Un attachant primate

Contredisant l’idée répandue d’une grande rupture provoquée dans l’histoire humaine par la domestication, l’anthropologue Charles Stépanoff propose des thèses érudites et ambitieuses, qui éclairent d’une lumière nouvelle nos relations aux animaux, mais ne convainquent pas jusqu’au bout.

Charles Stépanoff | Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain. La Découverte, 632 p., 27 €

La domestication a longtemps été la clé de voûte du grand récit des origines de la modernité : les chasseurs-cueilleurs nomades vivant en harmonie avec la nature, dans des sociétés égalitaires et animistes, auraient fait place aux sociétés hiérarchiques rationnelles en devenant sédentaires et en transformant les plantes et les animaux en des propriétés sans âme. Selon ce récit fondateur, c’est donc la domestication qui nous aurait fait basculer de la sauvagerie à la civilisation, introduisant une rupture radicale entre nature et culture. Cette rupture, explique l’auteur, date en réalité des Lumières européennes, qui ont inventé l’idée de domestication, au sens de contrôle de la reproduction et des lignées, et l’ont utilisée pour célébrer la civilisation ou pour la conspuer.

Mammifère le plus ouvert à l’altérité, l’être humain a noué des liens avec les plantes et les animaux, mais aussi avec les esprits, le soleil, le ciel, les montagnes, les rivières, comme le montre Charles Stépanoff. Nous sommes les prédateurs les plus dangereux de la planète, certes, mais des « prédateurs empathiques ».

Partout sur Terre, nous nous sommes ainsi attachés à des animaux avec lesquels nous avons partagé notre habitat, notre vie sociale et nos émotions. Le livre dresse la liste impressionnante des mammifères à qui des femmes ont donné le sein : chiots, dingos, opossums, marcassins, porcelets, pécaris, singes, éléphanteaux, faons, castors, oursons, ratons laveurs, léopards, etc. Autant d’animaux que nous avons apprivoisés et traités comme des enfants. L’auteur fait l’hypothèse que nous apprivoisons des animaux parce que nous devons apprivoiser nos bébés, regardés dans de nombreuses peuplades comme des étrangers, des esprits venus d’un autre monde, voire des démons. Il avance même que « les apprivoisements ont certainement joué un rôle considérable dans l’histoire des conceptions religieuses humaines », nos rapports aux animaux nous fournissant un modèle pour communiquer avec les esprits, les défunts et les dieux.

Apprivoiser, c’est établir une relation individuelle avec un animal. Domestiquer, c’est établir une relation intergénérationnelle avec une race. Inexistants il y a 20 000 ans, sinon sous les traits de rares chiens-loups, les animaux domestiques représentent aujourd’hui 60 % de la biomasse totale des mammifères de la planète, contre 5 % seulement pour les animaux sauvages. Mais la domestication au sens moderne, fondée sur la sélection d’individus performants, la reproduction contrôlée (souvent en consanguinité) et la constitution de « races pures », est seulement vieille de 250 ans.

Charles Stépanoff | Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain.
Les Nénètses sont des éleveurs de rennes. Photo prise dans l’oblast d’Arkhangelsk © CC0/WikiCommons

En observant les Tozhu, un peuple de chasseurs-cueilleurs nomadisant en Sibérie, Charles Stépanoff a remarqué qu’ils « ne surveillent pas leurs troupeaux, ne leur apportent pas de fourrage, les laissent souvent s’accoupler avec des rennes sauvages et ne les protègent pas contre les loups ni les ours ». Les Tozhu ne cherchent pas à contraindre les rennes ; ils profitent au contraire de leurs connaissances du milieu sauvage, de leur « agentivité » et de la hiérarchie du troupeau, utilisant par exemple des femelles meneuses plutôt que des bergers ou des chiens de conduite. Les animaux domestiques sont ainsi souvent plus libres que les animaux apprivoisés, souvent tenus en cage ou attachés à des piquets.

Contrairement au récit fondateur de la modernité, la domestication n’a pas fait basculer les Tozhu dans l’asservissement de leurs semblables et de la nature. Il existe au contraire bien des manières pour les humains de se lier aux animaux et aux plantes. De nombreuses espèces ont ainsi été protégées, nourries, déplacées et utilisées sans être vraiment domestiquées, et l’on compte de nombreux cas de réensauvagement. Les mêmes comportements, les mêmes savoirs, les mêmes mythes se retrouvent d’ailleurs chez les chasseurs-cueilleurs et chez les agriculteurs et les pasteurs, du néolithique jusqu’à nos jours.

Le récit de la grande rupture doit donc faire place à une histoire de continuités, de co-dépendances, d’hybridations, de relations réciproques et de coévolutions imprévisibles. « Des assemblages hommes-animaux-plantes, réunissant des espèces tant domestiques que sauvages, forment des communautés hybrides qui façonnent ensemble de nouvelles niches écologiques : les agro-écosystèmes. » Telle est la principale thèse du livre.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

La troisième partie, consacrée à la naissance des inégalités et de pouvoirs centralisés, entend montrer des corrélations entre l’organisation politique des sociétés humaines et leurs rapports à leur environnement. Peu à peu, écrit l’auteur, grâce à leurs « monopoles sur des relations au-delà de l’humain », des « humains hyper-attachés (nobles, prêtres) » parviennent à rendre dépendants et à exploiter des « humains détachés » (esclaves, paysans, ouvriers, gens du commun, colons), voués à transformer les plantes et les animaux en « choses détachées » indispensables au maintien de cette domination. 

Cette thèse pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, qu’est-ce qui transforme une entité, comme un cochon ou une graine, en une « chose détachée » ? Parce qu’on la stocke ? Parce qu’on la transporte hors de son milieu ? Parce qu’on la prive de ses liens avec les esprits ? Parce qu’on la transforme ? Parce qu’on la vend ? Ce n’est pas clair. Selon les besoins de l’argumentation, ces choses détachées sont « des marchandises », « la monnaie », des « richesses », des « objets anonymes et interchangeables », des « denrées de base », ou encore des « biens précieux ». Par ailleurs, les sociétés traditionnelles, elles aussi, semblent produire des choses détachées, par exemple en cuisant les viandes, sans que l’auteur n’emploie le terme à leur propos.

Quant aux « humains détachés », ils sont définis comme des individus entretenant avec le monde non humain des rapports essentiellement matériels. Par un étrange retournement, l’auteur qualifie donc d’« humains détachés » des individus proches des animaux et des plantes, et d’« humains hyper-attachés » des individus vivant à distance de la nature, généralement en ville, mais exerçant un monopole sur « certains modes de relations intersubjectives au cosmos ».

Charles Stépanoff | Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain.
Campement de Nenets, peuple nomade de la péninsule de Yamal (Russie) © CC-BY-4.0/Sergey.vlad.popovWikiCommons

Selon Charles Stépanoff, l’apparition des villes marque « une rupture radicale sur les plans écologique et cosmologique ». Séparant espace habité et milieu nourricier, les villes encouragent l’exploitation intensive de l’environnement et la domination des paysans. Cela est bien connu. Mais l’auteur va plus loin – et malheureusement trop loin. « La ville ne peut exister », écrit-il, « sans un pouvoir centralisé régissant des zones d’approvisionnement et maîtrisant la force de travail de leurs habitants afin qu’ils produisent des choses détachées. » La ville exerce en outre « un monopole sur la communication avec l’immaîtrisable » et développe des « savoirs scientifiques qui remplacent les savoirs locaux », car « elle doit produire des savoirs abstraits pour se rattacher au monde par-dessus les murailles qui l’entourent ».

En réalité, toutes les villes n’ont pas été entourées de murailles, toutes n’ont pas monopolisé la communication avec le non-humain, toutes n’ont pas produit des savoirs abstraits et toutes n’ont pas contrôlé le travail des populations alentours. La plupart sont restées intimement liées à leur arrière-pays jusqu’à l’invention du chemin de fer et ont entretenu avec les populations paysannes des échanges surtout marchands (le marché est souvent ce qui distingue la ville du village).

Tout au long de cette troisième partie, l’auteur identifie des mécanismes de domination, mais il ne dessine pas de modèle général. Dans certains cas, la différenciation peut créer des monopoles sur le non-humain, qui peut produire des inégalités, qui peuvent légitimer la hiérarchie, qui peut s’appuyer sur la division du travail. Mais pas dans d’autres cas, et on ne comprend pas vraiment pourquoi. Les affirmations avancées sont souvent des hypothèses, ou des extrapolations à partir d’un ou deux exemples, ou des reformulations de thèses connues, ou des raisonnements circulaires. Par exemple, pourquoi certains immenses villages de la culture néolithique Trypillia ne sont-ils pas devenus des villes ? « Sans doute la raison tient-elle précisément à cette absence, dans la culture Trypillia, de rupture urbaine et au maintien par chaque unité domestique d’un tissu de liens d’attachement métaboliques et mentaux avec le milieu vivant. » Autrement dit, ces villages ne sont pas devenus des villes parce qu’il n’y a pas eu de rupture urbaine.

Alors que Charles Stépanoff consacre de longues pages passionnantes aux cosmogonies des chasseurs-cueilleurs, des pasteurs et des cultivateurs, il délaisse largement cette dimension symbolique dans la troisième partie, alors même que le pouvoir des dominants est censé découler de leurs « monopoles sur des relations au-delà de l’humain ». Il ne consacre ainsi qu’un paragraphe aux représentations mentales de la nature propres aux citadins et aux rois, sans s’intéresser à leur impact sur les mythes traditionnels et sur les relations symboliques que les individus détachés entretiennent avec les non-humains (le livre ne cite ni Georges Dumézil, ni Paul Veyne, ni Jean Bottéro, ni Jean-Pierre Vernant, ni Marcel Detienne). Faute de comparer les représentations des dominants et celles des dominés, l’auteur ne peut démontrer que les premiers exercent « un monopole de la violence symbolique légitime », selon l’expression de Bourdieu. L’assimilation des gens du commun à des individus détachés mériterait donc d’être relativisée, et avec elle la rupture symbolique que représenterait l’apparition des villes.

Traitant en cinquante pages d’institutions aussi complexes que les villes et les États, la fin du livre s’éloigne de ses sujets humains et non humains pour faire place à des groupes abstraits (« communautés locales », « élites », « experts ») soumis à la mécanique de concepts aux contours flous (« la ville », « l’État », « la hiérarchie », « la division du travail »). Des notions fondamentales sont mobilisées de façon sporadique et sans être définies (féodalisme, marché, salariat, capitalisme, civilisation). L’invention de l’écriture, l’institution de la propriété, les débuts de la science, la Chine et la Grèce antiques sont évoqués en quelques lignes, à partir d’une poignée de références. Les lectures deviennent plus lacunaires et plus datées (si l’on excepte un passage sur Hawaii, le chapitre sur l’État ne cite que six livres, dont quatre ont plus de quarante ans).

La complexité de l’essor des villes et des États aurait dû inciter l’auteur à davantage de nuance. Au lieu de raviver les figures de la « rupture radicale » et du « grand tournant », en remplaçant la domestication par l’urbanisation dans le grand récit des origines de la modernité, il aurait pu penser l’avènement de la modernité en termes de continuités, de co-dépendances, d’hybridations, de relations réciproques et de coévolutions imprévisibles, comme il le fait si bien dans les deux premières parties du livre. En plus de produire un ouvrage très ambitieux, bien écrit, richement documenté et illustré, il aurait signé un très grand livre.

Chaque mercredi, l’actualité de la littérature, des idées et des arts