Les rubriques « premier livre » sont réservées, en général, aux romancières et romanciers. Notre mauvais esprit serait tenté d’y voir l’emprise du marché du livre, qui se préoccupe uniquement de la forme dominante. On corrigera cette discrimination en célébrant deux poètes jeunes (vingt-huit et vingt-sept ans) qui publient des premiers livres formidables : Léo Dekowski et Léon Pradeau.
Avant de lire une ligne de leurs ouvrages, on confesse s’être rendu à leurs lectures à l’Ours et la Vieille Grille, très agréable lieu de poésie situé derrière la Grande Mosquée de Paris. Vieille habitude d’apprécier la poésie oralement et physiquement, de l’appréhender comme fait social et système de croyances plutôt que lieu de fétichisation du texte. En somme, essayer de lire (d’un peu) plus loin que les vingt, trente centimètres qui séparent le texte imprimé de l’œil du lecteur. Et on a été frappé par la joie de cette soirée – presque une fête –, confirmant la phrase fameuse voulant que « l’art, ça se fait entre amis ». Difficile d’imaginer livres plus dissemblables que La journée du moelleux et Vaisseau instantané. Ancrage dans la matérialité moelleuse du quotidien chez Dekowski, monde flottant d’énoncés instantanés chez Pradeau.
À l’Ours et la Vieille Grille, Léon Pradeau lit le premier. Tout va si vite dans Vaisseau instantané que le poète à l’oral s’efforce de retenir les énoncés filants. Voix posée, lecture sobre et économique, pas un mot de trop. Comme on le sait, la grande différence entre un récit et un poème tient à ce que le second ne se résume pas. Disons simplement ceci, puisque cette poésie reste narrative : dans Vaisseau instantané, un « je » (le pronom personnel plutôt que le narrateur) part en expédition. Il y a certes « un harnais corps attesté exoarmure », un baluchon, un casier, ainsi qu’une carte physique insérée dans le livre, mais on ne sait pas très bien si l’expédition nous conduit dans l’exosphère ou si nous sommes dans l’espace client d’Amazon. Les deux, est-on tenté de dire, le texte étant lui-même très binaire : alternance du français et de l’anglais, double sens du mot expédition – et, comme nous le verrons une fois le livre en main, deux textes placés tête-bêche.
Nous sommes à bord d’un vaisseau désaxé, sujet à des mouvements aléatoires et à une vitesse pas simple à contrôler, bref ça tangue. Des énoncés qui semblent autogénérés et fugitifs alternent avec une voix propre. « Un nombre de doigts / pour déterminer la vitesse / un / c’est le vide / deux/ c’est le plein / à partir de trois la sensation défile et la grange / emplie de souvenir. » On se sent pris dans le combat très actuel entre une parole privée et la masse d’énoncés déjà constitués. Mais au centre du système se trouve le vide, et les énoncés que nous recevons ressemblent à des colis sans rien à l’intérieur: « Un panier que tu ne portes pas / se vide et se remplit. » Brusquement, au cœur du livre, une phrase chargée d’affect nous surprend : « Ma grand-mère me disait. » Un bref échange a lieu entre le « je » et la grand-mère, qu’on imagine perdue. On pense un instant à Ad Astra, le long métrage de James Gray. « Heureusement que je suis là », se disent-il l’un à l’autre. L’effet de miroir est aussi un vertige, et ce vertige est celui de l’écriture. Léon Pradeau l’exprime magnifiquement :
« Quand j’essayais d’écrire, je me souviens, les phrases… la phrase jouait à cache-cache avec moi, et ça durait des plombes. Ça va, ça va, je lui ai dit, je t’ai assez attendue. »
et quand je reviendrai,
m’aura-t-elle attendu ?
Dekowski nous invite à partager une journée complète dans le moelleux, pris dans toutes les acceptions du terme. Le moelleux est ici un mot-pivot ou un angle (Fourcade) mais aussi un concept flou (Hanna) qui mérite, pour y voir un peu clair, qu’on déclenche des opérations poétiques. Tour à tour joueur, réflexif, sophistiqué et trivial, Dekowski s’attache à mettre au jour son objet d’étude à travers des poèmes de formes et de forces diverses, comme s’il s’agissait de goûter la variété des textures offerte par la langue. « Le moelleux à toutes ses sauces », écrit le poète, le moelleux comme hyperonyme. L’extravagant Dekowki ponctue sa lecture orale de multiples commentaires, signe que le poème est ouvert, on y entre et on en sort facilement. Une poésie facile ( «L’idée de facilité dans la poésie française du XXe siècle » est précisément le sujet de la thèse de Léo Dekowski, dirigée par Jean-François Puf), qui se donnerait dans la clarté et l’évidence plutôt que dans la difficulté et l’hermétisme. La journée du moelleux nous convie à une sorte de mezze où la cuisine côtoie joyeusement la phonétique. Le plaisir de lecture qui en découle n’est pas le moindre signe de la réussite de ce livre. Mais gare au contresens, une poésie facile n’est pas une poésie de la facilité. Preuve en est donnée lorsque le poète prend un risque un peu fou en faisant un « speaking » (poème parlé) à la façon de David Antin. On se dit que Dekowski va tomber dans l’écueil du pastiche raté, mais pas du tout, il s’agit d’une manière très fine de poser un cadre réflexif. Alors que Dekowski-Antin visite le musée Maillol, les idées coulent, le moment est venu de se demander pourquoi, au fait, on publie de la poésie.
« mon parcours est plus classique je fais des études de lettres
j’étudie la poésie et donc je me suis dit pourquoi pas écrire ce serait intéressant
d’écrire mes parents en plus ont toujours voulu que je fasse de la politique
en tous cas ils m’en parlent souvent depuis mes concours ça doit les
intéresser cette idée de public et donc je me suis dit moi qui aime la littérature
et qui n’aime pas trop la politique et plus trop le journalisme
peut-être que mon moyen d’être public c’est d’être publié
je n’ai pas choisi la bonne branche j’ai choisi la branche de la poésie
mais je pense que sur une autre branche je n’aurais pas pu
être publié »