Des petits livres drôles et sérieux, des actrices virtuoses, une mise en scène brillante de simplicité. Au Théâtre de la Ville, les pièces de David Lescot (auteur des textes et de la mise en scène), jouées par la compagnie du Kairos, ont charmé petits et grands.
Par les temps qui courent on se demande parfois s’il faut encore du théâtre dans la cité, si elle en a encore envie, ou même besoin. Oui ! la trilogie jeunesse (J’ai trop peur et J’ai trop d’amis étant réunies) de David Lescot prouve que oui avec talent, en donnant à voir ce que seul le théâtre peut faire, en sollicitant l’imagination et l’intelligence, en établissant une complicité jubilatoire avec le public. Un Petit Nicolas qui n’esquive aucun sujet d’actualité sans appuyer ni moraliser, harcèlement, racket, conflits idéologiques, bagarres, dérèglement du climat, premiers téléphones mobiles, premiers flirts, à un tournant décisif dans une vie d’enfant.
Écrite avec une précision musicale, la partition suit un jeune garçon, autodésigné Moi, au sortir de l’école primaire. Il le sait d’avance, ses vacances vont être gâchées par la peur de ce qui l’attend au collège. Quand la cloche sonnera, on va leur souhaiter bonnes vacances, les enfants avec de grands sourires, mais le système est d’une hypocrisie totale : c’est une manière dégueu… euh… dégoûtante de se débarrasser d’eux, de les envoyer à la casse, il n’ira pas, il veut redoubler son CM2. Ses parents lui font rencontrer Francis, quatorze ans, pour qu’il le briefe sur la sixième. Loin de le rassurer, Francis lui confirme qu’il y a vraiment des raisons de flipper : la cantine, la récré, et les grands de troisième, des troupeaux de bisons furieux qui vont l’accrocher avec son cartable au porte-manteau, mais « faut surtout pas balancer sinon y a vengeance » : si on le lui demande, il s’est accroché tout seul. Et si on lui colle l’étiquette TDLP, « Tu Pues La Défaite », il est mort. Dernier conseil : « C’est bon de fayoter jusqu’en CM2, mais en sixième c’est mauvais. Il faut être un peu insolent… Tu seras puni mais c’est très bon auprès des filles. » Ce sont elles qui feront sa réputation si elles le trouvent classe. Moi comprend qu’il va devoir mentir et tricher pour survivre, mais s’il se fait prendre, les conséquences seront terribles : il sera renvoyé, toute la famille devra se priver de nourriture pour payer un collège privé, alors que sa petite sœur est en pleine croissance.
Le jour de la rentrée, Moi écoute avec anxiété l’appel des noms et leurs répartitions dans les classes. Tous ses anciens camarades sont en sixième C, ils quittent la cour joyeusement et lui, tête baissée, rejoint « le groupe des inconnus de la sixième D, cette classe maudite ». Il se trouve assis à côté d’un gars très enrhumé, Basile, qu’il trouve un peu débile. Basile lui apprend que le plus populaire de la classe, c’est Clarence, et si Moi n’est pas populaire, ça veut dire qu’il est un intello. À sa surprise, Moi est élu délégué de la classe, alors qu’il n’était même pas candidat, mais Clarence, accompagné à chaque réplique par des rires de sycophante, lui explique comment ça marche : les populaires choisissent les délégués, et ensuite les délégués font ce que leur disent de faire les populaires. Clarence lui donne jusqu’aux vacances de la Toussaint pour se munir d’un portable sur lequel il lui dictera ses consignes de jour comme de nuit, par exemple de lui filer ses devoirs de maths.
Les « gens de la classe » veulent que Moi se mette avec Marguerite, l’ex petite amie de Clarence, pour la consoler de s’être fait tèj. En vrai, c’est elle qui a rompu, et d’après elle les gens de la classe ne décident rien, ils font ce que décide Clarence, mais que Moi ne s’inquiète pas : « le téléphone c’est pour dire les choses pas importantes ». Les parents estiment eux aussi qu’il n’a pas besoin d’un téléphone pour parler à des copains qu’il voit tous les jours. Sa petite sœur lui prête le sien. La Toussaint venue, quand Moi sort le téléphone-jouet en arguant qu’il est aussi faux que les forfanteries du dictateur, les rieurs changent de camp. Clarence, un tigre de papier, finit par avouer à Moi que c’est Marguerite qui a cassé avec lui, maintenant il se retrouve avec zéro meuf : « Marguerite, c’est elle qui décide, tu peux pas la commander. » Ils deviennent copains.
David Lescot ne se cantonne pas au jeune public, il écrit et met en scène aussi à l’intention des adultes, aime combiner dialogues, chant et danse, ainsi récemment La force qui ravage tout parlait de l’amour en empruntant la forme d’une comédie musicale, ou bien traiter de sujets brûlants d’actualité, Les glaciers grondants, de figures de tragédie, Portrait de Ludmilla en Nina Simone. Pour faire parler ses jeunes personnages, il confie avoir « pillé » la mémoire, la poésie et les inventions de ses propres enfants.
Ses textes donnent à chaque âge un ton juste, un style, une pensée autonome. Sami, le héros de Depuis que je suis né, un « seule en scène » sans effets spéciaux, capable de retenir pendant 45 minutes l’attention d’enfants de six ans, avait l’âge de son fils. Maintenant qu’il sait lire, Sami peut écrire tout ce qu’il veut. Il va rédiger ses mémoires, afin d’expliquer à ses parents et à la postérité tout ce que les gens ne comprennent pas à propos de leurs enfants, parce qu’il a beaucoup de mémoire, il l’a prouvé en gagnant au jeu de Memory. Écrire, mais sur quoi ? L’ardoise magique s’efface, le cahier c’est pour l’école, le mur c’est défendu. Il enregistre sur son premier ordinateur les étapes de son parcours, de la naissance à l’entrée en maternelle, sa vie intra-utérine dont il garde la nostalgie, ses jouets préférés, la crèche, son premier ami, l’acquisition du langage, l’école maternelle, la découverte du monde social : « Un ennemi c’est un bébé qui veut toujours prendre le même camion en plastique que vous » alors qu’il y en a plein d’autres, et pour avoir votre camion, il essaie de vous mordre. Nombre d’enseignants ont fait jouer Depuis que je suis né par leurs élèves, ainsi que le premier volet du triptyque, J’ai trop peur, où Moi a presque onze ans.
Le troisième volet de cette trilogie d’apprentissage, Je suis trop vert, plus ouvertement pédagogique mais tout aussi attrayant, est une création qui va tourner jusqu’en avril 2025. Avant de faire parler les paysans, David Lescot a passé quelque temps chez une de ses anciennes actrices, Suzanne Aubert (elle fut aussi les inoubliables Agnès et Iphigénie de Stéphane Braunschweig), qui pratique aujourd’hui une agriculture raisonnée en Bretagne. Le projet de partir en classe verte enthousiasme la sixième D, mais menace de capoter si trois des vingt-neuf familles concernées n’y souscrivent pas. Deux n’en ont pas les moyens, et Basile, le souffreteux, refuse de partir. Marguerite se lance alors dans un prêche vibrant au nom de la solidarité, de l’amitié et du collectif. Les enfants s’évertuent sans succès à rassembler les fonds nécessaires, mais pour finir les parents aisés paient pour les plus démunis et tout s’arrange. Et bien sûr, rien ne se passe comme prévu. La ferme où ils débarquent n’a rien de bucolique. Le retour à la nature est éprouvant mais formateur. Au bout de quelques jours, rattrapé par la réalité, Basile doit repartir en urgence faire soigner son allergie. La jeune Valérie, fille des exploitants du domaine, agricultrice de combat, s’oppose à son frère qui s’est rallié à la productivité. Elle fait lever Moi aux aurores et le fait trimer à un rythme d’enfer, mais lui réserve en fin de séjour un spectacle émouvant.
Moi est exaspéré par sa petite sœur au babillage désopilant, qui selon lui a pris le pouvoir à la maison et « n’a aucun intérêt ». À deux ans et demi, elle est incapable de parler correctement, à lui de traduire : « Orci. Avar » signifie « Merci. Au revoir. » Quand elle lui propose « avadanalé o tartifice ? », Moi n’en a aucune envie mais elle insiste : « Ta ta pas danialé ? » « sédomache », « danialé comème ». À cause d’elle, il est contraint d’assister au feu d’artifice « complètement pourri » sur le port de Quiberon, et voilà qu’elle s’endort à la première fusée, il a fallu la porter pendant toute la soirée. Mais c’est elle qui lui sauve la mise face au « populaire » Clarence en lui prêtant son téléphone, cadeau d’un de ses amoureux à la Nicole maternelle, c’est elle encore qui jette ses jouets en plastique et se charge de convertir la famille à l’éco-responsabilité en exigeant de remplacer le chauffage par des chaussettes et des pulls pour sauver les pitis pinguins. L’avenir s’annonce difficile, observe Moi : « Nous on sent qu’on a changé, mais les autres ont pas bougé, alors y a un décalage. »
Le « tartifice » est l’occasion d’un festival pyrotechnique éblouissant, plusieurs minutes de fontaines, tourbillons, chandelles, volcans, bouquets, exécuté debout dos au public, avec juste les mains et la voix, par une des trois actrices qui jouent tous les rôles en alternance (Lyn Thibault, Élise Marie, Sarah Brannens, Lia Khizioua-Ibanez, Camille Bernon, Marion Verstraeten). Le décor se résume aux ambiances sonores qu’elles créent, cris de mouettes, vagues, battements de cœur, chuchotements, débats en arrière-plan, sonneries, cour de récréation, bruits de la ville, de la campagne, et tubes pop composés pour la circonstance. Le dispositif, un grand bloc de bois semé de trappes, devient tous les véhicules requis par la narration, plage, salle de classe, pupitre, car, tracteur, dortoir, étable. Quelques accessoires vestimentaires différencient les personnages, et c’est tout. Rien de trop.