Tant de sang répandu

Dans son dernier ouvrage, Ainsi l’animal et nous, la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi entreprend le grand récit de l’enchevêtrement des dominations exercées à l’endroit des animaux et de groupes humains opprimés. De ce grand récit, fait de multiples récits et parcourant les siècles, l’autrice nous invite à voir que les animaux sont partout, là, logés et lovés où nous ne parvenons pas à les voir, présents là, matériellement ou symboliquement, où les dominations entre humains font rage.

Kaoutar Harchi | Ainsi l’animal et nous. Actes Sud, 320 p., 22,50 €

Kaoutar Harchi ouvre son livre sur un tableau, qu’elle poursuit tout au long de son récit, faisant s’entremêler la grande Histoire – celle de ces siècles où, toujours, les oppressions des animaux par les humains et de certains humains par d’autres humains n’étaient pas étrangères les unes aux autres – à son histoire, ses souvenirs d’enfance. La disparition de Mustapha après qu’un jour d’été où la jeune narratrice se baignait avec son ami, le chien de la police eut mordu Mustapha, que la foule eut crié : « faut crever ce chien qui attaque nos gosses », et que les policiers eurent rétorqué : « c’est vous les chiens, c’est vous qu’on va crever ».  

C’est notamment par le déploiement d’images, telles celles du chien qui surgit pour mordre Mustapha avant d’être tué, que l’autrice entreprend de rendre visibles, sensibles, les animaux. Ces images se succèdent pour créer des récits où l’importance du regard et de la vue nous empêche de mettre à distance ce que nous mettons habituellement à distance : ce qui concerne les animaux. Aussi l’autrice prend-elle le temps de nous raconter, parmi d’autres histoires, celle de la truie, dont la vie n’est qu’« une longue suite d’inséminations artificielles, de grossesses contraintes, de gestations, de mises bas, d’allaitement, de séparations » avant d’être tuée « ce jour venu où la truie cessera d’être une force pour cet homme car elle sera sans force pour elle-même ». L’acuité et la justesse de ces récits nombreux où les animaux deviennent des êtres dignes d’intérêt témoignent, plus que d’un réel égard, d’un souci de justice que sert la justesse. 

Mais si les animaux sont partout présents dans l’ouvrage, ils ne sont jamais là tout seuls. D’une part, parce que l’animalisation dont ils ont fait les frais est indissociable d’un processus d’humanisation des humains – ou plutôt de certains humains –, processus dont des humains sont à l’origine. Mais également parce que cette même animalisation qui cible principalement les animaux non humains s’étend à des humains et groupes d’humains minorisés socialement, dominés, et dont l’animalisation permet de produire et de justifier une violence toujours plus grande à leur encontre. Aussi Kaoutar Harchi place-t-elle ce processus d’animalisation au cœur de son ouvrage, puisque, selon ses mots, « l’animalisation est tout », « l’animalisation est la question de notre monde. L’animalisation est tout entière notre monde entier ». 

Kaoutar Harchi | Ainsi l’animal et nous
Kaoutar Harchi © Jean-Luc Bertini

Ainsi, l’animalisation des peuples colonisés et la mise en place d’un bestiaire colonial permirent d’ouvrir la voie à leur esclavage ou à leur exploitation sans merci, dans la mesure où ils apparaissaient dès lors comme sans âme ni conscience auprès de leurs oppresseurs. L’animalisation des femmes, accompagnée elle aussi d’un bestiaire patriarcal largement érigé par la littérature, les priva du statut d’individu et du statut de sujet, et justifia l’appropriation matérielle et symbolique de leurs corps. Le peuple lui-même a été animalisé, ayant souvent été pensé comme un troupeau. L’exploitation des animaux ouvrit d’ailleurs la voie à l’exploitation de bien des humains, comme le suggère le fait que « le travail à la chaîne naquit au milieu des bœufs et des porcs » avant que Henry Ford « eût l’idée d’appliquer ce principe aux carcasses de voiture », de telle sorte que fut fait « d’une tuerie massive des animaux le modèle du monde industriel moderne », lui-même non sans conséquences pour les humains qui y travaillent et y travaillèrent. Quant aux Algériens, ils furent traités de « rat, bicot, mangouste, crouille, crouillat, vermine, vipère, loupiot », ce qui justifia que les policiers français les flairent, les traquent, les pourchassent, les noient, « vous savez, sous tant de coups ». 

Parmi les nombreuses victimes de l’animalisation dont elle tisse les récits, l’autrice n’oublie pas d’évoquer l’animalisation des Juives et Juifs par les nazis. La population juive fut traitée ainsi qu’on traite un agent contaminant, puisque au regard du nazisme le véritable agent pathogène était la vermine juive. Néanmoins, contrairement aux processus les plus communs d’animalisation de l’autre, « le nazisme engagea une double animalisation des groupes humains », se sur-animalisant – leur animalité apparaissant à leurs yeux comme un état de nature supérieur, qui fit des membres dominants du corps social des tueurs autorisés à tuer –, et sous-animalisant l’autre, dont l’animalité est définie comme un état de nature inférieure, dont les membres deviennent alors tuables. L’investissement de la question animale par le régime nazi fut dès lors instrumentalisé pour persécuter les Juives et les Juifs (entre autres), tandis que la valorisation de certains animaux permettait de créer des hiérarchies au sein du monde animal et, partant, au sein des groupes humains auxquels ces animalisations différenciées s’appliquèrent. 

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Cette animalisation, en tant qu’elle consiste en ce rapprochement essentiel entre ces humains et les animaux, est productrice de rapports particuliers de ces humains envers les animaux, quoique selon des modalités complexes et diverses. C’est ainsi que « ce sont toujours les femmes qui libérèrent les femmes et les animaux », ou que l’écrivain Isaac Bashevis Singer, survivant de la Shoah, « tournoya, autant que cela lui fut nécessaire, au risque du scandale, autour de cette relation, elle-même circulaire, triste ronde qui aurait emporté avec elle les animaux et les Juifs ». Cependant, les groupes et les personnes animalisées tendent également souvent à dominer les animaux plus encore, ainsi que l’écrit l’autrice lorsqu’elle affirme que, vainement, « les femmes ont pensé pouvoir devenir les égales des hommes par la dépréciation perpétuelle des chiennes », car c’est bien là tout ce que leur offre l’ordre des hommes : « la possibilité de goûter à la domination et de dominer les animaux ». C’est une tout autre voie que nous propose Kaoutar Harchi. 

À l’issue de ce grand voyage, de ce voyage aux confins de ces dominations occidentales et de leur enchevêtrement, l’autrice semble revenir aux animaux, en proposant des réflexions plus classiques de l’antispécisme, sans jamais pourtant se départir de ces liens qui lient essentiellement le sort des animaux au sort de certains humains. En posant la question simple et essentielle : « où, dans notre vie, sont les animaux. Ou alors : où dans la vie des animaux, nous sommes », l’autrice revient à son souhait de visibiliser les animaux, afin de visibiliser leur sort. Et ce, précisément car, eux aussi et eux d’abord, eux essentiellement, ont été animalisés, ce qui veut dire que « les animaux n’étaient pas prédestinés à être des animaux et à le demeurer », ce qui veut dire encore que les animaux n’étaient pas prédestinés à être dans les entrepôts, abattoirs, assiettes, laboratoires, cages, éprouvettes, ateliers de couture, usines, vitrines, parcs, zoos, fêtes foraines – ainsi que l’énumère l’autrice –, tandis que nous étions à la manœuvre. Car « il y eut tant de sang répandu ».

Kaoutar Harchi | Ainsi l’animal et nous
Chasseur exhibant la tête d’un chevreuil décapité et chassé dans l’après-midi © Jean-Luc Bertini

Kaoutar Harchi en vient alors enfin à forger le concept d’« ordre zoosocial », ordre politique qui divise le monde, non en humains et animaux, mais bien en êtres humanisés et animalisés, embarquant toutes les dominations, et toutes les luttes qui se forment contre elles, dans un même mouvement. Car l’idée que l’autrice entend promouvoir, c’est bien que la question animale et le sort des animaux soient considérés à la hauteur de leur importance, non seulement à l’endroit des animaux qui sont quatre milliards à être tués chaque jour dans le monde, mais également à l’endroit de toutes les autres dominations qui s’appuient largement sur la domination, fondamentale, des animaux non humains. 

La qualité littéraire du récit de l’autrice est intrinsèquement liée à son projet d’ouverture, à son dressage de « l’inventaire des crimes perpétrés par le monde occidental », à sa démonstration que « ce n’était pas obligé. L’égalité était possible ». En effet, l’attention des lectrices et lecteurs est régulièrement sollicitée par les « vous savez », qui les responsabilisent : l’autrice nous a dit toutes ces choses que l’on savait peut-être, que l’on sait maintenant, que l’on ne peut plus ne pas savoir. Son écriture se reprend, bute, avance avec nous, avance en profondeur, nous emporte dans son cheminement, dans un cheminement douloureux mais salvateur, qui permet finalement de rendre hommage et peut-être justice aux nombreuses victimes de l’animalisation, comme le suggèrent les nombreuses et étendues énumérations qui visent à n’oublier personne, et à montrer avec force que les victimes étaient et sont encore nombreuses. Ainsi peut-être, la poésie de ce récit grevé d’images, qui s’ancre dans le temps tout en lui échappant absolument, la fluidité de cette histoire retracée, de cette grande histoire des humains et des animaux, cette écriture en tableaux souples et pourtant bien ancrés, justifierait et ne pourrait que nourrir le souhait de voir ce récit adapté au théâtre, mis en scène, et joué devant plus de monde encore – ouvert.