Femmes reporters met en lumière le parcours de nombreuses femmes journalistes. En dressant les portraits de célébrités en même temps que d’oubliées, Christian Delporte répare plusieurs injustices, leur rend un hommage vibrant et nous rappelle ce qu’elles ont transformé de leur métier. Un livre-somme passionnant pour relater une grande épopée.
Certaines sont devenues de véritables icônes, régulièrement mises à l’honneur – on ne compte plus les ouvrages hagiographiques ou les films, comme le récent Lee Miller d’Ellen Kuras ou Civil War d’Alex Garland. De fait, on a tendance à mettre en avant les personnalités emblématiques – les plus« glamour », ou celles dont les aventures ont défrayé la chronique – au détriment de figures plus discrètes, oubliées ou reléguées au second plan, mais dont les reportages n’en demeurent pas moins incontournables. Christian Delporte répare cette injustice en rendant un hommage vibrant aux femmes qui ont contribué à renouveler le journalisme, depuis la première moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours.
D’abord ostracisées, longtemps méprisées et moquées, les femmes se sont imposées peu à peu dans un milieu à l’origine terriblement sectaire et machiste, jusqu’à se rendre indispensables. Ida B.Wells, Nellie Bly, Andrée Viollis, Martha Gellhorn, Margaret Higgins, Titaÿna, Madeleine Riffaud, Marie Colvin, Florence Aubenas et tant d’autres ont marqué en profondeur le journalisme par leur courage, doublé d’un sens aigu de la justice sociale. Des qualités qui font souvent défaut à leurs confrères masculins.
Dans son introduction, il prend soin de distinguer les pratiques journalistiques sur lesquelles il convient de s’arrêter : la correspondance de guerre bien sûr, mais aussi les aventures en terre lointaine, les enquêtes en immersion (autrement dit, le journalisme d’investigation) et les reportages en infiltration. Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours d’un journalisme de terrain, la plupart du temps sur le temps long, comportant une approche sociologique. Sont donc écartées les éditorialistes de tout poil, ainsi que les rédactrices des rubriques traditionnellement attribuées aux femmes (mode, santé, « potins », etc.).
Le livre de Christian Delporte nous happe d’un bout à l’autre, grâce à la variété des thèmes qu’il aborde ; ceux-ci résonnent au-delà de la sphère du journalisme. Ils font écho aux bouleversements sociopolitiques et culturels ayant agité la planète depuis le siècle dernier ; l’un d’entre eux est bien sûr la lente mais inéluctable émancipation des femmes (libération des mœurs, droit de vote, avortement, contraception, accès élargi aux métiers, etc.). Dès le début du XIXe siècle, les femmes ont manifesté de l’intérêt pour l’Aventure avec un grand « A » : le voyage, l’exotisme –et toute forme d’action en général. Le système patriarcal commençait à se fissurer, et beaucoup ne voulaient plus être uniquement des femmes au foyer, ou passer leur vie enfermées dans un bureau. Explorer le monde, rendre compte de leurs expériences, leur paraissait autrement plus excitant. Le journalisme, se développant rapidement, explosant même avec l’essor de l’imprimerie, ne pouvait donc que les attirer. Certaines, comme l’illustre Nellie Bly, grande précurseure du mouvement, se sont vite adaptées, se transformant en « reporters de choc » presque par opportunisme, réalisant que le nerf de la guerre se trouvait là pour elles. Cependant, leur combat fut ardu.
Il serait amusant – si ce n’était pas aussi désolant – de rapporter tous les moyens employés par les hommes pour ralentir la progression des femmes dans le métier : « Une offense au journalisme ! », s’indignait-on dans certaines sphères. On se souvient aussi de ce mot peu reluisant adressé par Hemingway à sa compagne d’alors, l’immense journaliste-reporter Martha Gellhorn (ils étaient entrés en compétition) : « Es-tu une correspondante de guerre ou une femme dans mon lit ? » Martha Gellhorn finira par le coiffer au poteau. Elle parvient à se glisser en cachette à bord d’un navire-hôpital et assiste depuis la plage au débarquement de 1944 – tandis qu’Hemingway reste bloqué au large (Martha Gellhorn sera la seule de ses compagnes à le quitter, ce qu’il aura bien du mal à encaisser).
En revanche, il est plus divertissant, et l’auteur ne s’en prive pas, de relater les innombrables subterfuges que les femmes mirent en œuvre pour s’intégrer et triompher dans le milieu journalistique. En premier lieu, le travestissement. Delporte mentionne cette anecdote (datant de la Première Guerre mondiale, où les femmes reporters n’étaient pas encore légion) : un soldat suggère à la toute jeune et ambitieuse Dorothy Lawrence de se déguiser en poilu. Qu’à cela ne tienne, « Lawrence aplatit sa poitrine avec des bandages, gonfle ses épaules avec de la laine, se fait raser les cheveux. Elle assombrit le teint de son visage avec du Condy’s Fluid […] un peu de cirage à chaussures, et irrite ses joues pour donner l’illusion du feu du rasoir ». Le tour est joué… quelques jours plus tard, la future journaliste se retrouve dans les tranchées avec les tireurs d’élite.
Falsification de documents, camouflage et dissimulation, mensonges éhontés… les femmes reporters, au départ souvent très jeunes, ne reculent devant rien. Elles finiront par se faire accepter et parfois même à prendre l’ascendant sur leurs confrères. Christian Delporte donne plusieurs explications à cette évolution : le fait que la profession s’est féminisée depuis plusieurs décennies, la transformation du paysage audiovisuel avec l’apparition des chaînes d’info en continu, les préjugés qui se sont érodés, la photogénie supérieure des femmes.
On considère souvent la guerre du Golfe comme un tournant : le moment de l’Histoire où la présence des femmes reporters sur les terrains de guerre ne se remarque même plus. Il y avait toutefois une raison toute bête à cela : on manquait alors d’hommes pour « faire le job », ils se trouvaient sur d’autres fronts… ou tout simplement en vacances ! En vérité, toutes les grandes guerres du XXe et du XXIe siècle ont été photographiées et documentées par des femmes. Certes, un peu plus à chaque conflit – avec un pic durant la guerre d’Espagne qui, probablement en raison de ses enjeux spécifiques (la lutte contre le fascisme), a attiré énormément de femmes, journalistes ou simples militantes, telle Simone Weil. C’est aussi à cette occasion qu’on déplore le premier décès d’une femme reporter (du moins, le premier médiatisé), Gerda Taro. Sa mort (un accident, Gerda meurt écrasée par un char républicain alors qu’elle se tenait sur le marchepied d’une voiture) suscita une grande émotion et des milliers de personnes assistèrent à son enterrement au Père-Lachaise. Gerda, de son vrai nom Gerta Pohorylle, était jeune, ravissante qui plus est ; en couple alors avec un certain Endre Ernö Friedmann, lui-même photographe ; ce même Friedmann à qui elle souffla l’idée de prendre le pseudonyme de… Robert Capa.
Les femmes se distinguèrent pendant la Seconde Guerre mondiale (la photo de Lee Miller assise dans la baignoire d’Hitler est restée légendaire, véritable symbole de la période) ; elles assistèrent à la débâcle des Allemands, témoignèrent avec horreur de la libération des camps. Elles couvrirent les guerres de Corée, du Vietnam (fameux clichés de Catherine Leroy), l’Algérie, la Yougoslavie, l’Irak, la Syrie, l’Ukraine… bref, la quasi-totalité des conflits, jusqu’à l’actuelle tragédie palestinienne. On n’oubliera pas de sitôt l’audace de Clarice Ward (pour CNN) qui réussit en 2023 à s’introduire dans la bande de Gaza en déjouant la surveillance des forces armées israéliennes.
Pour autant, il ne faut pas croire qu’il existe une seule et unique catégorie de femmes reporters. On peut trouver aussi dans le métier de pures opportunistes… ou des nanties que l’aventure fait rêver (particulièrement au début du XXe siècle), ou encore, des passionnées de politique, nourries d’idéologies diverses, comme certaines journalistes qui ne cachent pas leur admiration pour les dictateurs (citons Paule Herfort, Marie-Édith de Bonneuil et Virginia Cowles).
À la suite de l’expérience immersive de Nellie Bly (Dix jours dans un asile, 1887) qui eut un impact considérable sur la société d’alors, les reportages en infiltration se sont largement développés au siècle dernier, se pratiquant encore aujourd’hui et partout dans le monde. Le principe de la méthode dite « d’infiltration » est que le journaliste dissimule délibérément son identité dans le groupe social qu’il veut étudier : ce qui peut signifier mentir à son entourage pendant des semaines, des mois, voire des années. Dur, mais cela en vaut la peine : il arrive que l’on révèle un scandale d’État et même, suite à la publication d’une enquête, que de nouvelles lois soient votées. En France, Marise Querlin et surtout Maryse Choisy furent sans doute les initiatrices du genre, au début du XXe siècle. Madeleine Riffaud (dont la vie fut mouvementée, résistante puis grande correspondante de guerre) perpétua la tradition en se glissant dans la peau d’une agente hospitalière (Les linges de la nuit, 1974). Plus récemment, c’est Florence Aubenas qui fit parler d’elle en se mettant durant une année dans la peau d’une femme de ménage (Le quai de Ouistreham, 2010).
Enfin, il y a aussi un autre aspect du métier, qu’évoque Christian Delporte à plusieurs reprises. Le spectacle quotidien de la mort, des blessés et mutilés, les déchirements vécus par les familles en période de guerre font souffrir jusque dans leur chair les femmes. Plus que les hommes ? Peut-être… mais ne serait-ce pas alors essentialiser les femmes ? Quoi qu’il en soit, beaucoup ne s’en remettent pas, telle Annemarie Schwarzenbach qui subit une dépression sévère, sombra dans l’alcool et la drogue, mourut enfin des suites d’une chute de vélo en 1942. Pourtant, dès que les femmes reporters ont la possibilité de retourner sur le terrain, elles n’hésitent pas un instant.