Qui a peur de la Grande Peur ? 

2020, « l’année du covid » : la construction mémorielle est en cours sous nos yeux. 1789, pour sa part, a laissé une trace tenace dans les mémoires, dès la Révolution et tout au long du XIXe siècle, en tant qu’« année de la Peur ».

Jean-Clément Martin | La Grande Peur de juillet 1789. Tallandier, 410 p., 22,90 €

À quoi cette expression renvoie-t-elle ? À l’ensemble des troubles qui balayent entre la mi-juillet et le début août 1789 la plus grande partie du royaume de France, au lendemain du climax parisien qu’est la prise de la Bastille, troubles qui suscitent d’importantes mobilisations armées. Certaines s’attaquent à des cibles locales précises (des agents du fisc, des seigneurs) mais le plus souvent il s’agit de réagir à une agression extérieure (troupes étrangères, « brigands ») qui s’avérera fantasmatique. Le tout sur fond de crise politique grave. Traditionnellement, cet épisode est interprété comme l’une des origines principales de la nuit du 4 août, lorsque l’Assemblée nationale abolit les privilèges.

Jean-Clément Martin, quant à lui, ne privilégie pas l’étude mémorielle. Son livre combine deux approches. D’abord l’insertion précise de la Grande Peur dans le cycle d’ensemble des événements de l’été 1789. Puis l’analyse de l’historiographie du sujet en donnant une place centrale au livre essentiel que Georges Lefebvre (1874-1959) a publié en 1932 sur ce sujet et dans lequel la Grande Peur est considérée avant tout comme une « gigantesque fausse nouvelle ».

L’articulation logique des deux volets est facilitée et enrichie à la fois grâce à l’exploitation des notes rédigées par Lefebvre pour préparer son livre, qui ont été conservées. Jean-Clément Martin montre alors comment son aîné a, selon lui, sélectionné et organisé les informations dont il disposait au service d’une interprétation qui mérite d’être revue.

Pour autant, il rappelle que l’expression « Grande Peur » a été élaborée dès la fin du XIXe siècle par l’historien progressiste Alphonse Aulard (1849-1928). Aulard répond alors à la vision réactionnaire d’Hippolyte Taine (1828-1893), qui interprétait ces événements comme une anarchie généralisée. Aulard montre les effets positifs de ce temps troublé, marqué par l’érection de nouvelles municipalités et la création de la garde nationale, piliers d’un ordre local maintenu ou rétabli. Le rôle du peuple et de sa violence au cours de la période, et le sens qu’il faut leur attribuer, sont donc au cœur des oppositions entre les historiens. Martin interroge d’ailleurs à son tour ce rapport à la violence et les difficultés du maintien de l’ordre, et ce dès le début juillet 1789 à Paris.

Dans ce contexte, il souligne la dimension urbaine de la Grande Peur : elle ne se limite pas aux campagnes, il est vrai alors très majoritaires. Par ailleurs, il émet de fortes réserves concernant une interprétation de l’implication des ruraux en termes de politisation d’un monde paysan qui ferait alors sa Révolution.

Jean-Clément Martin, La Grande Peur de juillet 1789
« La Journée du 21 juillet 1789 : escalade et pillage de la maison de ville de Strasbourg », Jean Hans (1789) © Gallica/BnF

Pour Jean-Clément Martin, la gestion de la situation de crise pendant la Peur dépend avant tout du jeu des alliances locales au sein des élites et de leur capacité de contrôle. Les effets sont différents suivant les régions, selon le degré de vide du pouvoir ou l’importance des clivages internes au sommet de la société. Il met ensuite l’accent sur l’ampleur de la répression dans le retour à l’ordre, là où ont eu lieu de véritables révoltes. Cet ordre nouveau ne découle donc pas seulement des consensuelles abolitions de la nuit du 4 août, d’autant que l’auteur insiste sur la nécessité d’en relativiser les conséquences. Il souligne au passage que les députés dénoncent l’œuvre de petits groupes de « scélérats » dans les agitations, une fiction qui permet de décharger la masse du peuple de son rôle lors des troubles. 

Martin s’emploie aussi à complexifier la nature des mobilisations, remettant à plusieurs reprises en cause la typologie élaborée par Georges Lefebvre qui distinguait les régions où s’étaient produites des révoltes effectives et celles qui n’avaient connu qu’un vaste mouvement de panique sans affrontements. Parallèlement, il infléchit aussi la cartographie canonique, issue de la carte conçue et publiée dans son livre par Lefebvre. Ainsi, selon lui, la Provence n’est pas touchée par la Peur, contrairement à ce que soutenait Lefebvre. À l’inverse, la Lorraine, à l’écart sur la carte de Lefebvre, est marquée par des « émeutes et désordres importants ».

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Au terme de son analyse, Jean-Clément Martin affirme : « J’ai montré que la Grande Peur n’a pas d’identité clairement établie » ; elle n’offre qu’une image « floue, fugace, d’une situation incertaine, fragile » dans laquelle il refuse de lire clairement une dimension révolutionnaire. Selon lui, si ce mois décisif marque une « fracture », « la Révolution n’est pas encore là », elle est « loin d’être faite ». Il est sûr que le constat de rupture n’est sûrement pas clair dans la tête de la plupart des Français en juillet 1789. Pour autant, on saisit mal en quoi la grave crise politique et le vide manifeste du pouvoir exécutif qui en découle, et que Martin lui-même souligne largement, ne correspondraient pas à une étape essentielle du processus révolutionnaire en cours. Et dire que la Grande Peur proviendrait d’une « frayeur née de l’entrée dans un monde inconnu tout aussi prometteur que séduisant » paraît alors contradictoire, d’autant qu’on comprend mal comment la formule, dans sa dimension positive, pourrait s’appliquer à un vaste mouvement de panique devant des agressions. Panique qui est d’ailleurs loin de ne concerner que les milieux populaires : dans bien des villes ou villages, les élites locales en sont elles-mêmes largement victimes, jusqu’au plus haut niveau.

Sur ce plan, ce livre stimulant a un côté paradoxal. Alors que la menace d’agression est centrale dans la Grande Peur, la question de l’autodéfense est ici plutôt marginalisée. Or elle paraît essentielle. Il existe dans les communautés locales, tant urbaines que rurales, une longue tradition en la matière fondée, en ville, sur l’existence de milices bourgeoises et, à la campagne, sur la mise sous les armes des habitants, quand pèse un danger sur leur sécurité. Or, de façon significative, Jean-Clément Martin place la Grande Peur dans la postérité des révoltes de l’Ancien Régime mais n’évoque nullement les enjeux hérités de l’autodéfense, il est vrai moins mis en avant dans l’historiographie.

Dans un pays tellement sous tension qu’il est prêt à accepter les nouvelles les plus invraisemblables – y compris le débarquement de troupes polonaises (!) aux Sables-d’Olonne –, les habitudes d’autodéfense locale, héritées des temps anciens (XIVe-XVIIe siècle), ont été largement perdues dans le cœur du royaume, épargné depuis plus d’un siècle par les guerres civiles ou étrangères. Or c’est là que les vagues de Peur sont les plus nettes, et la gestion très chaotique des mobilisations y est un indice clair de cet effacement. Sur les frontières terrestres ou maritimes, là où on a mieux conservé la mémoire et les institutions de l’autodéfense, la Peur a généralement beaucoup moins de prise. Partout où cette panique est seule ou prioritairement en cause, c’est-à-dire dans une large partie du royaume, élites et masses communient dans une solidarité partagée, tout comme villes et campagnes qui cherchent à se protéger les unes les autres. C’est que le désir d’ordre et de sécurité est bien plus répandu chez les dominés que l’aspiration au désordre, malgré les fantasmes qui hantent souvent les dominants à ce sujet. 

Jean-Clément Martin, La Grande Peur de juillet 1789
« Insurrection paysanne, émigration des Princes et des Courtisans de leurs Châteaux de Campagne brulés en août 1789 », Philippe Joseph Maillart (1795 et 1799) © Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

On ne peut donc alors se satisfaire de l’amalgame suivant : « La Grande Peur, paniques, rumeurs et insurrections mêlées, n’a eu d’existence que là où les liens communautaires étaient fissurés, là où les élites étaient en conflit entre elles ou sans prise sur l’ensemble de la population locale ». Dans bien des régions en effet, les communautés locales font bloc contre l’ennemi supposé, et quand la baudruche se dégonfle, il n’y a pas de combat, faute d’adversaire, ni de répression, faute de révoltés. Par conséquent, on voit mal comment le fait qu’une jeune femme noble se mette à la tête des habitants pour marcher contre des brigands (imaginaires) pourrait être une illustration des « failles fissurant l’unité de la nation » ; il illustre au contraire à la fois le recours traditionnel à la noblesse pour encadrer la défense locale et l’effacement des cadres régulés, qui fait que ce rôle incombe ici à une jeune femme.

À l’inverse, les – très rares – massacres de notables en contexte de panique d’autodéfense concernent des personnes qui ont certes pu cristalliser des haines antérieures, mais qui surtout, dans la tension du moment, ne croient pas à la menace et refusent de ce fait de participer à la défense collective, voire tentent de l’empêcher. Leur mise à mort est alors une conséquence directe d’une forme de trahison aux yeux de la communauté, pratique qu’on retrouve aussi à d’autres époques. Ainsi, les clivages locaux entre « aristocrates » et « patriotes », que Martin met largement en avant pour rendre compte de la crise et de sa gestion, sont probablement souvent neutralisés par les exigences communautaires, voire pas encore réellement opératoires. La gestion de l’autodéfense demeure une question centrale pour comprendre la crise, qu’il faut mettre en discussion plus nettement que ne le fait ici l’auteur.

Cela n’enlève pas au livre ses multiples apports, dont certains seulement ont été mentionnés plus haut, des enjeux liés à la « violence populaire » à l’analyse fine de la construction historiographique de la « Grande Peur ». Parmi ceux qui n’ont pu être mentionnés, soulignons pour finir la mise en évidence que les cheminements concrets des courants de la Peur étaient bien moins linéaires, voire même moins évidents à repérer, que ce que la carte de Lefebvre mentionnée plus haut laisse parfois exagérément supposer. Ce dernier exemple illustre bien l’ambition de tout le livre : complexifier son sujet pour sortir d’approches schématiques ou rigidifiées, qui deviennent tendancieuses, voire inexactes, à force de simplification.