De Charles Piaget, célèbre figure de l’après-68 par son engagement syndicaliste dans la lutte des Lip, Théo Roumier a écrit une biographie des plus documentées en forme d’hommage à ce « fédérateur de collectifs ». Sur Fernando Gonzales, aussi ignoré que la petite communauté maoïste qu’il dirigea d’une main de fer à Clichy-la-Garenne, la sociologue et politiste Julie Pagis livre un récit d’enquête sur ce personnage qui toujours échappe, militant espagnol maoïste, espion à la solde de la CIA. L’ambition des deux auteurs diffère aussi : si l’un souhaite, en retraçant le parcours d’un militant exemplaire, diffuser son possible héritage, l’autre entend à partir d’un cas mettre en œuvre le concept weberien de « domination charismatique ».
Le prophète rouge est un livre risqué. Si son autrice a consacré ces quinze dernières années à retracer le parcours des militants ordinaires de mai-juin 1968, elle avoue d’emblée avoir hésité avant de plonger dans cette folle enquête sur la communauté du « Bâtiment » à Clichy-la-Garenne et sur son énigmatique chef, un espagnol dénommé Fernando. Comment ne pas la comprendre lorsqu’elle découvre très vite l’emprise que cet homme eut pendant près de dix ans sur un groupe de six couples pour qui, en 1971, la vie en communauté à l’ombre du drapeau rouge du Grand Timonier apparaissait comme la seule manière de continuer le combat ? Comment ne pas comprendre le vertige de Julie Pagis découvrant le véritable monument de papier que les membres de la communauté tout au long de son existence ont édifié, soit des dizaines de cahiers entièrement noircis par des écritures différentes ? Comment poursuivre son analyse in vivo du concept de Weber en apprenant le climat de violence que Fernando faisait régner, par la pratique d’autocritiques quotidiennes collectives et individuelles, par des exclusions, des formes de chantage psychologique, etc. ? Enfin, comment ne pas abandonner la reconstitution du parcours du prophète rouge alors qu’il a pris soin dès ses premiers engagements de ne laisser aucune trace, et que sa trajectoire résiste au dépouillement de fonds d’archives multiples en France, en Espagne, au Portugal… que ce soit dans les archives publiques ou dans les archives privées ?
Julie Pagis a tenu tête à son prophète rouge et c’est aussi l’intérêt du livre que de suivre une chercheuse en perpétuelle tension – au prix de sa propre santé – se confronter à un mode d’engagement pour lequel elle avait au départ une forme de sympathie. Ses parents, agronomes, allèrent s’installer en ce début des années 1970 dans l’Ardèche pour élever des chèvres, et c’est dans cette communauté qu’elle a grandi. Sensible aux injustices sociales, aux dominations de genre, chercheuse engagée, le sujet était en or pour elle. Pourtant, Julie Pagis avait d’abord pris soin d’encadrer un master 2 sur cette communauté d’établi.e.s (Margot Roisin-Jonquières, EHESS, 2018). Ce travail exploratoire mené, la sociologue s’est armée. Elle a compris qu’elle ne pourrait vaincre son sujet qu’en le saisissant collectivement.
L’écriture de ce livre ne s’est faite que dans un second temps : la chercheuse avait décidé de réaliser un documentaire filmique. Elle a cherché des financements, constitué une équipe, rédigé un synopsis, et s’est mise en quête des témoins. Mais cette première tentative a échoué. La domination de Fernando sur les membres de la communauté semblait se poursuivre plusieurs décennies après sa dissolution. Certain.e.s s’étaient suicidés ou étaient mortes, d’autres ne voulaient pas ouvrir leur porte. Le projet a été abandonné et elle a continué seule, ou plus exactement en s’armant autrement. Non d’une caméra mais d’une pensée, et pas des moindres, celle de Weber.
Là encore, la sociologue n’est pas tombée dans le panneau : elle a doublé son enquête d’une véritable question théorique plutôt que d’un simple usage. Insatisfaite de la manière dont la majorité des sociologues, Weber compris, mobilisaient le concept de « charisme », « paresseusement » écrit-elle, et poursuivant les travaux de Ian Kershaw au sujet de Hitler, qui avait montré que, « contraint par son pouvoir charismatique, le leader n’a alors d’autre choix que d’entrer dans une sorte d’engrenage, de « fuite en avant » qui conduit mécaniquement, à une escalade dans la radicalisation, voire à l’autodestruction », elle s’est saisie de l’histoire de Fernando et de ses camarades pour prolonger cette réflexion sur « l’impossible « quotinisation » du charisme ». Elle a tenté de présenter une nouvelle proposition théorique associant charisme, imposture et art du secret et de la dissimulation.
Pour parvenir à tenir son terrain, Julie Pagis a donc élevé le niveau d’ambition de son travail. Elle aurait pu se contenter d’un récit d’enquête sur cette communauté – le livre s’ouvre d’ailleurs sur le récit assez classique des divers parcours de ses différents membres et sur les actions menées. Elle aurait pu, comme beaucoup de travaux actuels, se limiter à étudier les modes de domination de Fernando au moyen de la grille de l’intersectionnalité. Mais la chercheuse, en ouvrant les archives de la communauté, ces centaines de pages écrites par les militants et annotées par le chef (souvent après coup, lors de retours de voyages), a compris qu’il fallait qu’elle se place au ras des cahiers.
L’un des grands apports à la compréhension du phénomène de domination charismatique est ainsi le rôle que joue l’écrit, et particulièrement dans ce contexte politique maoïste. L’écriture, plus que la parole, est le mode de gouvernance privilégié, comme l’ont montré les recherches menées par Yves Cohen sur les lettres de Staline. Les fondations de la communauté sont moins le fameux « Bâtiment » à Clichy que le « texte fondateur », les dizaines de bilans d’actions – car ces militants ne cessent d’agir, d’animer des groupes, de mener des luttes locales –, et les pléthoriques autocritiques et autres lettres d’excuses. Toutes ces pratiques d’écriture sont encadrées par la lecture des écrits de Fernando, de la presse maoïste et bien sûr des écrits complets du président Mao.
Cette analyse des plus détaillées, s’appuyant sur de nombreux extraits, ne négligeant pas la matérialité des archives en en reproduisant certaines, fonctionne comme un piège. La chercheuse, comme dans une toile d’araignée, y est prise et elle n’a pas d’autre solution pour s’en extraire que d’aller plus avant, autrement dit, tel le héros d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, de chercher à s’approcher au plus près de Fernando sans jamais verser dans l’analyse psychologique, si tentante pour de telles figures. Disons-le, l’enquête menée alors est des plus troublantes. En limière ne voulant rien laisser dans l’ombre, Julie Pagis parvient à ses fins, elle finit par rencontrer les proches de Fernando, son cercle restreint, et peint un portrait à partir des dizaines d’éléments qu’elle réussit à amasser grâce aux dizaines d’informateurs et d’informatrices mobilisées, telle une photo de Fernando lors de son long séjour en Chine où il semble avoir été traducteur. Ce portrait fragmentaire permet d’émettre l’hypothèse que Fernando n’était pas « un péquin moyen », sans doute un espion, à la solde de qui ? De l’Espagne franquiste, non ; de la Chine, qui sait ; de la CIA, très probablement. Mais, au fond, cela importe peu à la démonstration, l’essentiel est sans doute que la sociologue montre qu’une telle domination charismatique n’existe que si, en regard de la transparence des membres, le leader cultive le secret et la duplicité.
Au sortir de cette lecture, sans conteste parce que l’enquête de Julie Pagis est très déconcertante, et qu’elle livre une facette noire de l’engagement post-68, on aura plaisir, comme on prend un antidote, à lire la biographie de Charles Piaget que Théo Roumier publie aux éditions Libertalia. Sa facture est des plus classiques, son héros, Charles Piaget (1928-2023), est un peu moins connu que la lutte au cours de laquelle il devint un personnage de l’histoire sociale de la France contemporaine : la longue mobilisation des Lip à Palente à côté de Besançon, à partir de 1973. Reste que, comme Michel Rocard l’écrivait cette année-là, « la France est Lip » et, alors même que le combat au sein de cette entreprise d’horlogerie de Besançon était mené, son histoire et la biographie de ses acteurs faisaient l’objet d’articles, de livres et de films (de Chris Marker avec Puisqu’on vous dit que c’est possible et les six films de Carole Roussopoulos, tous réalisés en 1973).
Puis les Lip ont été étudiés sous de multiples coutures par les sciences sociales. Un film documentaire rétrospectif de Christian Rouaud, Les Lip : l’imagination au pouvoir, sorti en 2007, a popularisé auprès des jeunes générations cette histoire, tandis que l’historien Donald Reid, avec Opening the Gates : The Lip Affair, 1968-1981, paru aux éditions Verso en 2018, et traduit aux Presses universitaires de Rennes en 2020, a achevé de consacrer ce mouvement. Reste que, du parcours de Charles Piaget, en dehors de la notice du dictionnaire du mouvement ouvrier Maitron, nous ne disposions pas d’une telle monographie, qui embrasse les engagements depuis sa jeunesse jusqu’à son décès à 95 ans. C’est donc chose faite, et avec le soin de dessiner ce parcours dans toutes ses nuances, en particulier s’agissant des différents courants qui traversèrent la CFDT localement et nationalement.
Ne cachons pas que certains développements relèvent d’une histoire contemporaine du syndicalisme des plus pointues. En dépit de ce souci du détail, le portrait que dresse Théo Roumier de la trajectoire politique de ce syndicaliste qui ne cessa de se battre pour faire exister des collectifs et surtout produire des coordinations entre les luttes est très éclairant. Piaget apparaît comme un acteur de l’histoire militante, jamais dogmatique, toujours attentif aux propositions alternatives – ainsi, en 1976, quand il prend la responsabilité technique d’une coopérative à Lip alors qu’il n’était pas favorable à sa création. « Je suis un ouvrier parmi des milliers », ne cesse-t-il de répéter quand déjà on veut le singulariser. Nationalement, cette attention permanente fait néanmoins de lui un leader local admiré et, en 1978, c’est naturellement qu’on l’invite, à partir de son projet de dessiner « un autre système de pouvoir » sur la base d’un texte « vers l’autogestion », à se présenter aux législatives, avec le soutien de nombreuses personnalités dont Huguette Bouchardeau, Claude Bourdet, René Dumont. Sa ligne, sans varier fondamentalement, s’est actualisée : « Nous, ceux de Lip, nous avons beaucoup appris au cours de ces dernières années. Nous savons que l’ennemi principal, c’est le capitalisme. Même quand il veut changer de visage. C’est pour cela qu’il faut le chasser, c’est pour cela qu’il faut nationaliser. Nous avons appris aussi que cela ne suffirait pas : il faut réduire le temps de travail ; réorganiser les tâches entre nous ; assurer une égalité réelle devant l’emploi, à commencer par ceux et celles qu’on ne cesse de déqualifier : les femmes, les jeunes, les immigrés. Tout cela, si nous ne nous en occupons pas nous-mêmes, personne ne s’en occupera à notre place. »
Mais, indique Théo Roumier, sa liste ne recueille que 3 % des voix, la gauche et l’extrême gauche s’étant morcelées en plusieurs listes concurrentes. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir ne remplit pas ses attentes et, en 1983, après le décès de sa femme, Annie, il entre dans ses « années d’hiver », à 55 ans, en prenant une préretraite, devenant athée et en quittant la CFDT à ses yeux défaillante.
Était méconnu aussi son retour dans les luttes, dix ans plus tard, en 1993, avec le mouvement des chômeurs et l’animation du groupe local de AC! (Agir contre le chômage) qui avait pour slogans : « Un emploi est un droit » et « un revenu, c’est un dû ». Dans le chômeur, comme Robert Castel dans ses Métamorphoses de la question sociale, Piaget voit une figure essentielle pour lutter contre les injustices sociales et, plus généralement, contre le capitalisme. Il marche avec les chômeurs à travers toute l’Europe, faisant preuve d’un courage physique impressionnant, y compris face aux forces de l’ordre. Il se rapproche du syndicat Sud, soutient la candidature de José Bové à la présidentielle de 2007, et cette même année accompagne la sortie du film de Rouaud. Il reste jusqu’à sa disparition un militant se joignant aux cortèges des Gilets jaunes ou d’opposition à la loi sur le travail.
Fernando et Charles sont deux figures contemporaines, deux manières aussi de croire en la Révolution. Si le premier éclaire, par l’analyse qu’on peut faire de sa domination, un concept clé de la sociologie, du second sans doute il y a un héritage à saisir, c’est du moins le sens de la démarche de Théo Roumier, qui publie en annexe un texte inédit du syndicaliste, rédigé en 2009, et intitulé « La voie révolutionnaire démocratique ». Un beau programme par les temps qui courent.