L’exposition que le Centre Pompidou consacre au surréalisme pour le centenaire de la parution du premier manifeste enregistre un paradoxe que le succès qu’elle rencontre amplifie plus qu’il ne l’atténue : en s’efforçant de représenter toutes les facettes du surréalisme à la manière surréaliste, ses concepteurs trahissent par redondance leur volonté de le définir, et par inadvertance leur intention de le limiter.
Place Georges-Pompidou, 4e arrondissement de Paris – Afin de souligner la position éminente qu’a occupée le mouvement dans l’histoire des avant-gardes au siècle dernier, les commissaires ont en effet multiplié les œuvres présentées (plus de cinq cents) comme ils en ont considérablement étendu la surface géographique (en direction du Royaume-Uni, notamment, et jusqu’au Japon). De même, la structure du parcours, de type labyrinthique-cortical, avec orifice buccal monstrueux, canal rachidien obscur et thalamus son-et-lumière en guise d’entrée en matière, entend visiblement illustrer son rayonnement prismatique, tant intérieur qu’extérieur.
L’entreprise serait louable voire ludique si elle ne prêtait le flanc au principal reproche adressé au surréalisme lui-même : la tendance illustrative à laquelle cèdent un certain nombre de ses productions plastiques. Sur ce point, le paradoxe revêt même une dimension ironique. Si le surréalisme est bien le premier mouvement artistique à opposer l’image – toutes les images – aux différentes formes de contrôle qu’impose le langage sur la vie, peu d’œuvres réunies dans « Surréalisme » permettent de déclarer le mot défait et l’image vainqueur au terme de ce duel existentiel.
La qualité le cédant souvent à la profusion, l’attention portée à chacune des œuvres connaît en outre par endroits de singuliers manqués. Le cartel de l’unique œuvre de Sonia Mossé conservée dans les collections nationales depuis que le Centre Pompidou l’a acquise en 2021 signale, par exemple, que sa trajectoire fut brutalement interrompue lorsqu’elle fut déportée et assassinée en 1943 à Treblinka, là où les éléments biographiques figurant en tête du même cartel, ainsi que dans le catalogue, indiquent qu’elle est morte à Sobibor, tandis que selon Yad Vashem c’est à Majdanek qu’elle a péri. Le titre attribué à l’encre hachurée comme une eau-forte qu’a dessinée Sonia Mossé en 1937 est pareillement sujet à caution. Outre l’artiste elle-même en compagnie de Nusch Éluard, la troisième de ces Trois femmes figurerait en réalité (toujours d’après le cartel) Antonin Artaud, dont l’absence dans l’exposition est d’ailleurs difficilement explicable.
Il serait certes assez idiot de nier l’importance qu’eut pour les surréalistes le fait de se structurer en groupe en arguant que cela n’eut pas d’incidence significative sur la créativité et la puissance subversive des créations de ses membres, puisque c’est précisément au moment où il s’est dissous que leur capacité d’intervention artistique et politique s’est amoindrie. Il est cependant tout aussi clair que c’est parce que le surréalisme n’a jamais complètement surmonté les tensions inhérentes à sa formation en groupe que celui-ci a été le plus inventif, y compris pour ceux qui – comme Artaud, donc – entretenaient avec lui de sincères affinités de principe tout en cherchant à s’en démarquer lorsqu’il exigeait d’eux que leur liaison devînt exclusive.
Si le compagnonnage d’avec les surréalistes aura été un moment fécond pour des personnalités comme Max Ernst ou Alberto Giacometti, qui sont pour leur part nettement mieux représentés, c’est parce qu’eux-mêmes en fertilisaient le champ, et qu’ils s’en éloignèrent au mitan des années 1930 lorsque le surréalisme était à leurs yeux en passe de se fixer en une formule bientôt stérile, et pour cette raison assimilable par des artistes plus ou moins tard venus dans ses rangs, et dans tous les cas plus enclins à s’y aligner.
Pour s’appuyer sur l’un des motifs récurrents du grand répertoire surréaliste, celui des oiseaux, il n’est que d’opposer la façon qu’ont la plupart d’en user à celle dont Ernst les dépeint dans la première œuvre de lui jalonnant un parcours qui en compte de nombreuses (L’Armée céleste, vers 1925-1926, musées royaux des beaux-arts de Belgique). Chez Ernst, l’oiseau n’est jamais prétexte à ce genre d’énigmes qu’une interprétation mythologique, onirique ou fantasmatique, et dans tous les cas langagière, résout adéquatement. Il y a au contraire dans tout son œuvre une inadéquation de la figure à elle-même qui se situe par conséquent aux antipodes des oxymores magrittiens, si aimables soient-ils, comme peut sans doute l’être encore un peu L’Empire des lumières (1954, musées royaux des beaux-arts de Belgique), ou si agressifs que Les jours gigantesques (1928, Fondation Beyeler).
Dans le même esprit, ainsi que l’avait montré Didier Ottinger il y a dix ans avec l’exposition « Le surréalisme et l’objet », dont il était déjà commissaire, un monde unit et sépare simultanément la Boule suspendue de Giacometti (exposée sous le titre L’Heure des traces) des « objets à fonctionnement symbolique » de Salvador Dalí. C’est en effet lui qui forgea cette expression d’après l’œuvre de Giacometti à sa création en 1931, mais celui qu’invente Dalí à la même date, son Objet scatologique à fonctionnement symbolique (Le Soulier de Gala) (1931-1973, musée national d’Art moderne), ne fait rien d’autre que réitérer la formule mise au point pour l’occasion. Dans un cas, le goût pour l’objet trouvé développé aux côtés d’André Breton a conduit Giacometti à produire une œuvre subjectivement évocatrice jouant objectivement avec les limites de la sculpture ; dans l’autre, l’idée de trouvaille a donné lieu chez Dalí à une allégorie privée aussi cryptée qu’aisément déchiffrable.
Parce qu’il est schématique, Dalí est un bon cas d’école ; ses peintures s’apparentent toujours à des leçons de choses, quelque étrange que soit la morale qui les anime. Leur étrangeté provient en effet de la menace diffuse que fait constamment peser leur auteur sur ses figures. On pressent cette menace puisqu’on reconnaît dans ses toiles une foule de symboles et de figures remontant de la peinture passée à la sienne qu’elle se contente de déformer en les citant. En laissant cependant intacte la facture académique de la peinture antérieure, Dalí en produit un succédané lui-même schématique, pour ne pas dire caricatural, en sorte que la menace est écartée avant même d’avoir vraiment surgi.
Tout le surréalisme ne procède certes pas de manière aussi habile et rassurante, mais il y a dans le procédé menaçant de Dalí un élément à la fois corrupteur et révélateur à l’endroit du mouvement dans son ensemble dont même le goût proprement surréaliste de la découverte et de la redécouverte du merveilleux ne ressort pas entièrement indemne. Cet élément consiste à tenir en joue l’intégralité de la culture, si bien qu’on s’attend à ce que sa critique se révèle d’autant plus dévastatrice qu’étant systématique elle ne devrait épargner aucun domaine de la pensée ni de l’art. Mais le doigt restant finalement un peu longtemps sur la gâchette, on en vient à se demander si le surréalisme a jamais mis ces menaces à exécution.
À la longue, de la litanie d’œuvres qu’expose le musée national d’Art moderne (que l’on peut tout de même juger représentatives par leur quantité à défaut de les estimer significatives du point de vue de leurs qualités particulières) se dégage la sensation qu’on éprouve devant un enfant agaçant un oiseau dont on comprend qu’il ne compte ni le remettre dans sa cage ni le laisser s’envoler, et moins encore serrer le lacet qu’il a passé autour de son cou.
On peut lire cette compréhension sur le visage de certains visiteurs lorsqu’ils sourient comme seuls les adultes sourient. Leur expression signale alors le moment exact où le souci de pédagogie de l’exposition s’est mué en une incitation à faire preuve de compréhension à l’égard des œuvres. Moment pour elles délétère qui suggère que, d’adversaire de la culture et d’ennemi de la bourgeoisie qu’il était, le surréalisme aurait endossé le rôle plus inoffensif de son mauvais génie, et que la crainte qu’il inspirait ne serait plus qu’un frisson auquel le public peut aspirer avec d’autant plus de soulagement qu’il sait la menace levée, et pour longtemps, puisque c’est un musée qui lui en fait la démonstration.
Tout se passe en somme comme si les commissaires avaient voulu obtenir de lui un assentiment qu’ils pensaient d’avance refusé tant sont récurrentes les critiques contre « l’escroquerie surréaliste », les « coups de bluff » de ses partisans, etc. Répétées depuis des décennies, ces banalités émanent pourtant davantage du milieu de l’art lui-même que du grand public. Et si elles s’obstinent, c’est parce que les plumes qui les répandent ne parviennent pas à être suffisamment assassines pour liquider un héritage dont tout indique qu’à rebours des vœux pieux ainsi exprimés le surréalisme n’est pas mort, lui qui a bel et bien survécu à son mouvement, mais seulement sujet à inventaire.
En lui préférant l’hommage prudent, les organisateurs de l’exposition ont donc manifestement péché par excès de zèle, et surtout de précaution ; ce qui n’est pas forcément lui rendre un meilleur service. Projeter en boucle, par exemple, le célèbre extrait tiré du Chien andalou (1929) de Luis Buñuel de l’œil coupé défalqué du plan où le rasoir tranche effectivement l’œil de bœuf en deux est un choix étrange, qui cesse de paraître anodin à l’instant où l’on se remémore l’observation non moins fameuse de Walter Benjamin selon lequel, « de spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile ».
Couper la coupe, pour le dire ainsi, c’est donc appâter une critique qui se demandera nécessairement, par comparaison, si, en devenant surréaliste, le projectile dada ne s’est pas transformé lui-même en « spectacle attrayant » dès lors qu’on assure à celui qui en est spectateur que l’œuvre manquera bel et bien sa cible – c’est-à-dire lui-même. C’est au surplus donner raison à Guy Debord (ce qui n’est pas un tort) lorsqu’il estimait dans La société du spectacle, justement, que « le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser » tandis que « le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer ». Paradoxalement, donc, c’est parce qu’elle cherche à réunir le plus grand nombre possible de « réalisations » surréalistes que cette exposition se montre la plus fidèle à son ambition, tout en portant peut-être le coup le plus fatal à son esprit.