Des fous et des clowns

Les catalogues accompagnant les deux expositions qu’organise actuellement le musée du Louvre, « Figures du fou » et « Revoir Watteau. Un comédien sans réplique », ont chacun ceci de remarquable que leurs auteurs les ont investis d’une ambition autre que celle luxueusement reprographique ayant cours depuis quelques années dans ce domaine de l’édition. C’est en effet comme de solides ouvrages scientifiques qu’ils se présentent avant de s’offrir comme « beaux objets », comme on dit, bien qu’à des degrés divers l’un et l’autre pâtissent d’un léger défaut de conception.

Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam (dir.) | Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques. Musée du Louvre/Gallimard, 450 p., 45 €
Guillaume Faroult | Pierrot, dit le Gilles, de Watteau. Un comédien sans réplique. Musée du Louvre/Liénart, 240 p., 39 €

Ou, pour être tout à fait honnête, d’un léger défaut de conceptualisation. Lequel tient pour l’exposition « Figures du fou » au parti pris de ses deux commissaires, Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam, qui préviennent dans une note de l’introduction du catalogue : « nous ne chercherons pas à nous situer dans la lignée du travail novateur de Foucault », en référence à Histoire de la folie à l’âge classique, la thèse de Michel Foucault, « qui d’ailleurs, pour le Moyen Âge, reposait sur une vision erronée de La Nef des fous », ajoutent-ils.

D’anecdotique, cette prise de distance s’avère, à la lecture du reste du texte, symptomatique. Elle se justifie par le fait que Foucault a pris pour argent comptant ce qu’il désigne pourtant d’abord comme une « composition littéraire », à savoir la satire à succès qu’a composée Sébastien Brant à Bâle en 1494 sous le titre La Nef des fous (Das Narrenschiff). Or, poursuit Foucault, « de tous ces vaisseaux romanesques ou satiriques, le Narrenschiff est le seul qui ait eu une existence réelle, car ils ont existé, ces bateaux qui d’une ville à l’autre menaient leur cargaison insensée ». Même si le philosophe n’est pas le premier à imaginer la réalité de cette légende qu’aucun fait historique probant ne permet d’étayer, on peut effectivement estimer à bon droit qu’il a tort.

Admis, le fait n’implique pas pour autant que ceux qui lui en font le reproche aient raison de prendre prétexte de cette erreur pour éliminer toute référence explicite à l’ouvrage de Foucault, et plus largement toute approche résolument théorique de la question des fous et de la folie en art. En se refusant à conceptualiser leur objet, les commissaires de l’exposition en viennent paradoxalement à le décontextualiser, si bien que, lorsque le contexte fait malgré tout retour, c’est comme en dépit de leurs postulats de départ, ou alors, et de manière passablement ironique, à travers des références à la pensée foucaldienne maintenues à un niveau implicite, la contribution de Dominique de Font-Réaulx faisant seule exception sur ce point.

Cette contradiction et les effets qui en découlent ne sont nulle part plus évidents que dans le choix des images destinées à illustrer les points de vue en dispute ici. Toujours en introduction, Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam postulent en effet que « le fil conducteur de l’exposition est donc cette vision kaléidoscopique du personnage du fou », là où Foucault se proposait d’étudier « une longue dynastie d’images, depuis Jérôme Bosch avec La Cure de la folie et La Nef des fous, jusqu’à Brueghel et sa Dulle Grete » (toutes œuvres que réunit l’exposition, quoique par une copie pour la peinture de Bruegel). 

Élisabeth Antoine-König, Pierre-Yves Le Pogam (dir.), Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques, Paris, musée du Louvre, Gallimard, 2024, 450 p. Guillaume Faroult, Pierrot, dit le Gilles, de Watteau. Un comédien sans répliqueÉlisabeth Antoine-König, Pierre-Yves Le Pogam (dir.), Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques, Paris, musée du Louvre, Gallimard, 2024, 450 p. Guillaume Faroult, Pierrot, dit le Gilles, de Watteau. Un comédien sans réplique
« La Nef des fous », Sébastien Brant © Historisches Museum Basel/Philipp Emmel

En se présentant sous une forme kaléidoscopique plutôt que dynastique, c’est l’ensemble et la diversité des rapports de force et de pouvoir qu’entretiennent les images que leur réunion risque d’escamoter au lieu de les rendre visibles. Pour qui parcourt l’exposition, il est cependant évident que la figuration des fous engage à toutes les époques concernées – du Moyen Âge au romantisme – une contestation de la tradition, qui peut ou bien contribuer à son maintien, ou bien préparer son renversement.

Dans tous les cas, ce n’est pas à une simple juxtaposition plus ou moins aléatoire qu’on assiste, mais à une véritable montée en puissance de la figure du fou depuis les marges des manuscrits médiévaux vers le centre des estampes et bientôt des peintures de la Renaissance. Non linéaire, « l’évolution se fait au rythme du flux et du reflux : flux jusqu’aux années 1570, puis reflux à l’âge classique, et de nouveau flux au début du XIXe siècle », écrivent les deux conservateurs, en adoptant – malgré eux, donc – une périodisation très foucaldienne. 

Ce que confirme encore cette remarque déterminante selon laquelle, à l’âge classique, le fou cesse à nouveau d’être « au centre de la représentation, il redevient un petit personnage marginal, c’est la folie qui a pris sa place ». Reprise abstraite ou captation allégorique dont Érasme se fait le précurseur lorsqu’il entreprend la rédaction de son Éloge de la folie une quinzaine d’années seulement après La Nef des fous de Brant, soit au cours du même XVIe siècle qui fut marqué, selon Élisabeth Antoine-König, par « une “professionnalisation” du fou de cour ».

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Cette évolution prépare alors le terrain à une autre, que Foucault cette fois n’analyse pas en tant que telle, tout en en apercevant la principale conséquence. L’âge classique se caractérise en effet par une suspicion accrue, et jamais complètement éteinte depuis, à l’endroit des « faux » fous, s’étendant à travers eux aux miséreux, aux gueux et aux saltimbanques. Or, l’une des causes de cette perception et de l’assimilation dont elle procède pourrait bien être que ces derniers prennent petit à petit la place des fous dans l’espace public au moment où les décisions d’enfermement qui les frappent en bannissent les fous. 

Autrement dit, à mesure que les comédiens, au théâtre ou sur les tréteaux, jouent des rôles de fous, ceux-ci sont de plus en plus suspectés de feindre leur folie, mouvement qu’accompagne en parallèle l’admission des troupes auprès des cours, troupes dont les membres tendent à concurrencer dans leurs fonctions les « vrais-faux » fous qui y régnaient jusque-là. Phénomène de substitution plus que de succession dont rend d’ailleurs compte l’un d’eux, Bernardo Ricci, dit le Tedeschino, lorsqu’il « publie au début des années 1630 un traité pour défendre son métier, menacé par le succès croissant d’autres professionnels, notamment les acteurs de la Commedia dell’arte », ainsi que le rapporte Pierre-Yves Le Pogam.

À ce point de bascule de l’histoire des représentations du fou, la passation de pouvoir contrariée qu’évoque le conservateur en chef du département des Sculptures se prolonge très directement dans l’exposition que son homologue du département des Peintures consacre au Pierrot de Watteau (vers 1719, musée du Louvre). À la figure du lunatique succède celle du lunaire, suivant là aussi une analyse historico-théorique qu’a entreprise Jean Starobinski au même moment que Foucault dans son Portrait de l’artiste en saltimbanque paru en 1970, où l’historien prend acte d’une progressive « relève des dieux par les pitres ».

Élisabeth Antoine-König, Pierre-Yves Le Pogam (dir.), Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques
« Casque d’une armure envoyée par Maximilien à Henri VIII », Konrad Seusonhofer © Royal Armouries Museum-jpg

Las, Guillaume Faroult s’évertue savamment à éviter de situer son propos à ce niveau. Répéter comme il le fait que Pierrot se tient « droit comme un i » et que c’est là la « posture signature » de son auteur n’occasionnerait qu’une gêne pour la lecture si ce biais ne l’amenait à réfuter certaines des interprétations les plus fructueuses sur le sujet. On peut en effet gager qu’en considérant que Pierrot se tient tout simplement de face Guillaume Faroult n’écarterait peut-être pas aussi promptement qu’il le fait l’« étonnante filiation », comme il la qualifie, qu’a proposée en son temps Dora Panofsky, « entre la pose du personnage de Watteau et celle du Christ dans plusieurs estampes de Rembrandt », et ne jugerait pas opportun de justifier son désaccord en suggérant que la lecture de sa consœur « était probablement influencée par la transcription souffrante et chrétienne du Pierrot de Watteau visible dans les peintures exécutées par Georges Rouault au cours des deux décennies précédentes ».

L’argument de l’illusion rétrospective est en ce cas d’autant moins recevable que rien ne vient l’appuyer, et qu’à travers lui, de surcroît, Guillaume Faroult se prive du sens même de la thèse de Starobinski qu’il cite par ailleurs. Son apport en propre se résume à une intuition formulée il y a quelques années, et que la récente restauration de la peinture du Louvre confirmerait à ses yeux, selon laquelle la figure de Crispin juché sur son âne derrière Pierrot serait un cryptoportrait de Watteau lui-même.

La part factuelle du catalogue dont Guillaume Faroult s’est voulu le seul auteur est au reste plus corrective que prospective. Même la possibilité que « l’intention parodique déborde sensiblement du registre scénique et s’adresse tout autant à la “grande” peinture d’histoire contemporaine de Watteau » ne va pas jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’hypothèse, somme toute assez peu hasardeuse, que le Pierrot puisse être une réplique au genre du portrait royal, dont Watteau a représenté un spécimen se faisant encaisser ou décaisser dans L’Enseigne de Gersaint (1720, Charlottenburg).

Mais c’est que la figure de Watteau est et demeure aux yeux de son commentateur celle d’« un comédien sans réplique », comprendre : « Une œuvre unique » qui « intrigue tout autant par sa singularité radicale ». Si bien qu’après avoir procédé à l’identification du sujet puis à celle de l’objet avant d’ouvrir son propos à quelques exemples relatifs à sa postérité, l’auteur conclut en une formule typique : « Au terme de cette étude, confessons que nous demeurons fasciné et démuni. Watteau nous confronte à un chef-d’œuvre et à une énigme. »

« L’Enseigne de Gersaint », Jean-Antoine Watteau (1720) © CC0/WikiCommons

Certes, on peut savoir gré à un historien d’art de ne pas résoudre « l’énigme » d’un tableau comme on le ferait d’une équation, mais cet aveu d’admiration masque tout de même difficilement un manque d’investigation. Dire d’une œuvre qu’elle est et demeure énigmatique permet avec raison de la préserver des intrusions ; le dire ainsi permet surtout de la réserver à ceux qui ne seraient pas des intrus, justement, à ceux qui, par profession et d’expérience, savent reconnaître une énigme quand ils la découvrent, se distinguant par là de toutes celles et ceux qui seraient tentés de se dire qu’une telle œuvre n’est tout de même pas si énigmatique que cela. 

À ceux-là, l’étude que propose le catalogue de « Revoir Watteau » ne fournit aucune réfutation substantielle ; l’œuvre est énigmatique et c’est tout. En grande partie du fait de sa postérité puisque son sujet et son objet sont désormais identifiés, alors même que cette postérité pourrait dire quelque chose de « l’énigme » que représente cette œuvre, pour peu qu’on n’en disqualifie pas a priori la possibilité en jugeant qu’elle est le fruit d’une projection anachronique.

D’aucuns, plus sévères, ou cherchant au contraire à atténuer la sévérité avec laquelle on pointe ici les limites de ce type d’analyses encore courantes en histoire de l’art parce qu’elles pensent se prévaloir et faire valoir une tradition menacée par ceux qui écrivent sur l’art sans en avoir étudié l’histoire, d’aucuns diront sans doute que le fait est inévitable pour des textes écrits par des conservateurs du patrimoine, exerçant au musée du Louvre qui plus est. Sans doute y a-t-il là un fond de vérité, que dément pourtant le catalogue publié au printemps dernier sous la direction de Sophie Caron, également conservatrice au département des Peintures, cette fois dans le cadre de l’exposition « Revoir Van Eyck ». En l’espèce, le seul défaut de conception dont souffre ce livre tient non pas au texte de l’autrice, à maints égards exemplaire, mais uniquement à la qualité discutable de sa reliure.

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