Prendre le large

Notre chronique de la poésie contemporaine s’arrête aujourd’hui sur Laurent Fourcaut, Claire Genoux, Jean-Pascal Dubost, Saleh Diab, Michèle Finck, Jérôme Nalet et Christophe Schaeffer.

Laurent Fourcaut | Un morceau de ciel. Tarabuste, 192 p., 16 €

À une époque où la poésie du XXe siècle est devenue classique ou en passe de l’être, écrire des sonnets peut devenir « absolument moderne », comme l’ont d’ailleurs compris des oulipiens – dont Raymond Queneau – qui ont réinventé le genre avec toute la créativité que l’on connaît. C’est ce pari que tient Laurent Fourcaut dans la plupart de ses recueils et tout récemment dans celui-ci. Cela dit, s’il choisit le sonnet, c’est pour répondre au chaos du réel par un certain ordre dans le langage, tout en se ménageant une grande liberté de ton, par une certaine oralité, et de contenu. De quoi s’agit-il ? Ce rectangle visuel que représente le sonnet sur la page est une ouverture. L’enjeu est d’accueillir le réel tel qu’il est ou tel qu’il est ressenti, pour l’exprimer tout en le conjurant par la forme et avec tendresse ou ironie, lui faisant une place dans le langage même. Laurent Fourcaut peut tout dire, évoquer le vent, l’orage, le jardin, les mille scènes de la vie quotidienne, tous ces « morceaux de ciel », sans rien cacher pour autant du sordide que l’homme s’invente en ce bas monde : désastres écologiques, épidémie de covid, etc.

Ce poète, par ailleurs spécialiste de Giono, pratique l’art du sonnet en utilisant notamment les rimes croisées, mais innove par les enjambements d’un vers sur l’autre qui peuvent se faire à l’intérieur même du dernier mot. Cette particularité permet à l’auteur de marier subtilement vers et prose dans « l’étrange cloaque du poème ». Alain Roussel

Claire Genoux | Maison de personne. Unes, 112 p., 20 €

Maison de personne… alors de qui, ou de quoi ? De l’amour ? Mais chaud, et froid dans le même temps : « Buffet froid / de nos langues / se léchaient / dégelaient / ce jus / méchant et pâle / rattrapé de / la main / dont personne / à la fin / ne voulait ». De l’enfance ? Mais oubliée, autant qu’elle est rappelée : « Bruit / d’une enfance / qui / s’en va gelée / blanche éblouie / son bagage / jeté / contre la porte ». Du père ? Mais de l’autre côté de la vie, et pas dans la mort non plus : « Papa j’appelle / il faut me / répondre / est-ce toi ta main / froide ». Ou encore ? Un je qui s’écrit, figure séparée, blessée-guérie : « Je / rangeais la / maison et / suis tombée / sur moi ce / couple que je suis ». Maison de personne de Claire Genoux ne forme ni mémoire, ni miroir ; plutôt un concentré d’images coupées-coupantes, proches et lointaines. Une stase, un arrêt dans un monde étrange, celui d’un commencement qui n’en finit pas, départ d’où l’on vient et retour sur ce qui est advenu. Un récit qui appartient à peine à celle qui l’énonce. À personne non plus : « plus tard plus / loin de nous / des maisons / où / Personne / vraiment personne / ne saura qui / nous étions ». Roger-Yves Roche

Michèle Finck, La voie du large, Ayrufen
« Prout’s Neck, Evening », Winslow Homer (1894) © CC0/Art Institute Chicago
Jean-Pascal Dubost | Au fait & au prendre. Tarabuste, 212 p., 18 €

Si l’auteur nous encourage à lire au hasard, en « gambadant » et en « sautillant », ses « poèmes journaux », écrits d’une façon chronologique durant le confinement, il est néanmoins souhaitable de lire au préalable le premier texte, l’argument, car il donne la règle : il s’agit de neuvains, « rimes en bout de vers ou en rimes internes ». Jean-Pascal Dubost s’est en effet inspiré des œuvres des grands rhétoriqueurs, et très probablement de L’Art de rhétorique de Jean Molinet, connu aussi pour ses chroniques dont il reprend d’une certaine manière l’idée en l’adaptant au monde actuel. Cependant, le travail qu’il mène avec une grande liberté sur les formes poétiques – des vers « libres dans leurs tournures et leurs entournures » – n’ignore ni les classiques, ni les modernes, ni les contemporains, et il n’est pas anodin qu’il ait implicitement dédié son livre à Jacques Jouet, « le bel oulipien »Les multiples rimes internes ou en bout de vers, et les jeux de mots, rimes équivoquées ou non, se succèdent en cascades et en allitérations qui créent un rythme obsessionnel et baroque, parfois loufoque, au service d’une ironie cinglante. Il fallait au moins ça, toute cette magie sonore, pour traiter de cette matière sordide qu’est la réalité d’aujourd’hui, « cette cage à fous », telle que les médias nous la présentent déjà mâchée. Alain Roussel

Saleh Diab | Esquisses pour une île. Édition bilingue. Trad. de l’arabe par Annie Salager et l’auteur. Tarabuste, 192 p., 16 €

La présente anthologie s’ouvre, non sans raison, sur les poèmes les plus récents de Saleh Diab, poète et traducteur syrien, né en 1967 à Alep. Nous voilà d’emblée au cœur d’une œuvre dense, chargée d’émotions et de réminiscences, qui nous en dit long sur l’état d’esprit de cet exilé : heurté, complexe, paradoxal parfois, mais toujours éclairé de l’intérieur par ce verbe intransigeant qui songe à atteindre et à durer. Temps d’une maturité lasse, d’aspirations désabusées, exprimées toujours de manière surprenante : « Je suis parti à Paris / entraîner mon regret afin qu’il vole »… Car il faut surprendre le langage, ne lui permettre aucune banalité. Au fil du livre paraissent quelques pièces plus anciennes, rayonnantes de jeunesse : « Je me penche / à la fenêtre de ton sommeil / je réveille tes rêves / oiseau / après oiseau ». Mais dans cette « touche de bleu » qu’il annonce résonnent déjà les désastres d’une époque : « aujourd’hui / il fait beau / le ciel est clair / au-dessus de la douleur ». Difficile au lecteur, dans ces conditions, d’oublier l’avertissement des premières pages : « quand je traverse les prairies / je vois de grands cris de détresse en morceaux, / enfoncés dans la terre parmi les herbes et les fleurs » – « Tel est mon héritage, / avoir creusé l’air / ouvrir des voies à des scélérats / qui prennent la lumière / pour emblème de leur nom ».

Reste le sentiment dominant, non d’être chargé d’une revanche, mais d’avoir été vidé d’une part de son être : « Je chemine avec le brouillard / qui s’opacifie dans cette région de ma vie ». Une poésie riche de deux héritages, celui d’une littérature syrienne foisonnante et celui de quelques autres poètes admirés. Jean-Marie Perret

Michèle Finck | La voie du large. Arfuyen, 226 p., 17,50 €
Michèle Finck, La voie du large, Ayrufen

L’œuvre de Michèle Finck est inclassable. Cela tient à ce que sa poésie s’exprime de plusieurs façons, faisant appel aussi bien à la versification la plus libre – mais toujours ajustée à sa sensibilité – qu’à la prose, avec en filigrane une sorte de fil émotionnel qui rythme l’écriture. Ce peut être les larmes comme moyen de connaissance, la caresse, ou cette quête désespérée du mot qui sauve. Cette fois, avec La voie du large, recueil écrit pendant les confinements, elle introduit la notion du doute et de l’ébauche. Elle poursuit inlassablement son questionnement existentiel, consciente que nous ne vivons jamais, en effet, qu’une ébauche de vie et que toute écriture est par nature balbutiante et inaboutie. La musique n’est jamais loin, telles Les leçons de ténèbres, et elle rythme tout son recueil, s’impose à elle comme une dictée. Tout est prétexte à la poésie. Qu’elle interroge un film de Bergman, un tableau du Caravage ou des graffitis, qu’elle se promène dans le Paris de Verlaine ou de Nerval, qu’elle cherche à « capter le murmure des rues », qu’elle écrive des lettres passionnées à des poètes disparus, qu’elle parle d’amour et de mort, c’est toujours une quête effrénée du Sens, à « l’articulation mystérieuse de la vie et de la poésie »Il y a dans l’écriture de Michèle Finck quelque chose qui s’apparente à un cri. Alain Roussel

Jérôme Nalet | Tangram. Cheyne, 112 p., 20 €

Tangram ne se lit pas, il se rumine. Plusieurs fois, le lecteur ressassera la térébrante Lettre au père qui ouvre le recueil, plusieurs fois il rencontrera Costa, « aussi rabougri que faire se peut », il se repaîtra encore d’étranges notes amoureuses (Tangram) avant de se repasser mystérieusement Trois monologues attribués à la Barbe Bleue. Mais de quoi s’agit-il donc qu’on croit apercevoir de prime abord, et qui semble pourtant se dérober toujours et encore : « Sais-tu qu’ils ont conservé le grand tableau noir ? Ils y résolvent des équations qui, presque toutes, échappent à ma compréhension » ? Une position d’être se réfléchit-elle dans le noir et blanc de la page ? Aussitôt apparaît-elle démesurée, fragile, informe : équilibre improbable entre un fils et rien, la lumière et l’ombre, un homme et l’amour : « Je suis étranger à moi-même. Toi, tu vis chaque instant du moindre de tes atomes. Pour cela, je t’en veux terriblement. Et pour cela je t’aime encore plus terriblement. » Au fond, Tangram ne se comprend pas, ni ne s’apprend. Il s’approche un peu, c’est tout : « C’est pourquoi ta présence m’est aussi nécessaire que l’eau, l’air, que les ruches apocalyptiques du langage. » La poésie comme une adresse à l’autre, au dedans de l’autre : viscérale. Roger-Yves Roche

Christophe Schaeffer | La doublure du réel.
Christophe Schaeffer

L’ensemble des quatre films que Christophe Schaeffer, poète cinégraphique, donne à voir dans « La doublure du réel » est une fascinante rencontre d’un autre type avec le film court. Depuis août 2022, il en a produit près d’une cinquantaine.

Un recueil de poèmes cinégraphiques s’élabore au fil du temps, nous y découvrons un ensemble de vignettes qui pourrait sortir d’un livre de photo de Martin Paar ou de Vivian Maier. D’emblée, l’objet rencontré nous met au repos. Le regard porté par Christophe Schaeffer, comme la lumière incidente, fait surgir de la narration les mots de l’image. Des mains, des yeux, des jambes, des gens, en mouvement, le noir et le blanc, la couleur sous-jacente, la sensation que devant nous s’exposent des instants familiers. Le sujet, ce sont les autres. Christophe Schaeffer se glisse entre, dans l’intimité de l’autre. « En dupliquant le réel cela crée un autre monde », dit Clément Rosset. C’est ainsi que le processus de création de Christophe Schaeffer se met en place. Il capte, comme on le fait d’une source, ce réel toujours (p)roche. Il est un réalisateur géologue et nous plonge à sa suite dans les couches et les sous-couches du réel. En philosophe alchimiste, il compose avec la matière filmique et devient « un ordonnateur magique, un maître des cérémonies sacrées du réel » (Antonin Artaud). Sa chimie, sa lumière, ses césures, son rythme des cadres, ses gros plans, son univers sonore et sa temporalité nous embarquent avec délicatesse dans des instants de vie, des histoires communes dont nous sommes devenus acteurs. Dans les noirs de fin (le repos de la lumière) s’écrit le titre. Un poème se tient là, sous nos yeux, le poème est film. Nous avons cru en reconnaître tous les mots, toutes les images, toutes les musiques, pourtant celui qui s’offre ici est unique en tout. Il nous entraîne au-delà de nous-même, dans sa proximité, pour « Arde e non luce » (Marsile Ficin). Éric Blosse

Retrouvez notre chronique