Après avoir retracé l’histoire du Raï, Hajer Ben Boubaker, spécialiste des musiques arabes, a raconté dans un documentaire sonore les années de lutte du Mouvement des travailleurs arabes des années 1970, habitants de la Goutte-d’Or, de Belleville et de Ménilmontant, ces ghettos où« les Arabes descendent » pour y faire leurs affaires. La chercheuse a montré les tracts du M.T.A. à son père, ouvrier spécialisé à la chaîne à cette époque. Elle en tire un livre fait de témoignages, très habilement monté à partir de cheminements parisiens, de lieux d’habitation et de rendez-vous : là où l’immigration a imprégné de ses pas la ville, sa structure, son histoire.
Bien que les circulaires Marcellin-Fontanet de 1972, année de création du M.T.A., visassent à réduire l’arrivée de travailleurs étrangers, des étudiants et des ouvriers arabes protestaient par des manifestations de rue ou d’usine, par tracts, grèves de la faim ou grève générale dans l’automobile. L’objet principal ? Les inégalités de salaires mais aussi la carte de séjour à renouveler, le racisme et ses morts. Dans les archives numérisées de La Contemporaine de Nanterre, Hajer Ben Boubaker a dressé des listes de noms, cherchant à identifier les manifestants et à les joindre pour recueillir leurs récits.
En déambulant dans Barbès, la chercheuse raconte les petits détails et les grands événements qui ont fait du quartier la « maison-mère des luttes de l’immigration » et l’une des places fortes de la musique maghrébine. On déambule aussi dans les premières rues algériennes de Paris, dans le cinquième arrondissement, le quartier Saint-Séverin, ce morceau du Quartier latin, rue de la Huchette, le café Abdelkrim qui, selon la préfecture de police, est très fréquenté par les Nord-Africains. Par les voix de vieux messieurs qui racontent l’habitude d’une ville ou dans les souvenirs imprécis de luttes contre le racisme, Barbès Blues ressuscite des personnages, des épopées, des anecdotes et des tragédies. Autant de symboles d’une communauté de destin, l’immigration maghrébine, qui, dans un dédale de rues minuscules, s’est construit un monde immense.
Puis c’est la montagne Sainte Geneviève et Le Hoggar, « meilleur couscous de Paris ». Un bout d’Algérie se tient là. Dans ce maquis de prolétaires, nombreux sont à travailler dans la raffinerie Say, entre la Salpêtrière et le quartier de la Gare. « Le sucre, toujours le sucre chaud qui ronge les doigts jusqu’au sang. » Les souvenirs remontent, les rencontres avec les femmes venant de Bretagne, « scieuses », rangeuses », « peseuses » pendant que l’Algérien charge, ficelle et pousse le chariot. Dès les années 1960, le cinquième arrondissement – l’un des plus délabrés –, où règnent des dizaines d’hôtels meublés, de garnis, « qui composent une faune bizarre, truculente et sale », souligne un rapport d’enquête, commence à inquiéter. Une lente évacuation s’opère sur deux décennies. C’est dans ce décor que les témoignages se logent. C’est dans ces rues que résonnent les mauvaises nouvelles. C’est là que les révoltes se consolident. C’est sur les transistors que l’on apprend, un jour d’octobre 1971, la mort de Djilali Ben Ali, quinze ans, tué par un concierge de la Goutte-d’Or. C’est dans ces boutiques qu’un jour de novembre 1972, dans un commissariat de police versaillais, un sous-brigadier abat Mohamed Diab, père de famille de trente-deux ans. Le 29 août 1973, à Marseille, Ladj Younes, seize ans, est tué par balle à quelques pas de chez lui. Le 14 décembre 1973, toujours à Marseille, un attentat à la bombe au consulat d’Algérie fait quatre morts et dix-huit blessés. Les témoignages affluent.
Les récits vont tout autant vers des jours plus lumineux, une jeune mère marocaine qui assure : « c’est à Paris que j’ai appris à aimer mon pays, l’Algérie, la musique et le monde arabe ». Et comment ne pas parcourir la Goutte-d’Or, la rue de la Charbonnière, haut lieu de la prostitution, et le fameux TATI, magasin de prêt-à-porter rue Belhomme, le sanctuaire du pas cher, l’île aux trésors, loisir des fins de semaine. Les enfants Tati se souviennent, le rituel des familles, plus tard, le Tati mariage, le Tati bonbons. Une place de choix dans la mémoire ouvrière.
L’ouvrage est ainsi construit : des rues, une place, un magasin de musique, un témoignage, les nouvelles du pays, les actions de grèves ou de protestations. Les paroles sont plantées dans des lieux si bien que l’on sent les émotions collectives. Les années de lutte sont mises en perspective par un montage astucieux et émouvant, jusqu’à la puissance des chants dont la portée politique est une vraie découverte. Car ce sont les musiques militantes qui mobilisent et vont ainsi contribuer à des initiatives culturelles, à travers le théâtre notamment. Immense attracteur de militants, les musiques sont transnationales, mais également régionales avec une portée nationale. Bien sûr, nous sommes bien à Paris, mais une longue chaine transporte les chants kabyles dans la contestation de l’ordre colonial, puis, plus tard, dans celle de la construction de l’État algérien centralisé. D’ailleurs, n’y a-t-il pas continuité avec le dernier hirak, jusque dans les stades de football aujourd’hui ? La musique arabe en diaspora : une éruption inattendue.