Dans un livre aussi hilarant qu’indispensable, Lucy Mushita découpe le racisme au scalpel du rire. Le mot reste rare dans les récits qui composent ses trente-neuf chapitres : au lecteur de poser le diagnostic, car les manifestations de la chose, après avoir éclaté à la figure de la narratrice des années durant, poursuivent leurs déflagrations à la lecture. Nulle acrimonie pourtant dans le propos, aucune victimisation non plus, bien au contraire : parce que la vérité rend libre, il s’agit de faire savoir et d’exposer. Et de tenter de comprendre, autant que faire se peut. Plus important encore : préserver la joie de vivre, transmettre un art de la résistance.
Née et ayant grandi au Zimbabwe lorsque celui-ci était encore la Rhodésie sous régime d’apartheid (l’indépendance est survenue en 1980), Lucy Mushita est arrivée en France, à Nancy, en 1986. Ayant aussi résidé quelque temps dans le Michigan et en Australie, elle est restée basée en Lorraine où elle a enseigné l’anglais, notamment auprès de cadres de grandes entreprises soucieux d’améliorer leurs compétences linguistiques. Elle est aussi l’autrice d’un roman écrit en anglais, publié en Afrique du Sud puis traduit en France, Chinongwa (Actes Sud, 2012).
Expat blues s’ouvre sur une séquence drolatique et troublante à la fois : jeune accouchée anglophone dans une clinique nancéenne, la narratrice se voit littéralement, faute de compréhension mutuelle, affamer trois jours durant par l’équipe médicale. D’abord lost in translation, elle sera par la suite lost in misunderstanding, submergée par une marée de quiproquos résultant des préjugés de ses interlocuteurs au sujet des personnes noires. La chute du premier récit ne laisse planer aucune équivoque sur ce à quoi elle est confrontée. Une fois qu’elle a été finalement nourrie et installée dans une chambre privée de la clinique, survient une coiffeuse proposant ses services : « En me voyant, la dame hurle : – Merde, elle est noire ! avant de se précipiter vers son chariot et de partir. – Qu’est-ce que c’est ? demande une voix de l’extérieur. – Elle est noire, je te dis. Vite ! La porte claque. Des rires éclatent. […] Le dire ou ne pas le dire à la famille ? That is the question ».
Acquérant une familiarité grandissante avec son environnement, la narratrice n’en restera pas moins, jusqu’à la fin du livre, en butte à de multiples « micro-agressions » – comme il est écrit en quatrième de couverture, là où l’on parlerait volontiers d’agressions tout court –, depuis l’hostilité déclarée jusqu’à l’indifférence méprisante, en passant par l’insinuation salace et diverses déclinaisons d’une méfiance irraisonnée. Il y a la passagère du train qui ne peut imaginer que sa voisine voyage en première classe, la crémière qui insiste lourdement pour la dissuader d’acheter un fromage « noble » et cher, l’agent immobilier qui pense que « ce bien n’est pas pour [elle] » et s’en mordra les doigts quand, désormais aguerrie, elle aura retourné la situation à son avantage. Ou ces jeunes employés d’une « enseigne renommée » de tourisme pour qui elle s’avère carrément invisible. Et ces palanquées de quidams – technicien pour la chaudière, passante cossue, conseillère Pôle emploi… – qui la prennent, au choix, pour la nounou ou la femme de ménage.
Vexée d’être supplantée dans la compétition scolaire par enfants interposés, une grand-mère « pointe du doigt » la narratrice « comme si [elle] étai[t] une matière inerte ». Quand une mère décline une invitation entre gamines au motif que « nous ne fréquentons pas n’importe quoi », la narratrice doit admettre que « la phrase [lui] a coupé le souffle ». Parfois, l’agression surgit d’un côté inattendu. Au détour d’une conversation banale sur les projets de vacances, une collègue enseignante lui balance tout à trac : « – Quand tu dis “chez moi”, tu parles de ta brousse, c’est ça ? […] – Et puis, j’en ai rien à foutre de ton mariage à Londres. […] Attends que je te repeigne tellement blanche que ta propre mère ne te reconnaîtra plus », avant de prétendre que, bien sûr, c’était une plaisanterie – avec l’injonction sous-jacente de prendre sur soi et d’acquiescer en souriant.
Dans sa contribution (« Femme ou femme africaine ? ») à Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui (Seuil, 2017), volume collectif dirigé par Alain Mabanckou, Lucy Mushita écrivait : « Comme j’aurais préféré avoir mal compris ce qu’on me disait, j’ai mis du temps avant d’accepter la réalité des choses ». Sur ces multiples expressions du racisme ordinaire et parfois extraordinaire (essentiellement en France, en Lorraine mais aussi en région parisienne), c’est désormais le regard informé de l’expatriée qu’elle pose et, pourrait-on dire, retourne à l’envoyeur. Ainsi lorsqu’elle recueille la confidence de l’un de ses élèves, haut cadre dans une multinationale, rencontrant au stade ultime de sa carrière le plafond de verre que lui valent encore ses origines italiennes. On distingue habituellement le racisme individuel du racisme structurel engendrant, au-delà des mentalités et des comportements des personnes, un ensemble de violences et d’inégalités. Expat blues forme une démonstration par l’exemple de l’intrication étroite de ces deux échelles.
Sa grande réussite tient à sa lucidité et à une narration alerte, empruntant sa vivacité au registre du stand up et au dialogue de théâtre. Chaque chapitre, titré d’une phrase-choc, tout un programme (« Toi Bamboula, rentre chez toi » ; « Ma blonde favorite » ; « Taisez-vous, je parle » ; « La femme de ménage nous met à la porte », etc.), compose un sketch à deux ou trois personnages, commenté sotto voce par la narratrice à qui ces interactions brutales ou saugrenues sont imposées. Un jeu typographique (italiques, majuscules…) croque une figure, signale un basculement de point de vue. La narratrice témoigne de sa stupeur, fait part de ses hésitations de conduite alors qu’elle est déstabilisée par la virulence des mots, des attitudes et des comportements.
Au fur et à mesure que le récit progresse, cette voix off prend moins de gants avec son lecteur pusillanime qui oscille peut-être entre effarement, accablement et déni. Maboula Soumahoro (Le Triangle et l’Hexagone, 2020) a dénommé « charge raciale » « cette tâche épuisante d’expliquer, de traduire, de rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes » que Lucy Mushita restitue ici avec un humour salvateur. Faut-il offrir son récit au fameux oncle relou de province, celui qui fait des blagues racistes aux repas de famille ? Expat blues est plutôt un livre à mettre entre toutes les mains. On empruntera, dans l’un des deux chapitres dont la narratrice n’est pas la protagoniste, les mots de Laurence, franco-sénégalaise et cadre dans la finance, qui lance à sa jeune sœur Coralie, écartée d’un stage de master en s’entendant reprocher à mots couverts de ne pas avoir fait connaître ses origines dans son CV : « Pas de pitié pour les cons. Il est privilégié, a fait la fac. Marre de gens qui refusent de s’éduquer, de réfléchir. » Expat blues en offre avec originalité et brio l’occasion à tout un chacun.