S’ouvrant sur un court volume bilingue d’épigrammes de Carlos Díaz Dufoo, cette chronique réunit un récit autobiographique de Natalie Barney, le nouveau roman d’Abdellah Taïa, le seul volume en prose de Louise Glück, de courts textes d’Hanna Krall et une biographie de Marin Karmitz par Antoine de Baecque.
De l’économiste et dramaturge mexicain Carlos Díaz Dufoo (1861-1941), il restera assurément cet opuscule que les éditions Allia publient aujourd’hui, en version bilingue. On en parlera, peut-être, comme on aime à citer Épictète, Pascal ou Cioran. S’il a, à l’image du premier, une vision désenchantée du monde (« couché d’un côté du chemin, il regarde passer, éternellement, les heures vides ») qui rejoindra sans peine le scepticisme éclairé de l’Ecclésiaste (« La vie comme un souffle distant, passa entre ses doigts, intime et étrangère. De sa visite, il resta la trace du vent dans les feuilles agitées »), la vanité de la vie ne signifie pas, chez lui, le « vent des paroles », dont parlait Saint-Exupéry au désert.
Dufoo rejoint Pascal et sa « misère de l’homme sans Dieu » quand il écrit : « Il aurait donné n’importe quoi pour une croyance élémentaire, pour une affirmation biologique, pour un petit refuge, animal et sûr ». Mais comment parier sur l’absurde ? Son invocation à Sisyphe, dont il écrit que « son travail inutile anoblissait son châtiment », renvoie peut-être à Camus, et la vanité de toute chose lui fait invoquer Nietzsche (Dufoo enseigna, dit-on, la philosophie à la faculté de droit de Mexico) : « La philosophie n’est autre qu’un désir », à partir de quoi il conclut rondement : « Les hommes sont des dieux morts ». Mais c’est au scepticisme grinçant de Cioran que fait penser l’épigramme : « Vous est-il arrivé de lire un journal sans ressentir l’horreur de la foule ? » Écrivain solitaire, il ne manqua pas d’être sceptique sur son propre talent : « Sa vocation est souveraine, confie-t-il dans un probable rictus, il compose de la musique dans un monde de sourds ».
Mais il sait se libérer, et soulager son âme affligée, par de grands moments d’humour, comme de noter : « Pris d’un désespoir tragique, il arrachait brutalement les cheveux de sa perruque » ou encore : « Il a passé de longues années à se forger un style. Lorsqu’il l’eut, il n’eut rien à dire avec ». Sceptique souriant, plus qu’amer, bien qu’il ose écrire qu’« une goutte de douleur tombe quotidiennement dans notre vie », Dufoo, tout comme Borges, cet autre Latino-Américain célèbre pour ses réparties cinglantes (comme de traiter, entre autres, Lorca d’« Andalou professionnel »), vaut à l’évidence le voyage. Albert Bensoussan
L’Américaine Natalie Clifford Barney est entrée dans l’histoire littéraire sous le surnom de « l’Amazone ». C’était encore la réduire à un archétype fantasmatique forgé par le regard masculin. Si elle est redécouverte aujourd’hui comme d’autres autrices lesbiennes, c’est surtout en tant qu’épistolière – ses liaisons amoureuses avec Renée Vivien ou Élisabeth de Gramont ont donné lieu à la publication d’importantes correspondances. Elle fut également une salonnière de premier plan, accueillant chez elle les plus grands auteurs et autrices de son temps : Max Jacob, Jean Cassou, Colette, James Joyce, O. V. de Lubicz-Milosz, Rainer Maria Rilke ou encore Adrienne Monnier, Sylvia Beach et Gertrude Stein. Toutefois, son œuvre littéraire ne jouit pas encore du même lustre que celle d’autres écrivaines lesbiennes.
Éclectique, elle est faite de brillants recueils d’aphorismes mais également de romans autobiographiques. Lettres à une connue, qui dormait jusqu’à aujourd’hui dans le fonds de la bibliothèque Jacques Doucet, est inspiré par sa liaison avec Liane de Pougy. Il fait ainsi pendant au roman Idylle saphique que la célèbre courtisane donna au lendemain de leur rupture. Roman à clefs, roman de mœurs, et roman (demi-)mondain : il est tout cela à la fois, et davantage encore. Car c’est aussi un bel exemple de roman moderniste mêlant la prose et le vers. Tantôt elliptique, tantôt disert, le lyrisme amoureux s’y déploie en évocations sensuelles (voire sexuelles) d’une liberté de ton remarquable.
Comment expliquer alors la méconnaissance dans laquelle l’œuvre de Natalie Barney est tenue, sinon par son caractère lesbien ? Car elle appartient bien à cette littérature écrite « à l’encre violette », longtemps occultée et à laquelle un collectif de jeunes chercheuses et chercheurs a récemment consacré un ouvrage important (Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, Le Cavalier bleu, 2022). Si on ne saurait réduire son œuvre au lesbianisme, c’est par lui et grâce à lui que Natalie Barney bouleverse les cadres narratifs normatifs. En cela, elle appartient pleinement à la littérature et contribue à en élargir le cadre, à en redéfinir les frontières.
Jouant de la métamorphose des sexes, revendiquant ouvertement une identité lesbienne affranchie de la domination des hommes, elle ne cesse de remettre en cause les représentations romanesques dominantes – masculines et hétérosexuelles : « Sir Jugh est parti hier. Il est venu me faire ses adieux avant le bal et m’a demandé de l’épouser. Comment pouvais-je articuler autre chose qu’un : « Cela me fait horreur ! » devant son regard avide et charnel me disant : « Je te veux, je te veux tout à moi afin de te briser, afin de te faire ma chose, ma femme. Tu porteras mon anneau, mon empreinte, mon nom. Tu seras mon esclave, la mère de mes enfants. Je serai ton mari, ton maître. » Voilà le résumé de leurs genoux fléchis et de leurs « Je t’aime ». C’est ainsi que mon père a dû séduire ma mère. » Un roman lesbien sensible, politique et volontiers polémique. Alexis Buffet
Après le bouleversant Vivre à ta lumière (Seuil, 2022), dédié à sa mère, Abdellah Taïa reprend le sujet qui le hante : l’enfer vécu par les jeunes homosexuels dans les quartiers populaires et la violence systémique à laquelle ils sont soumis, au vu et au su de tous. C’est cet enfer qu’a fui Youssef, en partant enseigner en France, qu’a fui aussi son ami Najib, devenu l’amant d’un colonel et trafiquant de drogue. Mais la fuite appelle le retour et le questionnement de ce qui fait lien, quand tous détournaient la tête. Quand les liens qui semblent les plus forts sont ceux, fantomatiques, des amants qu’on enterre les uns après les autres et qu’on pleure en secret.
Le Bastion des larmes est traversé par le motif de la perte – celle de la mère, celle de l’unité de la fratrie, éparpillée au gré des alliances et des mésententes, celle des amants, et surtout celle, en contrepoint, des trois mille Slaouis disparus, razziés après le massacre de la ville par les Castillans. « Les Slaouis ne seront jamais guéris. Ils n’oublieront jamais. » Au Bastion des larmes, le nom donné aux fortifications de la ville, ils viennent témoigner face à la mer de leur espoir, de leur haine, de leur indéfectible mémoire. Abdellah Taïa recherche, dans ce livre sur la blessure et la rancœur, les voies de réparation. L’argent et la réussite sociale ? L’histoire de Najib montre qu’ils n’apportent que la revanche. Le lien familial ? Artificiel, fluctuant au gré des jalousies – les pages sur les relations des sœurs avec l’épouse du frère sont croustillantes et leurs arguments pour lui faire vendre la maison construite par leur mère, navrants. Les excuses ? Souvent formelles, de la part des bourreaux à l’allure si ordinairement respectable – « des hommes qui n’ont pas besoin de montrer leur pouvoir. Ils sont le pouvoir. Et le reste du monde tourne autour d’eux ».
Il y a beaucoup d’amertume dans ce roman, Prix Décembre 2024, nominé pour le Goncourt des lycéens 2024, où chaque personnage semble désespérément seul, avec pour seule compagnie la mémoire de l’enfant qu’il a été et les vagues de l’Atlantique qui, de leur vacarme assourdissant, couvrent le bruit du monde, la cacophonie des paroles fausses et les dénis de justice. Kenza Sefrioui
Le seul texte en prose jamais écrit par Louise Glück est une merveille. Il donne voix à deux petites filles qui ne parlent pas encore, Marigold et Rose, des jumelles que tout oppose. L’une est absorbée dans ses livres intérieurs. L’autre est un être social, un bébé rieur qui aime le contact avec les grands et les activités que ceux-ci lui proposent, comme le bain. Marigold pense à l’avenir et souhaite intensément atteindre l’âge adulte, « avec son immense réserve de mots ». Rose est sensible à l’instant et elle grandit simplement en souriant aux gens.
Les deux bébés ont des noms de fleurs, Rose et Marigold (l’œillet d’Inde ou le souci) et, d’une certaine manière, elles sont des fleurs puisque dans leur première année elles grandissent sans le langage. Louise Glück peut alors leur donner la parole comme elle la donne aux fleurs de son jardin dans L’Iris sauvage : sans naïveté, sans anthropocentrisme, en inscrivant entre elles la nuance et le désaccord. Elle s’intéresse aux vivants autres qu’humains ou pas encore tout à fait humains car pas pris encore dans le langage ordinaire. Cela donne à son texte une puissance cosmique et organique à la fois. Les bébés, comme les fleurs, agissent et s’expriment, mais dans des formes difficilement accessibles à la poète-jardinière, que celle-ci jardine des fleurs ou des enfants.
Ainsi, ce passage de L’Iris sauvage : « Toi qui ne te souviens pas / du passage depuis l’autre monde, / je te dis que je pus de nouveau parler : tout ce qui / revient de l’oubli revient / pour trouver une voix » rencontre cet extrait de Marigold et Rose : « Marigold se tenait en haut de l’escalier, regardant en arrière pour voir où elle avait été. Elle s’agrippait à la barrière qui est juste devant pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’elle avait fait un très long périple. Puis elle rampa pour traverser le seuil. »
Les êtres avant la parole sont des figures de l’autrice. Ils font du langage non une réserve de mots déjà là mais un perpétuel avenir. Les voix intérieures sont inaudibles mais porteuses d’un savoir que la plupart de ceux qui entrent dans la langue finissent par oublier : que le temps ne se répète pas, que tout est voué à disparaître. Marigold, dont l’obsession est d’écrire un livre, est le masque de la poète qui veut écrire et cherche sa langue. Elle « avait compris dès son très jeune âge (vraiment très, très jeune âge) qu’il était nécessaire d’être assez disciplinée pour rester à l’intérieur des bords avant de pouvoir commencer le prestigieux travail de dessiner au dehors ».
Marigold et Rose est un texte inclassable. On peut imaginer le lire à des enfants mais ce n’est pas un livre « pour enfants ». C’est un livre qui multiplie les détails sensibles, comme « voir le beurre à la capucine fondre sur le poisson grillé » ou savoir que Grand-Mère morte n’est pas perdue, « elle faisait encore des cookies dans le cœur des jumelles ». C’est un livre qui invite à changer le regard sur l’éclosion, à voir avec tous les sens et à éprouver combien il est difficile de traduire sa vision. Tiphaine Samoyault
Écrivaine de la mémoire juive dans la mémoire polonaise, Hanna Krall s’est imposée depuis une quarantaine d’années. Elle est la voix d’une interrogation profonde qui structure l’imaginaire d’un pays longtemps multiculturel, qui a subi la destruction et le déplacement forcé de ses minorités durant et au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Dans le silence imposé par le régime communiste, elle a su raconter les histoires de nombreux êtres, juifs ou polonais, blessés, séparés ou assassinés par la guerre et l’antisémitisme. Ses livres, depuis le fameux dialogue avec Marek Edelman, unique leader rescapé de l’insurrection du ghetto de Varsovie en avril 1943, jusqu’au réveil des vieilles légendes juives oubliées, donnent vie à ces mémoires douloureuses. Elles se perpétuent à l’image de membres mutilés que l’on ressent encore et toujours, ces fameuses douleurs fantômes qui continuent à faire souffrir.
La douleur fantôme réunit une vingtaine de récits parus en revue, des esquisses de scénarios ou de livres parus. On reconnait dès le premier récit l’histoire de cette rescapée qui cherchait une écrivaine capable de faire de sa vie « un roman pour Hollywood » ou bien d’autres histoires de survie, de filiations ou de disparitions. Les familiers des textes d’Hanna Krall y retrouveront son art de la restitution de vies disparues dans la société polonaise, que ce soit sous la forme de souvenirs, de témoignages ou d’un Dibbouk, titre d’un très beau récit qui joue entre le présent et le passé en donnant la parole à un mort qui s’adresse à un vivant. Ce qui ne l’empêche pas de constater que « tout juif survivant écoute les histoires des autres avec un léger agacement ». Ou de voir comment la peur a empêché l’acceptation d’une filiation cachée jusqu’à la deuxième génération suivante.
Une des originalités de ces textes, qu’elle n’avait pas encore exploitée de cette manière, est sa façon de reconstituer en détail la vie de shtetls disparus à partir de témoignages et de la personnalité de rescapés. On retrouve par exemple Izbica, en compagnie de Blatt venu de Californie avec une balle dans la mâchoire. Il est le seul survivant d’une exécution de trois hommes, ordonnée par Marcin B. Il veut savoir si ce Marcin est revenu sur les lieux du crime. À Izbica, Blatt montre à Hanna Krall plusieurs endroits et lui apprend la vie du village, les destins individuels qui conduisent à Belzec ou Sobibor, les Polonais qui savent. « Nous traversions Izbica, écrit-elle […]. Le soleil déclinait. Tout semblait encore plus laid et plus gris. Est-ce à cause des âmes qui errent ? Elles ne veulent pas partir si personne ne les pleure. C’est à cause des âmes en peine, cette grisaille. » Jean-Yves Potel
Après s’être intéressé, dans deux gros ouvrages, à la vie et à l’œuvre des grands cinéastes que furent Jean-Luc Godard et Claude Chabrol, Antoine de Baecque, historien des formes culturelles, retrace aujourd’hui le parcours de celui qui fut l’un de leurs producteurs : Marin Karmitz. Fruit d’entretiens de l’auteur avec le créateur de MK2 et de la consultation de ses archives personnelles et professionnelles, le livre est abondamment illustré de documents issus de ces archives (photos, lettres, dessins, affiches, etc.).
Marin Karmitz, né en 1938 à Bucarest dans une riche famille roumaine, travaillant dans l’industrie pharmaceutique, s’enfuit en France, avec ses parents, après les pogroms du début des années 1940. À dix-huit ans, jeune communiste, il s’éloigne du Parti, et de sa position ambiguë sur la guerre d’Algérie, se réfugiant à la Cinémathèque d’Henri Langlois. Quelques films et rencontres plus tard, il commence une carrière d’assistant avec Agnès Varda et Jean-Luc Godard. Il réalise ensuite plusieurs courts métrages, dont un sur un texte de Marguerite Duras et un autre d’après Comédie de Samuel Beckett, qui lui valut une année d’un compagnonnage passionnant et éprouvant avec l’auteur de Fin de partie, épisode étonnant absent de la biographie de référence de Beckett par James Knowlson.
Mai 68 est l’occasion pour Marin Karmitz d’un durcissement de ses positions idéologiques qui l’amènera à se rapprocher de la Gauche prolétarienne et à réaliser trois longs métrages politiques, inventant une forme de cinéma engagé : Sept jours ailleurs, Camarades et Coup pour coup, les deux derniers exposant vision la plus réaliste possible de la condition ouvrière.
La suite, c’est l’histoire d’un cinéaste qui devient exploitant de salles, ouvrant en 1974 le 14 Juillet Bastille, suivi de beaucoup d’autres, puis producteur et distributeur de films, en créant et dirigeant jusqu’en 2012 MK2 et en relançant la carrière de nombreux cinéastes que le succès fuyait (comme Claude Chabrol, dont il produisit douze films). Le Marin Karmitz d’Antoine de Baecque est une photographie précise et vivante d’une période qui va du chantier utopique et excitant de la contre-culture française à la fragile et pathétique exception culturelle de la fin du siècle dernier. Jean-Yves Bochet