Mabille à merveille

Figure considérée comme périphérique au mouvement surréaliste, Pierre Mabille (1904-1952) est pourtant un membre actif dans le groupe fondé par André Breton, qu’il rencontre en août 1934. La réédition de son Miroir du Merveilleux fait partie des heureuses surprises dans la célébration dont les surréalistes font l’objet aujourd’hui.

Pierre Mabille | Le Miroir du Merveilleux suivi de Le Merveilleux. Préface d’André Breton. Texte présenté et annoté par Emmanuel Bauchard. Fage, 448 p., 30 €

Pierre Mabille a notamment un rôle central au sein de la revue Minotaure, mais il est aussi l’auteur d’une série d’ouvrages : notamment Thérèse de Lisieux, publié en 1936 (réédité par Allia en 1996), et cette exploration du Merveilleux, publiée en 1940, folle anthologie en forme de collage de textes aussi différents que peuvent l’être un article de journal, une page de Rimbaud, un poème d’un ouvrier américain ou un conte gabonais…

Pierre Mabille est un personnage des plus singuliers, ogre de savoirs – médecine, mathématiques, occultisme –, et l’on comprend pourquoi Breton, comme son biographe Rémy Laville l’a montré, lui fut si attaché. S’il ne rejoint l’aventure surréaliste qu’au milieu des années 1930, s’il est réfugié en Haïti pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que les autres membres sont principalement au Mexique et à New York, avec la republication de son Miroir du Merveilleux, présentée et annotée par Emmanuel Bauchard, et augmentée de son Merveilleux, Mabille s’avère un orfèvre dans l’art de l’anthologie, genre dont on oublie trop souvent qu’il fut le plus surréaliste de tous.

Pierre Mabille | Le Miroir du Merveilleux suivi de Le Merveilleux.

Les éditions Fage ont choisi une couverture cartonnée ; cela surprend d’abord quand on saisit l’épais volume, puis, au fur et à mesure que l’on plonge dans ce livre étrange, construit en séquences ponctuées par des dessins d’André Masson, dont on a pu voir quelques-uns dans la récente rétrospective à Pompidou-Metz – on lira avec intérêt le catalogue dirigé par sa commissaire Chiara Parisi, André Masson. Il n’y a pas de monde achevé (2024) –, on se dit qu’il fallait bien un tel dispositif matériel pour rendre compte de la conception qu’avait Mabille de son Miroir du Merveilleux, un corpus pouvant sans cesse être nourri par de nouveaux matériaux. L’ouvrage est à l’image de son auteur, il témoigne d’une curiosité sans limite : Mabille rassemble en un même lieu des contes populaires des différents continents, des poèmes de contemporains, plus ou moins proches du groupe (Breton, Péret, Gracq, Fargue, Char…), des textes de l’évangile de saint Jean, de penseurs grecs, des pages de Poe, de Kafka, des récits égyptiens mais aussi des morceaux choisis de William Blake, d’Alfred Jarry, de poètes ouvriers américains, des incantations mexicaines, ou des extraits de l’alchimiste et mystique Robert Fludd, et bien sûr de Lewis Carroll.

Mabille les monte ensemble comme une longue bandelette. La lecture d’abord désarçonne tant parfois le montage juxtapose des textes de nature radicalement différente – différence soulignée par l’indication de l’auteur et du titre de chacun. Comment ne pas admirer ces lignes du Livre de Manou (XIIIe siècle av. J.-C.) : « Tout était plongé dans l’obscurité. Rien n’était perceptible. Rien ne pouvait, ni être découvert par le raisonnement, ni être révélé. Tout semblait livré au sommeil. » Pourtant, malgré la beauté ressentie devant certains des éléments (Mabille ne publie pas en effet de fragments, il compile plus qu’il ne coupe), la lecture pourrait rebuter si on ne prenait soin de lire l’excellente présentation d’Emmanuel Bauchard. Ce spécialiste de Mabille explique comment ce volume est un premier aboutissement d’une longue quête, partagée par de nombreux surréalistes, qui vise à faire se rejoindre art et science. « D’une poétique de l’analogie fondée sur le choc émotif produit par les associations d’idées, le surréalisme s’oriente progressivement vers une poétique de l’homologie qui reconstituerait de nouvelles connexions tangibles entre l’homme, la nature et le cosmos. » L’homologie devient la clé de compréhension.

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Le Miroir du Merveilleux n’est pas un objet pour satisfaire un simple plaisir littéraire, même si, selon son auteur, il faut continuer à croire en « la force de la poésie et de sa beauté pour améliorer le monde » ; il se veut un outil pour parvenir à la redécouverte du Merveilleux, qui offre la seule clé de compréhension possible du monde. Il n’a pas non plus de visée thérapeutique. L’anthologie s’ouvre sur une longue introduction dans laquelle Mabille entremêle son propos avec divers textes, et elle se déploie ensuite en une série de séquences, comme autant d’étapes d’initiation : « La création », « La destruction du monde », « Au travers des éléments », « Au travers de la mort », « Le voyage merveilleux », « La prédestination », « La quête du Graal ». Et, il faut l’avouer, le montage opère merveilleusement : on est captivé par cette succession de discours qui, page après page, nous relie à ce Graal. Bien sûr, certains textes ont moins de prise que d’autres, mais toujours Mabille reprend la parole, explicite, se fait pédagogue. Il tient sa ligne et l’on saisit l’importance que cette œuvre a pu avoir : l’influence que la mise en avant de cette « conscience lumineuse » a eue, notamment sur le peintre Roberto Matta, mais aussi, comme le souligne Emmanuel Bauchard, sur la revue Tropiques et en particulier sur René Ménil.

Pierre Mabille | Le Miroir du Merveilleux suivi de Le Merveilleux.
la légende arrive

C’est aussi l’une des originalités du Miroir que d’être une anthologie qui compile en un trésor littérature et folklores de tous les pays, mais qui est tissée par le propre discours de Mabille : car c’est bien un livre de Pierre Mabille, très jeune diplômé en médecine chirurgicale, rompant violemment avec son père pour épouser celle qu’il aime, passionné d’occultisme et de tant d’autres choses, qui tente de redevenir paysan comme ses ancêtres, qui veut consacrer sa vie à la littérature, qui veut aller au Mexique et qui se retrouve en Martinique puis en Haïti ; en bien des points de cet ouvrage en feuilleté, il y a cette figure d’une intensité sans limite qui aime, se passionne, s’emporte, qui a besoin de se nourrir de toutes les expériences possibles. Sans doute cette extraordinaire énergie dans la quête de la connaissance de l’humain et du cosmos tient-elle à l’importance de sa rencontre avec la pensée de Jung, et du concept d’inconscient collectif que le psychanalyste initie en rupture avec Freud. La possibilité de « regarder l’ensemble des hommes comme une entité comparable à un individu et soumise aux mêmes lois » apparaît en effet pour Mabille comme une formidable piste pour faire du Merveilleux la clé de compréhension du réel. Et jusqu’à sa mort, en 1952, d’une crise cardiaque, il ne cesse de poursuivre cet échange avec Breton à qui il fait découvrir la peinture haïtienne. Ce même Breton qui publie en 1940 aussi une anthologie, l’Anthologie de l’humour noir, puis d’autres suivront ; Benjamin Péret n’est-il pas l’auteur d’une Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique en 1960 ?

La réédition du Miroir du Merveilleux est donc précieuse pour la compréhension d’un certain nombre d’inflexions de la recherche surréaliste, mais elle n’est pas que l’exhumation d’une archive intéressante (les éditions de Minuit avaient été les premières, en 1962, à republier l’ouvrage) : elle donne à voir une certaine manière de défaire le réel par la forme anthologique. Elle redonne une noblesse à cette forme aujourd’hui souvent dévaluée (des morceaux choisis aux scolaires readers). Il y a ainsi, dans ce geste de Mabille, un désir de faire émerger un savoir collectif et par là d’instituer quelque chose qui relève à la fois de l’écriture et de la connaissance.

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