Le nouveau livre de Robert Darnton nous conte l’époque qui précéda la révolution au fil des ragots qui secouèrent Paris. Et c’est avec délectation que l’on retrouve la vieille chanson, ces scandales qui jadis faisaient quasiment les raisons matricielles d’une révolution obligée. On y retrouve « tout », la Pompadour et la du Barry, Mesmer et le jansénisme, les exils du Parlement, les ballons, le collier de la Reine, les feux d’artifice des grandes fêtes, les « coups d’État » et le « despotisme ministériel ».
Outre les concordances de temps, le lecteur se délectera, non moins que Robert Darnton, d’une histoire moins intellectuelle à strictement parler que celle des rumeurs propagées par les « Rousseau du ruisseau » qu’il a étudiés [1]. Il sait nous faire percevoir cette oralité diffuse qui alimente les tables des cafés du Palais-Royal, dépendant du duc d’Orléans, et donc à l’abri d’incursions du guet. Les particuliers peuvent s’arrêter un instant et relayer nombre de « craques », ces commérages qui prospéraient à l’ombre d’un marronnier dit de Cracovie. Les mouchards y croisaient les publicistes en mal d’inspiration polémique. Le « public » est plus complexe encore, oisifs et rentiers désœuvrés, monde aristocratique informé plus subtil (plutôt que « raffiné ») en politique, hommes d’une idée fixe, travailleurs en quête d’une pause, tous profils additionnés qui grappillaient l’esprit du moment, terme peu pratiqué par l’auteur.
L’intéressant est de voir comment cet « espace public » aux contours flottants a eu ses heures de gloire avant l’invention d’une presse quotidienne pas trop chère, cinquante ans plus tard. Doit-on obligatoirement y trouver une théorie de la pré-révolution ? Oui, si l’on y voit une désintégration des cadres symboliques de l’ancien monde, en passe de devenir ancien régime, non si on en attend l’annonce diffuse de quelque révolution à venir. Darnton a, dit-il, « bien réfléchi » à la formule de « l’humeur révolutionnaire », revolutionary temper en anglais, et il en appelle à la « conscience collective » de Durkheim, mais l’auteur se situe aussi après l’histoire des mentalités, il est plus sociologue, tout en se prévalant de ce récit collectif magnifiquement présenté par ses soins. De brèves évocations ne suffiront pas à donner le goût qu’il a, et qu’il sait nous faire partager, de ce monde vif, vivant et bruissant. On est bien en compagnie du Neveu de Rameau !
On sait aussi comment Hardy, très souvent cité, courait tout Paris bien au-delà du monde de l’écrit de la montagne Sainte-Geneviève et mettait sa passion de l’information, qu’il consignait ensuite, au compte de ses « loisirs » [2]. C’est ainsi que des moments significatifs d’engouements, d’indignations, de critiques légères ou profondes, veulent que tout finisse en chansons, moments que le Parisien finira par payer. Le mot remonterait à Mazarin et la preuve en est bien dans les nombreux volumes de chansonniers de la Bibliothèque de la Ville de Paris que Darnton a fréquentés. On dit certaines formules et distiques bien sentis adoptés par tout Paris quand le libelle se chansonne, selon le moyen mnémotechnique propre à un monde très oralisé, tant parce que la population n’est pas totalement alphabétisée (55 % des hommes à la veille de la Révolution) que parce que le papier est cher. Le mémoire à trois livres n’est pas aussi facile d’accès que ce qui se finit en pont-neuf, chansonné sur une clé connue. Ces « émotions » ne sont souvent que passives, allant de l’indignation aux rébellions vite écrasées, au besoin dans le sang, et dans l’indifférence générale.
Pour autant, ces engouements successifs disent l’époque. Les fêtes de grand rassemblement euphoriques sont parfois marquées d’échecs quand les jeux pyrotechniques si courus tournent à la catastrophe. En 1749, pour la proclamation de la paix, place de Grève, une dizaine de personnes moururent écrasées puis, pour le mariage du Dauphin, en 1773, ce furent plus de 350 personnes qui périrent, des décomptes sérieux disent plus de 600, et pour Grimm (Melchior Grimm, dans sa Correspondance littéraire) un millier : une fusée provoqua l’embrasement de tout le feu, créant l’affolement de la foule dense, nul ne pouvant s’échapper de la place Louis XV, future place de la Concorde, des carrosses tentèrent de forcer le passage : on tua les cochers, on éventra les chevaux. En 1763, pour une autre paix, l’affaire fut moins tragique mais chacun rentra dépité, car il se mit tant à pleuvoir dès l’après-midi que, la poudre n’ayant pas été protégée, le feu ne put partir ! Sale temps pour les fêtes.
Parmi les signes prométhéens du siècle, ce qui ne veut pas dire que l’on prévoie quelque révolution politique, Darnton pose la conquête du ciel par les ballons et montgolfières, mais aussi la spiritualité qui baigne les expériences de Mesmer. Il y a aussi la dure réalité qui n’est pas qu’imagination quand toute l’Île-de-France est dévastée par des orages en 1788 : point de récolte, la cherté sera là en 1789, et depuis la guerre des farines en 1775 on sait que, si le pain de quatre livres dépasse de beaucoup les 8 sous, l’émeute des ventres creux se profile.
C’est un délice que de se replonger dans ces histoires.
L’affaire Calas sacralisa Voltaire avant que l’Émile de Rousseau ne donne le goût de douce sensiblerie des larmes, et Beaumarchais sut se rétablir dans une situation judiciaire très compromise en mettant les rieurs de son côté, fondant sa défense sur l’incohérence de ses accusateurs. Mais, à la veille de la Révolution, on soutient les mœurs pour attaquer l’appareil judiciaire. Et c’est le mari trompé Kormann qui suscite un intérêt porté par les pamphlets et défenses de Bergasse qui en tire de forts tirages et passionne l’opinion comme avec un roman à épisodes ; il prétend avoir reçu 4 000 lettres de soutien et d’encouragement pour son audacieux secours porté au malheureux mari. Le tumultueux Linguet, fort de son passage à la Bastille, et le déjà célèbre avocat Target se firent des réputations par leurs mémorandums. L’appétit des œuvres interdites fut tel que, lorsque des libelles étaient saisis, les garçons de café qui se les étaient procurés pouvaient en louer des feuilles à l’heure et en tirer de vrais bénéfices.
En réalité, les factums d’avocats étaient difficilement confiscables, car légaux. Ils en vinrent à être eux aussi poursuivis au fil des querelles, politiques et de droit, déjà, Rabaut Saint-Étienne avant Sieyès tympanisait sur la revendication d’égalité du tiers état et Target se faisait une réputation sans que l’on puisse y détecter la moindre « pré-révolution ». La volatilité des sentiments affichés ou provoqués par les officines de nouvelles à la main et les pamphlets reste indifférente aux formes du pouvoir, et si certains esprits ont critiqué la vénalité des charges, cela ne fait pas recette en place publique où l’on attaque – ou soutient – le Parlement de Paris ou la façon d’exercer le pouvoir.
La résilience perdure devant les morts. Quand de subites répressions prennent un air de catastrophe fortuite, autrement dit de malchance, elles n’émeuvent pas. La calomnie, ainsi que des affaires mineures à fort potentiel dramatique, perturbent davantage la vision d’ensemble du système social, surtout quand on vient aux questions fiscales, à l’exemption revendiquée de tout effort national (une notion qui émerge) mais nulle vue programmatique n’entache ces humeurs et passions d’un moment.
Conformément à sa vie d’historien consacrée à la fin des Lumières et à leurs seconds couteaux, Robert Darnton a pris plaisir à reprendre ce qui courait les gazettes européennes, les bruits et leurs officines. Jeune journaliste à New York, il y fit l’apprentissage du fait ténu ou scandaleux, qui accroche l’opinion. Leur imprévisibilité est encore plus aléatoire que leur construction, qu’elles émanent au XVIIIe siècle du Marais pro Parlement et jansénisant ou des mémoires de la main de Grimm. Puis les thèmes politiques au temps des réformes aussi impossibles que la résorption de la dette cristallisèrent l’attention : on disputait du déficit porté soit à 10 millions d’excédent soit à à 56, voire 70 ! Les ministres eux-mêmes se justifient et se répondent en de longs plaidoyers officiels, de Necker à Calonne et retour, avec plus de discrétion de la part de Brienne. Les ministres finirent par être aussi introuvables et décriés que les réformes fiscales. Ce panorama donne le 20 heures de l’époque et brisa ce qui était un élément de l’aura du pouvoir, sa majesté et son mystère.
Même si l’on a tendance à croire que les années 1780, qui font les deux tiers du livre, portent par la question financière sur l’organisation de la société, la chute de Brienne, fin août 1788, ne donne lieu qu’à des manifestations joyeuses et carnavalesques, des gestes de violence symbolique qui cessent avec quelques morts et l’arrivée de 12 000 soldats de Gardes françaises et suisses postés aux abords du Parlement, du Châtelet et de l’île de la Cité. La ville ne semble guère s’en offusquer.
En cela, on ne peut absolument pas opposer le Zeitgeist de Darnton aux travaux de Timothy Tackett fondés sur des correspondances privées qui, elles aussi, n’annoncent rien, qu’il s’agisse d’un avocat du quartier des Lombards vivant rue Saint-Martin, futur citoyen de la section des Lombards qui se réunissait dans l’église Saint-Jacques la Boucherie, ou d’un libraire peu ou prou lié à Panckoucke installé rue de la Harpe [3]. L’indignation vécue par procuration quand il s’agit de sentimentalisme, l’émotion tumultueuse des épisodes plus politiques et la joie d’espérer quelque mieux en exorcisant le présent coexistèrent avant que ne survienne la Révolution, une révolution : jusque-là, les choses allaient leur train, faute de récapitulation générale ou de système à l’horizon de pensée commun.
Bref, ces 500 pages de texte et 100 d’annexes ne doivent pas rebuter, c’est un délice que de se replonger dans ces histoires. Il faut absolument permettre à tout « amateur d’histoire » de goûter aux « craques » du marronnier de Cracovie. La variété des thèmes et la richesse du volume raviveront toutes les mémoires, et les plus habituées de l’œuvre de Darnton y verront aussi le meilleur « roman historique » de la saison.
[1] On connaît nombre de ses œuvres en français : Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Robert Laffont, 1985 ; Gens de lettres, gens du livre, Seuil, 1993 ; La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Odile Jacob, 1996 ; Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Gallimard, 2010, etc.
[2] Voir le Journal du libraire Siméon-Prosper Hardy, qui a été récemment publié sur papier en neuf gros volumes, grâce à une nombreuse équipe au départ réunie à l’IHMC par Daniel Roche. Ces textes sont disponibles aussi en ligne.
[3] Publication annoncée pour 2025.