Dans un essai retraçant le parcours de deux femmes juives de la bourgeoisie de la seconde moitié du XIXe siècle, Sarah Al-Matary propose une réflexion nuancée et richement contextualisée sur les processus qui peuvent conduire à l’invisibilisation des femmes, mais également sur les stratégies que celles-ci mettent en place pour briser le « plafond de verre ». Ne serait-ce que pour cela, Deux célèbres inconnues. Le mystère Jeanne Weil(l) mérite d’être lu. Mais, en choisissant de se mettre discrètement en scène, la chercheuse pose une série de questions méthodologiques qui invitent chacun et chacune à s’interroger sur ses propres préjugés et sur les mécanismes qui peuvent fausser notre compréhension des phénomènes sociaux. Cette enquête, qui ménage surprises et rebondissements, fait du questionnement scientifique le moteur de la dramatisation narrative. Un livre qui ne fait pas mystère de son féminisme et qui est aussi un très bel exemple d’érudition accessible.
Votre livre prend pour point de départ l’homonymie entre deux célèbres inconnues : Jeanne Weil, mère de Marcel Proust, et Jeanne Weill, mieux connue sous le pseudonyme de Dick May, pionnière de la sociologie moderne. Pourquoi avoir voulu rapprocher ces deux figures ?
Je suis en effet partie d’une homonymie, et je dirais même d’une confusion puisque, comme d’autres avant moi, j’ai d’abord confondu ces deux femmes. La question de la nomination, y compris sur son versant religieux, m’a toujours intéressée. Par ailleurs, il existe une conformité de milieu entre les deux Jeanne Weil(l), qui appartiennent l’une et l’autre à la bourgeoisie juive « assimilée ». J’ai voulu les rapprocher pour saisir les points communs et les différences entre leurs vies, et voir ce qu’elles nous ont laissé, leurs héritages. Ce projet est né d’un accident de parcours : je travaillais depuis cinq ans sur Dick May dans la perspective d’une biographie intellectuelle quand deux livres lui ont été consacrés, dont celui de Mélanie Fabre, issu d’un mémoire de master primé par la Fondation Jean-Jaurès [Dick May, une femme à l’avant-garde d’un nouveau siècle, 1859-1925, Presses universitaires de Rennes, 2019]. Or il se présentait largement comme la biographie que j’aurais aimé écrire. Cette publication m’a coupé l’herbe sous le pied mais, à l’occasion d’un cours que je donnais sur Marcel Proust, il m’est apparu que l’homonymie entre sa mère et Dick May permettait d’envisager les choses de manière plus dynamique, que c’était une manière originale de mener une réflexion sur ce qui fait œuvre pour les femmes de ce milieu au XIXe siècle.
Justement, quelles sont leurs œuvres respectives ?
L’une, Jeanne Weil, avec un seul « l », a pour œuvre… son fils, considéré comme un des plus grands écrivains du XXe siècle. L’autre, qui a écrit des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre, édité une revue, coordonné une des premières collections d’essais en sciences sociales, inspiré et administré plusieurs établissements d’enseignement supérieur, est restée officiellement célibataire et n’a pas eu d’enfant. Son homonyme est aujourd’hui bien plus célèbre qu’elle, grâce à son fils Marcel. Je me suis demandé si Dick May avait été effacée parce qu’elle n’a pas eu d’enfant qui entretienne son héritage. Et je me suis penchée sur le rôle des descendants dans la perpétuation de la mémoire de leurs proches.
Perpétuation ou occultation dans le cas de Marcel Proust ?
Les deux. Une perpétuation parce qu’on connaît Jeanne Weil par sa correspondance avec son fils ; qu’elle apparaît tout de même sous son prénom dans les « soixante-quinze feuillets » qui constituent le plus vieil état d’À la recherche du temps perdu ; et que si elle n’est pas exactement la « maman » du narrateur dans la Recherche, elle en est largement l’inspiratrice.
Mais Proust a occulté le travail de sa mère, qui l’a beaucoup aidé, notamment dans ses traductions de John Ruskin ; il ne la remercie pas officiellement pour cela. Il explique, c’est vrai, qu’il réserve l’hommage pour un autre texte, qui est le Contre Sainte-Beuve et qui se présente comme une conversation avec sa mère. Enfin, pour la postérité, la personnalité de Marcel a recouvert celle de sa mère ; et ses quintes de toux, les souffrances gynécologiques qui obligeaient Jeanne Weil à faire de nombreuses cures.
Le premier titre auquel vous aviez songé, Fame, mettait l’accent sur la fabrique de la réputation et, de ce fait, sur les différents mécanismes de l’invisibilisation qui frappe les femmes à travers l’Histoire. En quoi peut-on dire que les deux Jeanne Weil(l) ont été invisibilisées ?
Ce titre était celui d’un des inédits présentés dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches. Il était accompagné d’une édition savante de la correspondance générale de Dick May, éparpillée dans toute l’Europe et au-delà. Plus de 800 lettres que j’ai datées, classées, annotées et commentées. Si ce titre n’a pas été conservé pour diverses raisons éditoriales, ce mot de fame m’est cher car c’est un clin d’œil à la fama, autrement dit à la réputation. Or, je m’intéresse beaucoup dans ce livre à la réputation des femmes. Pas uniquement à leur gloire, mais à ce qu’on a pu dire d’elles. Et ce qui apparaît, c’est qu’on a très mal parlé de Dick May : on la disait laide, on la disait sotte, on la disait intéressée, alors qu’elle est tout sauf ça.
La réputation de Mme Proust est tout autre. On la présente comme une respectable bourgeoise, une juive assimilée mariée à un catholique, une bonne épouse qui a donné naissance à deux enfants géniaux, Marcel, l’écrivain que l’on connaît, et Robert, un éminent chirurgien. Mais beaucoup y vont de leur petite interprétation sur son supposé caractère, ou la confondent allègrement avec la « maman » de la Recherche.
Travaillant par ailleurs sur les liens entre les cultures populaires et savantes, j’aimais bien la référence « pop » à la chanson d’Irene Cara sortie en 1980, l’année de ma naissance. Or, ce livre mêle trois biographies : celles des deux Jeanne Weil(l) et la mienne. Le refrain de la chanson, « Remember my name », résonnait avec la question de la nomination, centrale dans l’ouvrage puisque les deux Jeanne Weil(l) sont connues sous des noms qu’elles n’avaient pas à la naissance. L’une est connue sous son nom d’épouse : Proust ; l’autre sous un pseudonyme qu’elle a habité, mais qui lui a peut-être été soufflé par un homme : Dick May.
Vous évoquez plusieurs raisons à l’oubli qui a longtemps recouvert ces deux figures de femmes : la misogynie, l’antisémitisme, le mépris des bas-bleus…
Je sais que la quatrième de couverture affirme : « L’Histoire les a effacées », alors que j’explique dans un chapitre que je n’aime pas ce genre de formulation. D’abord parce que l’Histoire n’agit pas seule, comme une instance transcendante. Ensuite parce que je voulais réagir aux raccourcis qui consistent à rapporter mécaniquement l’invisibilisation au genre ou au sexe féminins. J’ai souhaité insister a contrario sur les processus de visibilisation. Une femme comme Dick May était très connue à son époque. Son nom est partout dans la presse. Elle est devenue invisible. Certaines femmes n’ont pas été invisibilisées après leur mort. Je voulais comprendre pourquoi le souvenir de Dick May s’est perdu. Comment une femme qui a autant publié, qui a créé plusieurs institutions importantes, peut être aussi peu connue aujourd’hui ? Et à l’inverse, pourquoi connaît-on beaucoup mieux la mère de Marcel Proust, si ce n’est parce que la fama de son fils a rejailli sur elle ?
Antisémitisme, misogynie, anti-intellectualisme sont structurels et encore actifs. Mais, dans un esprit de nuance, j’ai montré qu’ils n’étaient pas toujours les motifs de l’invisibilisation. Sur la question de l’antisémitisme, par exemple : Dick May a été l’objet de campagnes d’une violence inouïe en tant que femme juive, ce qui mériterait une analyse intersectionnelle étudiant l’articulation des haines. Mais lorsque, aujourd’hui, on cherche des sources sur Dick May, les premières à apparaître sont les sources antisémites ! D’une certaine manière, ce sont elles qui nous la donnent d’abord à voir et qui ont perpétué sa mémoire, sur un versant négatif certes, mais avec assez d’insistance pour aiguiser l’intérêt de la chercheuse ou du chercheur.
Votre enquête, abondamment sourcée, met en évidence un phénomène important, mais qui a tendance à être enfoui sous les discours de l’empowerment : en l’occurrence, que ces deux femmes ont parfois consenti à leur propre effacement à des fins stratégiques. Par exemple, Dick May retourne à son avantage la modestie que la société lui impose en tant que femme. Elle « s’invisibilise à son bénéfice », écrivez-vous. La tournure pronominale et active est intéressante : qu’est-ce que ces femmes parviennent à faire de cette condition contraignante ?
Elle avait mis en place un système très malin d’intermédiaires et de réseaux, s’entourant de collaborateurs masculins dévoués à sa cause, ayant des contacts dans les milieux artistiques, universitaires et parlementaires.
Cette question des stratégies, et de l’agency qu’elles soutiennent, est pour moi décisive. C’est même par là que j’avais commencé à étudier Dick May dans un article pour la revue Mil neuf cent où je montrais qu’elle mobilisait des stratégies rhétoriques afin de se faire passer pour une femme cultivée et curieuse, mais un peu mondaine et froufroutante, afin de s’attirer le soutien d’intellectuels qui consentaient alors à intervenir gracieusement dans les établissements qu’elle avait fondés… Cette rhétorique est très visible dans les lettres, d’autant que les femmes (madame Proust aussi) étaient formées à l’usage d’un certain type d’esprit conversationnel. Dick May était très consciente de ce qu’on appellerait aujourd’hui le « plafond de verre ». Elle savait qu’elle ne pourrait pas accéder à certaines fonctions, ayant été toute sa vie secrétaire générale d’établissements qu’elle avait fondés et animés sans jamais pouvoir prétendre officiellement au titre de directrice. Dès lors, elle avait mis en place un système très malin d’intermédiaires et de réseaux, s’entourant de collaborateurs masculins dévoués à sa cause, ayant des contacts dans les milieux artistiques, universitaires et parlementaires. C’est le cas de son compagnon Alfred Croiset, alors doyen de la Sorbonne.
Vous insistez sur le rapport à la croyance de ces deux femmes. Dans les deux cas, la socialité et la mondanité contraignent leur rapport au judaïsme, les incitent à estomper leurs racines juives. Et ce qu’on présente d’ordinaire comme un souci d’intégration, d’assimilation, apparaît comme une forme de violence exercée à l’encontre de l’identité de ces femmes.
C’est un livre de sciences sociales fondé sur des archives, avec des zones d’ombre que je n’ai pas souhaité combler en inventant. Je m’autorise néanmoins à formuler des hypothèses, notamment sur le terrain religieux. La question des croyances, religieuses ou autres d’ailleurs, est centrale dans ma vie, et c’est elle qui m’a guidée en tant que musulmane vers ces deux femmes juives. L’une et l’autre font partie de la bourgeoisie assimilée et on a donc tendance à les présenter comme complètement déjudaïsées, surtout Dick May, qui était pourtant fille d’un rabbin, et pas n’importe lequel : Michel Aaron Weill, grand-rabbin du Consistoire d’Algérie. On a souvent prétendu qu’elle n’avait pu naître en tant qu’écrivaine qu’en rompant brutalement avec son père et son milieu, d’où le pseudonyme. Je pense plutôt que son père, grand lecteur, érudit, orateur et pédagogue qui s’est occupé d’écoles indigènes israélites en Algérie, a eu une influence majeure sur la formation de sa fille. Est-ce que cela n’aurait pas influencé Dick May qui, à son tour, a souhaité ouvrir des écoles ? Et son frère, Georges Weill, devenu historien et professeur ? Je me suis interrogée sur le fait qu’on l’avait laïcisée à toute force parce qu’il est aussi commode, de nos jours, de dire qu’une femme qui a réussi, qui a créé des établissements pluriconfessionnels où a été discutée la loi de séparation, qui était républicaine, au service de la science sociale, avait forcément renoncé à sa judéité. Je suis partie sur les traces de cette judéité en montrant tout ce que Dick May a pu en tirer, notamment à travers un rapprochement avec un autre fils de rabbin, Émile Durkheim, et en m’interrogeant sur ce qui a pu les mener du judaïsme à la sociologie.
À l’inverse, on a eu tendance à surjudéiser Marcel Proust, et sa mère avec lui, cherchant à expliquer le génie de l’écrivain par ce supplément d’âme que lui apporteraient sa judéité d’une part, son homosexualité de l’autre. Pourquoi cet écart ? Parce que Marcel Proust est un homme, et Dick May une femme ? Parce qu’il est considéré comme bien meilleur écrivain qu’elle, elle qu’on préfère associer à l’engagement social – un domaine où, rétrospectivement, il vaut mieux être laïque ?
Est-ce alors, ou non, une violence qui leur est faite ?
Oui, sans doute que c’est une grande violence et sans doute aussi que cette violence est difficile à saisir, faute de sources, y compris pour la mère de Marcel Proust qui a souffert elle aussi de l’antisémitisme. On rappelle que les deux Jeanne Weil(l) ont été dreyfusardes, que les campagnes antisémites étaient extrêmement virulentes à l’époque, mais on ne sait pas à quel point cela les a intimement touchées, tout simplement parce qu’elles n’en parlent pas, ou plutôt qu’on n’a pas vraiment retrouvé de sources sur le sujet.
Y compris dans la correspondance de Dick May, qui relève parfois d’une sphère intime où ces affects peuvent trouver à s’exprimer plus aisément ?
Jamais. Dans les centaines de lettres que j’ai retrouvées, il n’en est jamais question. En parle-t-elle dans des lettres que l’on ne connaît pas encore ? Qui sait ? J’interprète aussi son silence comme une marque de courage. On a beaucoup insisté sur la violence des attaques antisémites à l’encontre de Durkheim, mais celles adressées à Dick May, je le redis, sont sans commune mesure avec elles, notamment parce qu’elle est une femme, qu’elle était à l’époque beaucoup plus célèbre et médiatisée que lui, et son influence beaucoup plus crainte !
Votre enquête, du fait même de sa méthode qui consiste à croiser les parcours, à comparer, fait apparaître les différences d’appréciations selon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes. Par exemple, la judéité selon qu’elle concerne Marcel Proust ou Dick May, ou la mondanité selon qu’elle concerne Bergson ou Dick May, ou encore la scientificité telles que l’entendent Durkheim ou Dick May.
Cette question du modèle comparatif, je me la suis posée comme féministe. Peut-on comparer ces parcours de femmes de la Belle Époque avec des parcours d’hommes, ou faut-il les comparer exclusivement à d’autres parcours de femmes ? On reproche moins à Bergson de donner des cours au Collège de France où se précipitaient des femmes aux chapeaux à plumes qu’à Dick May d’avoir ouvert des établissements mondains, parce que ces derniers étaient généralistes. Elle invente pourtant une formule : un enseignement oral qui met en relation les sciences et les arts dans une perspective socio-historienne, et avec une ambition démocratique.
La question du « faire œuvre » est également intéressante de ce point de vue : Dick May n’a pas produit d’œuvre théorique au sens strict. Elle a écrit des articles journalistiques, parfois à partir de rapides enquêtes, elle a organisé des colloques, des conférences, reçu dans ses écoles les plus grands intellectuels, et a été l’animatrice de la Bibliothèque générale des sciences sociales chez Alcan qui est l’une des premières collections en sociologie. Travail invisible que de sélectionner les textes, les relire, les corriger, les éditer. Un élève de Durkheim comme Robert Hertz, auquel Nicolas Mariot a consacré un livre [Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Seuil, 2017], a essentiellement écrit des articles, et personne ne conteste qu’il a une œuvre. Ses articles peuvent sembler plus substantiels que ceux de Dick May… Mais lui avait eu accès aux études secondaires et supérieures, et à des genres et des circuits éditoriaux barrés aux femmes. Indéniablement, il existe une valence différentielle qui est très genrée.
Dick May a souvent été présentée comme une écrivaine qui se piquerait de faire de la sociologie, ce qui est une façon de la décrédibiliser. Or, c’est l’inverse qui s’est produit : la littérature n’a été pour elle qu’un moyen de subsistance, mais, comme il s’agit d’une femme, on cherche à l’attacher à la littérature et on hésite à l’associer à la science sociale.
Plus on avance dans la lecture, plus Marcel Proust prend une place importante… au détriment de Jeanne Weil-Proust. N’est-ce pas un peu paradoxal étant donné l’objet de votre essai ?
C’est au contraire l’aboutissement de l’hypothèse comparative dont je parlais tout à l’heure. La mère de Proust est née en 1849, et Dick May en 1859. Ces dix années les séparent vraiment : Jeanne Weil, élevée sous le Second Empire, reste une femme du XIXe siècle. Elle meurt d’ailleurs en 1905. Dick May lui survit vingt ans : elle regarde vers le XXe siècle. Par ses activités et ses réseaux, liés à une avant-garde artistique et politique, elle est finalement plus proche de Marcel Proust que de sa mère.
Votre ouvrage n’est pas théorique, mais il comporte une indéniable dimension auto-réflexive. Vous mettez en récit, de façon discrète mais régulière, vos propres interrogations et, plus remarquable, vos propres préjugés (par exemple sur la laideur prétendue de Dick May, ou sur la brouille entre celle-ci et son père, rabbin) : en quoi était-ce important de les faire apparaître ?
La biographie est prétexte à une série de questions méthodologiques (voire existentielles), au premier rang desquelles l’identification des chercheurs et chercheuses à leur objet de recherche, les préjugés et biais cognitifs… C’est un livre qui est aussi politique ; or c’est pour moi une urgence politique que nous réfléchissions à nos préjugés, car nous en avons tous. Faire apparaître ces questionnements était une manière d’incarner davantage le propos, d’aller vers l’essai, avec des prises de parti franches, assumées à la première personne. Si je consens à me mettre en scène, c’est aussi parce que je pratique une histoire située, que j’ai écrit un livre de femme sur les femmes dans lequel je réfléchis à ma propre identification à mes objets de recherche, en particulier à ces Françaises juives, et par là à l’articulation de mes diverses identités. J’espère avoir tiré un matériau heuristique de mes projections, et invité les lecteurs et les lectrices à réfléchir.
Cette identification à l’objet de recherche passe entre autres par des jeux d’anagrammes, d’autres cas d’homonymie, des figures qui se dédoublent dans des fictions à clefs, des pseudonymes… Et cela crée une sorte de vertige qui vient questionner la part de la nomination dans l’identité. Et c’est en fait quelque chose de très littéraire : on peut songer à Sand, à Proust bien sûr, mais aussi, cela m’a frappé, à Perec. La littérature serait-elle un exhausteur de sociologie ?
Ces références plus ou moins implicites sont en effet au cœur de l’ouvrage, qui postule plusieurs lectorats, dont les admirateurs de Marcel Proust. Il avait une passion pour les citations, tout comme sa mère qui les collectait dans des cahiers. Il adore les anagrammes. Moi aussi. Mon livre est rempli de citations cachées, de renvois et de clins d’œil, dans une veine à la fois ludique et mystique. Je l’ai pensé comme un kaléidoscope : un objet qui favorise le jeu de miroirs, la réflexion au sens visuel du terme, la recomposition, qui mêle l’ombre et la lumière, la visibilité et l’invisibilité. Proust fait justement référence au kaléidoscope, dans la Recherche, pour marquer comment tourne le regard social sur le juif, avant et après l’affaire Dreyfus.
Cette vision kaléidoscopique, vous la mettez vous-même en œuvre, c’est vrai. Les derniers chapitres ménagent divers rebondissements que je préfère préserver, mais qui opèrent cette révolution du regard sur leur objet. Celui intitulé « Berthe disparue » est haletant parce qu’il constitue le cœur battant de cette enquête, mais aussi frustrant parce que, précisément, il reste sur une absence de sources, une invisibilité plus aveuglante que les autres. On a l’impression de matriochkas : une invisible en cache une autre qui en cache une autre…
C’est exactement cela ; merci de cette image. Ma tête est assez gigogne, et j’ai voulu en effet écrire un livre plein de femmes, « grandes » et « petites », célèbres et inconnues… Pyra Wise, éminente spécialiste de Proust, a bien montré que, quand on travaille sur l’épistolaire, on ouvre des poupées russes : c’est le propre de la correspondance – mot que je convoque, y compris au sens baudelairien du terme. Le chapitre « Berthe disparue » est le pivot de l’ouvrage. Je ne vais pas le divulgâcher. Il rend compte d’une véritable émotion dans une recherche d’indices devenue presque une enquête policière. Ça me plaît que la couverture donne à voir comme des empreintes digitales. Parce que la véritable Jane Doe fait partie de la famille de Dick May, mais n’est pas Dick May. Ce livre ne porte donc pas que sur les deux Jeanne Weil(l) mais déroule une histoire de famille(s).
Le dernier chapitre s’intitule d’ailleurs « Le visible et l’invisible »…
J’ai suivi ma pente mystique. Je vois mon livre comme un essai sur la ou les croyances. Il s’ouvre dans un cimetière, c’est-à-dire par la fin. J’ai l’habitude dire que Dick May est née pour moi au Père-Lachaise. Où repose également madame Proust… Le cimetière, c’est le lieu de leur, de notre rencontre. Un lieu chargé religieusement, où s’articulent le visible et l’invisible. C’est le seuil, la porte. La présence et l’absence. D’où le fantôme de Perec, entre autres. J’ai un temps songé à intituler mon livre La disparition. Mais les deux Jeanne Weil(l) ont vécu avant la Shoah, et ce titre m’a finalement semblé déplacé.