qui répondent en partie aux remarques du jury, comportent des documents capitaux dont le « résumé complet » de la thèse et une esquisse de ce qui a dû être l’exposé de soutenance, des pages terribles sur Heidegger que l’on retrouvera dans le célèbre article « Heidegger, Gagarine et nous » de 1961 (repris dans Difficile liberté) et, surtout, le rapport de Gabriel Marcel qui permet à rebours de lire les « notes de présentation ». Pour Jean-Luc Marion, ce dossier démontre avant tout la « presque complète mécompréhension » de la thèse de la part du jury qui y lit « une doctrine philosophique, au lieu d’y entendre la lente construction, en fait procédant plutôt par destruction, d’une parole d’appel et d’écoute ».
Mais les objections de Gabriel Marcel, pour décalées qu’elles soient, nous offrent des clarifications précieuses de la part de l’impétrant notamment sur les points sur lesquels « sa » méthode phénoménologique se distingue de celle de Husserl. Ce qui nous vaut des formules, qui, déjà, habituent nos oreilles à la voix de « l’autre que l’être » (expression qui apparaît, pour la première fois, selon Rodolphe Calin, dans la conférence sur la métaphore de 1962, voir le tome 2 des Œuvres), sans pour autant tomber dans le travers souligné plus haut d’une « téléologie trop rigide », qui s’exprimera dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974), et qui, sans doute, fera l’objet du tome 5 : exemples de formule, celle du visage comme « percée de toute forme », ou bien encore de « formalisme non formel », celle de la « concrétisation ».
Là encore, il faudra du temps pour prendre la mesure du chemin parcouru par Levinas. Il nous avertit lui-même de la difficulté, affirmant dans un entretien de l’été 1986, publié en français dans la revue Philosophie (Minuit, n° 112, 2012) qu’il a cherché après Totalité et infini à « abandonner la terminologie ontologique », mais sans la délaisser tout à fait, puisqu’il cherche à repérer des « structures essentielles » et « dans le mot « essentiel », il y a le mot esse, être ». Rodolphe Calin, entre autres, s’est attelé à la tâche dès la parution du tome 1 (voir les Cahiers de philosophie de l’université de Caen). Le dossier du tome 4 devient une pièce majeure dans l’exploration des chemins de passage d’une ontologie à une alter-métaphysique qui ne retourne pas cependant à la métaphysique classique. Sur ce point, Levinas a retenu la leçon de Heidegger, mais, comme l’explique Jacques Taminiaux (dans Europe, nov.-déc. 2011), il cherche à décrire « le mouvement qui va du Même vers l’extériorité radicale de l’Autre, celui d’un désir sans satisfaction possible, transcendance qui est « transascendance » », un mot repris de Jean Wahl.