En bref : tous azimuts

Après deux westerns de Thomas Theodore Flynn et de Washington Irving, voici des poèmes de Marina Skalova, les réflexions d’un autre poète, Joë Bousquet, un premier roman de Randolph Stow et une retraduction du chef-d’œuvre de Lewis Carroll.

Thomas Theodore Flynn | L’homme de la plaine. Trad. de l’américain par Yannis Urano. Postface d’Hubert Prolongeau. Actes Sud, coll « L’Ouest, le vrai », 336 p., 23,50 €

Créée en 2013 par Bertrand Tavernier, la collection « L’Ouest, le vrai » chez Actes Sud a pour but de publier les westerns romanesques adaptés au cinéma. Jusqu’à sa mort, Bertrand Tavernier a postfacé, avec passion et érudition, une vingtaine d’ouvrages, la plupart excellents, parmi lesquels on peut tout de même distinguer ceux d’Ernest Haycox, A. B. Guthrie ou William Riley Burnett, dont on ne connaissait que les grands romans noirs publiés primitivement dans la « Série noire ». La collection « Quarto » les a, il y a peu, magnifiquement réédités dans des traductions révisées et complétées, accompagnés d’un long extrait de son journal.

À la mort du créateur de la collection, c’est son disciple et ami Thierry Frémaux qui a, un temps, pris le relais et aujourd’hui c’est Hubert Prolongeau qui se charge de la postface de L’homme de la plaine (The Man from Laramie) de Thomas Theodore Flynn, roman adapté au cinéma par Anthony Mann, son cinquième et dernier western avec James Stewart et sans doute le meilleur. Flynn fait partie de ces « forçats de l’Underwood », ces écrivains vivant souvent chichement des nombreuses nouvelles et feuilletons policiers, d’aventures ou western, qu’ils publiaient dans les magazines et pulps jusqu’à la fin des années 1950. C’est dans le Saturday Evening Post que L’homme de la plaine a paru en feuilleton, en 1954.

Sur les traces d’un trafiquant qu’il tient pour responsable de la mort de son frère, Will Lockhart arrive à Coronado, petite ville du Nouveau-Mexique et entre aussitôt en conflit avec les employés du ranchero le plus puissant de la région. Évitant emphase et lyrisme inutiles, Flynn s’attache avec une attention presque documentaire à la description des paysages, des chevaux, tout autant que des comportements humains, et déploie, dans un style concis, la fable éternelle de l’homme seul face à un groupe uni qui se désagrège en voulant le rejeter. L’homme de la plaine est un beau roman, une sorte de précipité résultant de la rencontre entre tous les composants du western, dans une histoire qu’Anthony Mann adaptera plus simplement pour le cinéma. Jean-Yves Bochet

Thomas Theodore Flynn, L’Homme de la plaine
« L’homme de la plaine », Thomas Theodore Flynn © Actes Sud
Washington Irving | Au cœur de l’Ouest. Notes de voyage. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Emmanuel Malherbet. Héros-Limite, 126 p., 18 € 

Washington Irving (1783-1859) est avec Fenimore Cooper l’un des premiers romanciers américains à atteindre une renommée internationale. Les légendes de Rip Van Winkle et de Sleepy Hollow, qu’il inventa pour son Carnet de croquis de Geoffrey Crayon, font aujourd’hui partie de l’imaginaire de chacun. Avec Cooper, il rendit aussi le thème de l’Ouest populaire : Au cœur de l’Ouest est constitué des notes qu’il rédigea au cours d’un périple de trois mois effectué principalement en territoire indien et qui lui servirent pour la rédaction de Dans les prairies du Far West (A Tour on the Prairies, 1832). Ces notes offrent l’esquisse vive et étonnante d’abord d’un voyage essentiellement fluvial de Cincinnati jusqu’à Fort Gibson, l’avant-poste américain le plus à l’ouest, près de la rivière Arkansas, puis celle d’un voyage à pied et à cheval sur les terrains de chasse inexplorés des tribus indiennes delawares, pawnees, osages, chocktaws…

Paysages, installations humaines, faune et flore suggèrent une vitalité et une étrangeté extraordinaires. L’Ouest de Irving apparaît ouvert, multilingue, dénué d’organisation, parcouru, pour qui n’est pas un settler définitivement « installé », par une population qui circule en permanence à pied, à cheval, par chariot ou en vapeur. Une relative entente règne entre tous ses membres, qu’ils soient américains ou étrangers, métis ou non, hommes libres ou esclaves, marchands ou trappeurs, missionnaires ou généraux… Cet Ouest très mélangé est celui des échanges, car tout le monde – esclaves y compris – y commerce. 

L’impression de vie foisonnante, de bizarre beauté, de cohabitation possible (sans que soit ignorée la brutalité des dominations) est au centre d’Au cœur de l’Ouest qui produit le même effet que certains des beaux westerns pensifs réalisés dernièrement (voir le merveilleux First Cow de Kelly Reichardt de 2019). Claude Grimal

Marina Skalova | Intiment (3e personne du pluriel). Éditions des Lisières, 60 p., 12 €

Ces poèmes de Marina Skalova entremêlent une histoire individuelle, de l’adolescence à la maternité, avec des voix d’autres femmes, en russe traduit en français par ses soins, souvent des injonctions, et des extraits d’un manuel russe de bonne conduite du XVIe siècle, « traitant de la vie domestique » et de brochures communistes. Toutes ces voix qui « intiment » aux filles et aux femmes de se comporter docilement, stoïquement, y compris dans la sphère de l’intime, que ce soit face aux agressions sexuelles, aux douleurs des règles ou à celles de l’accouchement. Un petit livre à la couverture rouge qui ne craint pas d’être cru : pas de voile pudique, quand ça saigne, ça saigne. On pense au Petit Chaperon rouge quand l’adolescente de quatorze ans se fait agresser dans le train qui mène chez sa grand-mère, et surtout à Elitza Gueorguieva et à son livre Les cosmonautes ne font que passer : jeunes femmes qui s’interrogent sur le genre, références au passé spatial glorieux de l’ère soviétique : « Les hommes envoient des sondes / dans le ventre des femmes / et dans l’espace. » Un cri contre l’oppression des femmes et les attendus liés au fait d’être une femme, par-delà les époques, de la Mère Russie aux Pussy Riots. Sophie Ehrsam

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Lewis Carroll | Alice au pays des merveilles. Illustrations de Tove Jansson. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Marie Darrieussecq. Cambourakis, 164 p., 19,50 €

Alice au pays des merveilles est l’un des livres les plus vendus et les plus lus dans le monde, l’un de ces livres qui parlent aux enfants comme aux adultes. Dans cette nouvelle version des éditions Cambourakis, on découvre les illustrations de Tove Jansson : oniriques pour certaines, inquiétantes pour d’autres. La Reine de cœur aux pupilles félines est glaçante à souhait, tandis que les innombrables et improbables bestioles – du Dodo au Griffon en passant par la Quasi-Tortue – folâtrent dans un joyeux désordre. La nouvelle traduction de Marie Darrieussecq est inégale, avec des trouvailles comme la « course en sec » et des dialogues particulièrement soignés. D’autres choix, cédant à l’usage du moment, sont plus discutables, comme « curieux de chez curieux », sans parler de « de plus en plus trop bizarre » pour le célèbre « curiouser and curiouser ». Quant aux gants du Lapin blanc, ils deviennent des « gants pour enfant », le sens premier de « kid » (chevreau) ayant vraisemblablement été perdu de vue. Notons tout de même un effort louable pour restituer les jeux de mots, pas toujours des plus subtils, dont Lewis Carroll a truffé le texte. 

Et Alice, dans tout cela ? Elle se débat avec les changements de taille et débat avec la Chenille ou le Chapelier, comme il se doit. Celle de Tove Jansson a un air mélancolique, voire inquiet, dans ce monde absurde où la petite fille frôle, ou presque, l’empoisonnement, la noyade, la décapitation. Le Chat du Cheshire a l’air particulièrement méchant, comme s’il était le double de Dinah, la chatte d’Alice, qui effraie tant les créatures du Pays des merveilles. On joue, avec les mots, avec la peur, et c’est bien là le principal. Sophie Ehrsam

Alice au pays des merveilles, Lewis Caroll
« Alice au pays des merveilles », Lewis Caroll. Illustrations de Tove Jansson © Cambourakis
Joë Bousquet | Au seuil de l’indicible. Arfuyen, 320 p., 22 €

Une fatalité implacable peut-elle devenir providence ? C’est à une telle métamorphose que fut confronté Joë Bousquet. Atteint à la colonne vertébrale par une balle durant la Grande Guerre, ses jambes paralysées, il est reclus dans sa chambre et condamné à l’immobilité. Contre toute attente, ce fut comme une nouvelle naissance. La blessure qui déchira son corps l’ouvrit à l’écriture. Les mots seront pour lui une seconde vie, plus large, plus vraie : une autre manière d’être au monde. Par la poésie, il s’invente un corps subliminal, j’allais dire glorieux, avec toutes les sensations propres au corps mais étrangement décuplées.

Insatiable lecteur, Bousquet lit pour écrire. Ses principaux textes critiques ici rassemblés et dont la plupart furent publiés dans Les Cahiers du Sud en apportent la preuve. S’il porte un regard original et d’une grande perspicacité sur les œuvres, entre autres, de Raymond Roussel, Paul Éluard, Pierre Reverdy, Oscar Venceslas de Lubicz-Miloz, Jean Paulhan, et tout particulièrement de Paul Valéry et Pierre Jean Jouve, elles lui servent surtout de tremplin pour approfondir sa propre démarche et fouiller dans ses ténèbres intérieures afin d’en extirper la lumière qui viendra éclairer ses propres écrits. Ce faisant, il dresse un vaste panorama de la littérature de son temps, du moins celle qui compte à ses yeux, et met en évidence, en confrontant dans un même article des poètes et des philosophes parfois éloignés, les lignes de force qui en constituent la trame, s’interrogeant plus particulièrement sur ce qu’est ou devrait être la poésie : un état de l’être, qu’il relie indissolublement à la connaissance. Alain Roussel

Randolph Stow | Vers les îles. Trad. de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie. Au vent des îles, 240 p., 21 €

Vers les îles est l’un des premiers romans de l’Australien Randolph Stow (1935-2010), écrit une vingtaine d’années avant The Visitants, que les éditions Au vent des îles ont précédemment publié dans une traduction de Nadine Gassie, à nouveau à l’œuvre ici. Stow n’avait pas vingt-cinq ans quand il a écrit cette histoire « King Learesque », comme il le dit lui-même dans la préface à l’édition révisée de 1984. C’est l’histoire d’un missionnaire, Heriot, dans la région des Kimberley, dans l’ouest de l’Australie. Hanté par un massacre d’Aborigènes inspiré par « l’authentique massacre d’Umbali en 1926 », comme l’indique l’universitaire Bernadette Brennan (dans un avant-propos qui figure également dans cette édition), après une vie consacrée à la mission, Heriot devient imprévisible, avec des accès de colère et des citations érudites au kilomètre. Sa relation avec les Aborigènes est complexe, pleine d’admiration mais aussi de fureur, particulièrement à l’encontre d’un homme, Rex, dont la conduite aurait causé la mort de la fille adoptive d’Heriot. Par une nuit d’orage, cela tourne à l’affrontement et Rex, touché à la tête, est laissé pour mort. Le missionnaire, rongé de culpabilité, entreprend un voyage « vers les îles », c’est-à-dire, selon certaines croyances tribales, vers la mort. Il est accompagné par Justin, un Aborigène qui lui est dévoué et sans lequel Heriot, dont le corps et l’esprit se mettent à flancher, peinerait à survivre dans ces paysages arides. 

Stow a été précurseur dans l’intérêt qu’il a porté très tôt aux Aborigènes ; l’édition de 1984 corrige ce que la version initiale de 1958 avait d’éléments pouvant passer pour de la propagande en faveur des missions chrétiennes, reflet de l’inexpérience de Stow à l’époque. Le questionnement autour des Aborigènes et de leurs droits demeure un sujet majeur en Australie (pensons au référendum organisé en 2023), mais la richesse culturelle de ces peuples ne fait plus débat. Heriot semble en fin de compte trouver davantage de paix dans une forme de spiritualité proche de la leur que dans la foi chrétienne. On retrouve également la plume sensible de Stow décrivant les paysages australiens : « À l’approche des contreforts des collines où ils campèrent cette nuit-là, leur ouïe fut attaquée par le vibrato moqueur d’un kookaburra et la lumière étincela sur le bleu électrique de ses ailes. Simultanément, un vol d’ibis traversa le ciel pâle, dessinant un motif aux angles parfaitement découpés comme dans une peinture chinoise, et l’un d’eux était blanc, mais son plumage était rosé dans la lueur du couchant. » Un roman aux accents philosophiques non dénué de poésie. Sophie Ehrsam