Les femmes sont des philosophes comme les autres 

Les femmes philosophes sont sous-représentées dans l’histoire de la philosophie, principalement en raison d’une condition sociale qui a d’une part longtemps détourné les femmes des occupations intellectuelles, d’autre part entravé la reconnaissance institutionnelle d’autrices de philosophie restées rares jusqu’au siècle dernier. Nombreux sont les ouvrages qui, prenant le contrepied d’une histoire officielle supposée, mettent à l’honneur les penseuses d’hier et d’aujourd’hui. Mais le meilleur hommage ne consiste-t-il pas à discuter le contenu de leurs écrits plutôt que le sexe de leurs génitrices ?

Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman | Le quartet d’Oxford. Quand Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch réinventaient la philosophie. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Rémi Clot-Goudard et Clotilde Meyer. Préface de Manon Garcia. Flammarion, 486 p., 28 €
Laurence Devillairs et Laurence Hansen-Løve (dir.) | Ce que la philosophie doit aux femmes. L’histoire oubliée de la pensée, des origines à nos jours. Robert Laffont, 496 p., 22,50 €

Le quartet d’Oxford raconte l’histoire intellectuelle d’une amitié entre quatre femmes philosophes d’Oxford : Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch. Elles se connurent jeunes filles, se reconnurent, se perdirent de vue et se retrouvèrent, tout au long de leurs longues existences. Dans le contexte des presque deux décennies qui séparent leur arrivée à Somerville College du discours d’Anscombe en 1956 contre la remise d’un diplôme honorifique à Truman (le président américain qui donna l’ordre de larguer la bombe atomique), le récit entrelace les passionnants fils d’une quadruple évolution intellectuelle et spirituelle, morale et sentimentale. 

La pieuse catholique Elizabeth Anscombe (1919-2001), épouse Geach, est la figure de proue de ce récit. Brillante élève de Wittgenstein, elle adopta son tour de pensée original et sans concession, qu’elle mit en particulier au service d’une conception renouvelée de la philosophie morale. On la voit dans le livre élaborer progressivement sa pensée à partir d’une discussion de la réalité du temps, qui la conduisit à critiquer le phénoménalisme de Protagoras et à enseigner – en pantalon sous sa toge, horresco referens – ses théories sur l’intentionnalité de l’action. Dans la veine de son amie, Philippa Foot (1920-2010), née Bosanquet, aujourd’hui surtout connue comme la mère du « dilemme du tramway », s’attela sérieusement à « sauver la philosophie morale des griffes du positivisme logique » (selon les termes de leur amie Mary Wilson) en développant une théorie des vertus en éthique. On redécouvre qu’avant d’être romancière, Iris Murdoch (1919-1999) s’engagea dans une voie de traverse dans le contexte oxonien : d’abord communiste, elle se plongea dans l’existentialisme à la lecture de Gabriel Marcel, discuta avec Sartre, devint une amie de Queneau, tout en subissant l’influence de Wittgenstein à Cambridge où elle étudia aussi avec Anscombe. Mary Midgley (1919-2018), née Scrutton, raccroche la quatrième roue de ce prestigieux carrosse, le livre étant en grande partie fondé sur ses souvenirs, que les autrices sont allées recueillir in extremis.

Clare Mac Cumhaill & Rachael Wiseman, Le Quartet d’Oxford. Quand Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch réinventaient la philosophie (préf. Manon Garcia, trad. fr. Rémi Clot-Goudard & Clotilde Meyer), Flammarion, 2024, 28€.  Laurence Devillairs & Laurence Hansen-Løve (dir.), Ce que la philosophie doit aux femmes : L'histoire oubliée de la pensée, des origines à nos jours
Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe © CC0/Levan Ramishvili/Flickr

Les quatre protagonistes apparaissent comme autant de variations individuelles sur un engagement commun, qui prend la forme d’un rejet : dans ses souvenirs, Mary se revoit avec ses amies, « nous quatre nous échinant à concocter ensemble une réponse aux orthodoxies de l’époque, que nous jugions toutes désastreuses ». La cible principale est la philosophie « analytique » masculine en vigueur à Oxford, à commencer par celle d’Alfred Jules « Freddie » Ayer. Son magistral Langage, vérité et logique est à leurs yeux « un pur herbicide » (Mary Midgley), dont le critère vérificationniste (ne formuler aucune proposition qui ne puisse être vérifiée par l’expérience) aurait détruit l’idée même de philosophie morale. La seule objection en cours à Oxford à cette époque, une demande de clarification prenant la forme d’un stérile « je ne comprends pas », aurait inhibé une génération d’étudiants. Présenté comme un dogmatique accablant ses collègues d’accusations de non-sens, Ayer se montre fidèle à sa réputation d’« homme le plus dangereux d’Oxford ». 

Par contraste, les quatre amies, biberonnées à la philosophie de Platon et d’Aristote, sont convaincues que nous sommes des « animaux métaphysiques ». Elles purent défendre la portée existentielle des problèmes philosophiques grâce à la Deuxième Guerre mondiale, cette aubaine qui laissa aux femmes un terrain et une liberté d’expression inédits. Les jeunes hommes ayant déserté Oxford, les plus âgés, qu’Ayer avait tenté de faire taire, reprirent la parole. Les femmes leur emboîtèrent le pas. Quand les hommes revinrent de la guerre avec leurs méthodes analytiques, les quatre amies les accueillirent par un même cri de protestation. La découverte des camps de concentration rendit encore plus pressante la réflexion morale qu’Ayer avait voulu étouffer (selon les autrices) avec son anti-objectivisme : comment soutenir face à l’horreur que le bien et le mal ne font que révéler nos émotions de « hourra » et de bouh » ? 

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Les autres méchants de l’histoire ont noms Richard Hare et J. L. Austin. Le premier, un esprit limité (« Hare ne comprenait rien à ce que son tuteur disait ») n’aurait fait, avec sa conception prescriptiviste du langage de la morale, que proposer une version « ripolinée » du subjectivisme d’Ayer. Quant à Austin, quand il ne tient pas des « ateliers anti-non-sens » dont les femmes sont exclues, il vole à Wittgenstein sa méthode et plagie quasiment le Cahier bleu, mais en le transformant en une technique complètement morte. 

Dans cette histoire féministe, les hommes en prennent pour leur grade, de Peter Geach confiant : « Elizabeth a beaucoup appris de moi en philosophie » au mariage d’Austin avec une étudiante qui accepta d’arrêter sa carrière en échange d’un aspirateur, jusqu’à Ryle avouant à Susan Stebbing lors de l’élection de Wittgenstein : « tout le monde pense que vous êtes la bonne personne pour succéder à Moore, sauf que vous êtes une femme ». Ce fil (trop ?) cohérent relie l’inquiétude philosophique de Wittgenstein (« Pip » Foot raconta qu’entendre Wittgenstein cinq minutes sur le rejet du solipsisme eut plus d’influence sur toute sa vie que tout autre discours) à l’angoisse sartrienne, l’émancipation des femmes à la lutte contre les excès de la froide rationalité, l’éthique des vertus à la Shoah. Cette vision partisane a le mérite d’être d’une lecture stimulante.

Clare Mac Cumhaill & Rachael Wiseman, Le Quartet d’Oxford. Quand Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch réinventaient la philosophie
« Le quartet d’Oxford. Quand Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch réinventaient la philosophie », Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman © Flammarion

Le volume collectif Ce que la philosophie doit aux femmes dresse un panorama chronologique du rôle des femmes en philosophie, occulté par la mainmise masculine sur l’écriture de l’histoire. Prétendant revaloriser la place des femmes philosophes dans l’Antiquité, les études de la première partie constatent surtout la dimension domestique et pratique de la philosophie chez les Grecques et les Romaines. Cette philosophie de casseroles et de femmes de Ménage (Gilles, auteur d’une Mulierum Philosopharum Historia en 1690) devient plus spéculative au XVIIe siècle. Mais si les écrits valent en soi, pourquoi toujours les référer à Descarteshttps://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/01/01/descartes-meditations-poele/ et Pascal ? Des contributions instructives sur l’Inde et la Chine, les mystiques rhénanes ou l’écoféminisme complètent des pages de survol classiques sur Arendt, Beauvoir, Weil, ou moins classiques sur Gabrielle Suchon, Germaine de Staël, Rosa Luxemburg. L’apothéose du parcours est incarnée par Catherine Malabou et Catherine Larrère, selon Larrère Catherine et Malabou Catherine, qui ont eu l’élégance de ne pas rédiger les chapitres qui leur sont consacrés.

Somme toute, les autrices (aucun homme n’ayant contribué) peinent à étayer leurs honorables protestations contre « l’universalité de la domination masculine », y compris dans l’histoire de la philosophie, par la révélation de femmes philosophes méconnues. Beaucoup d’entre elles – de Marie de Gournay aux penseuses de #Metoo (dernière partie de l’ouvrage) en passant par Mary Wollstonecraft, Harriet Taylor Mill ou Judith Butler – ont moins contribué à la philosophie tous azimuts qu’à une réflexion sur le sort et le corps de la femme. Ce livre de femmes parlant de femmes qui parlent de femmes ne donne-t-il pas dans le cliché en cantonnant la pensée féminine au féminisme, au « prendre soin » et à « la cause animale » ? Pourquoi ne dire aucun mot des nombreuses femmes philosophes de la logique, des mathématiques, de la métaphysique, des sciences ? En montrant que c’est en concédant l’éthique aux femmes que les hommes les ont reléguées à un canton du champ intellectuel, Le quartet d’Oxford accomplit parfaitement la démonstration seulement promise par Ce que la philosophie doit aux femmes.