Une Américaine bien tranquille : entretien avec Alice McDermott

Absolution, neuvième roman d’Alice McDermott, réinterprète le roman de Graham Greene (1955) d’un point de vue féministe, en le situant toujours à Saïgon, mais une dizaine d’années plus tard. L’écrivaine américaine présente la genèse et les sources de ce remarquable roman de la guerre du Vietnam.

Alice McDermott | Absolution. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud. La Table Ronde, 352 p., 24 €

Portraitiste douée des « petites gens » de la communauté irlando-américaine, Alice McDermott les place en 1963, dans un tournant géopolitique décisif, pour illustrer l’articulation entre la vie intime et l’Histoire. Chacune de ses phrases interroge la fragilité du destin, le passage du temps et la quête de l’amour. L’innocence perdue dans ses pages est celle d’un pays entier. Pour la finesse de ses observations, la psychologie des interactions entre personnages et son style déchirant, cette Américaine, comme Don DeLillo, mérite une grande reconnaissance.

Absolution peut-il être considéré comme un roman épistolaire ? 

Ce serait trompeur : personne n’écrit des lettres comme ça, je le considère plutôt comme un échange de mémoires ; de fait, le roman débute implicitement avant le début avec une question tacite : « Te souviens-tu de moi ? Te souviens-tu de ma mère ? Te souviens-tu de Dominic ? Te souviens-tu du temps qu’on a partagé ? »

Cette question intervient presque soixante ans après les événements fondateurs du livre.

La question sert d’invitation à une femme qui n’aurait jamais écrit ses mémoires, elle pensait n’avoir rien à dire, attitude typique de sa génération ; elle était la help-meet (« aide-rencontre », déformation de helpmate, aide, compagne, épouse) de son mari, celui qui faisait des choses importantes. Le roman commence avec le début de sa réponse, à savoir qu’en ce temps-là on assistait à beaucoup de cocktails. Je vis dans la métropole de Washington, je croise de nombreuses femmes de ce genre qui ont vécu avec leurs époux diplomates ou militaires à l’étranger et qui s’effacent : « Je n’ai rien fait d’intéressant, je m’occupais du foyer, des enfants, de mes petites œuvres caritatives. » C’est l’humilité de la bonne fille irlando-catholique immigrante de première génération. Pourtant, Tricia répond à la question posée par cette enfant devenue adulte, elle raconte ses souvenirs dans une très longue « lettre » (le premier des trois chapitres du livre, qui en occupe les deux tiers). Ensuite, dans le deuxième chapitre, Rainey, la fille, explique pourquoi elle avait contacté Tricia : elle avait rencontré quelqu’un qui faisait partie de leur cercle à Saïgon et qui a vécu une histoire tragique. Enfin, le troisième chapitre consiste en la réaction de Tricia à ce que Rainey avait révélé ; pour que ça marche, il faut qu’elle se surprenne en annonçant quelque chose d’inattendu, c’était le chapitre le plus difficile et le plus essentiel. 

Qui est Tricia, la narratrice principale ? 

Tricia a vingt-trois ans, elle vient de se marier, c’est une « innocente à l’étranger », elle vient de Yonkers, à côté de Manhattan, elle connaît peu le monde extérieur, elle a épousé un jeune avocat prometteur qui a été muté à Saïgon, et qu’elle suit. Elle se demande quel est son rôle en tant que help-meet, le modèle à l’époque était Jackie Kennedy. Sur place, elle rencontre Charlene, femme à peine plus âgée qu’elle mais plus sophistiquée. Charlene l’aide à comprendre les rouages de la vie sociale de cette petite bulle d’expatriés ; elle la pousse également vers son objectif principal : faire du bien, à travers les petites œuvres caritatives dont les femmes ont tendance à parler avec autodérision, même si c’est la seule occupation qui leur revient vraiment. Charlene veut faire du bien, et croit que pour cela il faut de l’argent. 

Alice McDermott Absolution
Alice McDermott (2024) © Jean-Luc Bertini

Comment définit-elle son rôle ?

C’est une femme catholique pratiquante d’origine irlandaise, elle aimerait aider son mari et avoir des enfants. Cela devrait être facile, elle est folle de son mari, lui aussi issu de la classe ouvrière et qui est en train de grimper les échelons. Puis elle fait une fausse couche, et, tout d’un coup, son rôle s’avère compliqué, elle comprend qu’elle sera peut-être incapable de remplir ses obligations. Les fausses couches s’ensuivent, et finalement elle n’aura jamais d’enfant. Pendant la rédaction de ses mémoires, en réfléchissant sur ses espoirs à l’époque de sa jeunesse, elle connaît déjà la fin, non seulement la sienne, mais celle de la guerre : les Américains étaient sur le précipice de ce gigantesque bourbier, pourtant les choses paraissaient encore simples. Donc, d’un point de vue « féministe », on peut dresser un parallèle. 

1963 fut une année charnière. 

Il y a eu l’assassinat de JFK le 22 novembre ; trois semaines avant, il y a eu celui du président du Sud Viêt Nam, Ngô Dinh Diêm, lui aussi catholique ; il y a eu la Marche sur Washington ; Medgar Evers a été assassiné aux États-Unis au milieu de l’année ; le pape Jean XXIII, grand réformateur, est mort au mois de juin ; et Betty Friedan a publié La femme mystifiée, livre écrit précisément pour des personnes comme Tricia et Charlene : les femmes ne seront plus obligées de suivre les anciennes règles, on leur montre d’autres perspectives, plus larges. Enfin, Jacqueline Kennedy a été enceinte pendant la majeure partie de l’année, perdant son enfant au mois d’août. Nous qui écrivons de la fiction réaliste, nous devons prendre en considération les événements historiques, qu’on a l’habitude de tenir pour acquis, et voir comment tout cela se déploie dans des vies plus « petites ».  

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Absolution marque-t-il pour la première fois dans votre œuvre l’importance du contexte socio-politique dans lequel se déroulent ces « petites vies » ?

De manière aussi explicite, oui. Quand j’ai commencé mes recherches, je n’ai trouvé aucune trace de ces femmes, ce qui m’a donné le courage de continuer. Il existe des mémoires plus tardifs, écrits en pleine guerre du Vietnam, de la part d’infirmières, etc., mais aucune trace de ces help-meets. Ce qui les distingue des helpmates, c’est qu’il s’agit d’un véritable métier, doté d’une certaine dignité, d’une certaine égalité, bien que les rôles soient répartis. Bien sûr, cette répartition a servi aussi de moyen de répression. Lorsque Tricia considère son passé, elle se rend compte qu’elle croyait à l’importance de son rôle, il s’agissait d’une vocation noble, reflet des croyances politiques de l’époque : il y avait vraiment un sentiment – si on est indulgent à l’égard de JFK et de la CIA – qu’on faisait la bonne chose, qu’on réalisait notre destin. Le dénouement, les répercussions imprévues, modifient rétrospectivement ce récit. Mais ce qu’on a appris par la suite ne devrait pas obscurcir l’instant où l’on y croyait.

Cette naïveté impérialiste est illustrée par l’histoire des Barbie ao dài

Il s’agit de l’ouverture du roman, lors d’une garden-party remplie de généraux et de diplomates, quand Charlene met son bébé dans les bras de Tricia, l’enfant vomit sur sa belle robe « Jackie Kennedy ». On emmène Tricia à l’intérieur de la maison, elle enlève sa robe, et, pendant qu’une jeune fille vietnamienne la nettoie, Rainey arrive avec une poupée Barbie, produit assez récent en 1963. La jeune Vietnamienne est fascinée par la poupée, ses vêtements miniatures ; elle fabrique une ao dài – la robe traditionnelle du pays – aux dimensions de Barbie. Elle donne la poupée à Rainey et lui dit de l’emmener chez elle (insinuant ainsi qu’elle devrait rentrer aux États-Unis). Aujourd’hui, on a oublié la signification initiale des Barbie – le film l’a masquée, j’ai écrit ce livre bien avant sa sortie –, elle aussi incarnait les prémices de l’idée qu’on n’était plus obligé d’être une mère ou une épouse. On passe alors de poupées d’enfants à une poupée censée être un mannequin adolescent, voire une femme qui travaille, elle a plein de tenues : elle pourrait être hôtesse de l’air, institutrice, etc. C’était une révolution dans la façon dont on concevait le jeu, l’imaginaire. Charlene voit dans cette poupée américaine habillée dans une ao dài une occasion de faire du bien, et de gagner de l’argent. 

Alice McDermott Absolution
Mémorial des vétérans du Vietnam (Washington D.C.) © CC BY-SA 4.0/Hu Totya/WikiCommons

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour ce roman ? 

Il y en a eu plusieurs. D’abord, Un Américain bien tranquille, de Graham Greene, livre que j’ai toujours adoré, que j’ai lu pour la première fois à la fac. J’avais dix-neuf ans, la guerre du Vietnam sévissait encore, j’ai été bluffée par la prescience politique du livre, Greene avait tout compris des erreurs de l’Amérique, de son orgueil, alors qu’il écrivait aux débuts des années 1950. Je me disais que j’aurais voulu que JFK lise ce livre – il l’a sûrement fait, c’était un lecteur – ou sinon LBJ [Lyndon Baines Johnson]. Comment ont-ils pu ne pas voir ce que ce romancier annonçait ? En même temps – on était dans les années 1970 quand je l’ai lu – je me suis dit : « Les femmes sont horribles ». Elles n’y existent pas. Graham Greene a beau prévoir la catastrophe de l’intervention américaine au Vietnam, il n’a pas pu pressentir l’arrivée du mouvement féministe.

Et les autres sources ?

Quand j’ai déménagé à Washington, j’ai rencontré beaucoup d’épouses de militaires et de diplomates qui auraient pu servir de modèles pour mes personnages. Et elles ne racontaient pas leur histoire ; il fallait que quelqu’un d’autre le fasse. Enfin, un troisième élément qui m’a donné la force d’affronter Graham Greene, ç’a été un bref article dans le Washington Post au début des années 2000, sur le père d’un garçon trisomique tombé dans une fosse septique sur leur terrain ; le père l’a extrait puis est mort, à cause des fumées (ce schéma est au cœur du deuxième chapitre d’Absolution). L’image m’a marquée, elle posait la question de la valeur d’une vie. Dans quelles circonstances vaut-il la peine de donner sa vie pour quelqu’un d’autre ? L’homme avait beaucoup d’autres enfants, le garçon trisomique était le benjamin, il était déjà jeune homme, donc probablement il ne lui restait pas beaucoup d’années à vivre, et pourtant le père, sans hésitation, l’a sauvé. Et j’ai pensé à cette histoire quand je me suis rendue au Mur du Vietnam (sur l’Esplanade nationale à Washington) : j’y emmène mes enfants tous les ans pour le jour des Morts, ainsi que mes amis lorsqu’ils me rendent visite à Washington. C’est comme entrer dans une cathédrale, peu importe le bruit autour, il y a un silence feutré. Tous ces noms inscrits, toutes ces vies perdues, la montée du mur, puis la descente, où il n’y a la place que pour quelques noms, il y a toujours le même refrain, quelqu’un demande chaque fois : « À quoi ça a servi ? » J’avais envie de mettre ensemble ces deux éléments : quand est-ce qu’il vaut la peine de sacrifier ta vie ? Lorsqu’il est si facile de se tromper, lorsqu’on risque de perdre ses illusions, en une seule décennie, concernant l’idéal dans lequel on a eu foi à un moment donné, comment arrive-t-on à donner sa vie ? Peut-être que rien ne vaut ce sacrifice…

Absolution entre dans le panthéon des romans consacrés au Vietnam. Comment le voyez-vous parmi les autres livres du canon ? 

Toute ma vie d’adulte, j’ai lu sur le Vietnam, certains des romans que je préfère traitent de ce thème, notamment À la poursuite de Cacciato et À propos de courage de Tim O’Brien. Arbre de fumée de Denis Johnson est fabuleux, subjuguant. Ainsi que les livres de Robert Stone. Mais tous ces romans sont des récits de guerre. À mon avis, Absolution est un livre sur le Vietnam sans être un récit de guerre. C’est un roman sur l’amour, sur des femmes qui font des « bonnes œuvres dérisoires » pour le geste en soi, parce que ce geste-là, c’est l’amour.