Traductrice, romancière, également poète, Esther Kinsky est avant tout une observatrice attentive des êtres et des paysages, une « femme de terrain » en somme, toujours curieuse d’autres pays. Non pour en découvrir les attraits touristiques, mais pour y rechercher la poésie des paysages les plus humbles, là où palpite l’histoire de ceux qui y vivent et y ont vécu. En voulant sauver un cinéma désaffecté, elle explore dans Voir plus loin la frontière ténue qui sépare les images réelles de celles qui sont rangées dans nos têtes, comme de vieux films abandonnés dans leurs bobines.
Au début de ce texte (qu’on hésite à appeler roman), un court prologue raconte comment lui vint l’envie de se rendre en Hongrie, dans la vaste plaine de l’Alföld à la frontière de la Serbie et de la Roumanie, « parce qu’on disait qu’il suffisait de monter sur une citrouille pour voir jusqu’à Budapest » : un paysage idéal pour elle en effet, où rien n’entrave le regard. C’est là qu’elle décide d’acheter un cinéma à l’abandon, espérant que les habitants de la petite ville où il est situé redécouvriront le plaisir de voir, de « voir plus loin ».
Placé devant une gigantesque bouillie d’images qui ne sollicite plus guère son discernement, l’homme d’aujourd’hui ne risque-t-il pas en effet, comme l’indique la citation de l’acteur-réalisateur John Cassavetes mise en exergue, de perdre le bon usage des sens dont la nature l’a doté et de « mourir de tristesse » ? C’est pour l’autrice faire œuvre de salut public que de redonner vie à un cinéma de quartier qui a subi le sort de beaucoup d’autres – de presque tous. Est-ce une question de génération si elle persiste à croire qu’il faut voir les films en salle, au milieu d’autres spectateurs ? Peut-être, mais sa critique de ce que d’aucuns considèrent comme une liberté nouvelle va fort heureusement beaucoup plus loin.
Si tout pour Esther Kinsky passe par les yeux, elle utilise les mots quand elle se fait écrivaine exactement comme le peintre travaille ses couleurs, face à son chevalet planté dans la nature
Pour elle qui conçoit le film comme une œuvre d’art, il est impossible d’admettre qu’on puisse l’interrompre à son gré depuis le canapé d’où l’on regarde l’écran de son téléviseur (voire de son smartphone). La salle obscure, par contre, n’a que des avantages : on s’y rend dans un but précis, par choix, et surtout on n’y est pas seul, tous les regards convergeant vers un même écran devenu le temps d’une séance la porte d’entrée vers d’autres horizons : « Aller au cinéma dilate le temps et le monde, le cinéma reste un endroit magique. » Le flux d’images que l’œil reçoit se distingue si peu de la réalité qu’on en oublie qu’il n’est que virtuel, comme si la frontière entre deux univers disparaissait, démultipliant le champ de vision. Pour la narratrice-autrice, cette faculté qu’a le regard de coupler ainsi les temps et les lieux à sa portée avec ceux qui ne le sont plus permet aussi à la mémoire d’associer des images passées aux objets concrets, et de donner aux souvenirs une consistance nouvelle : « Où se situe, dans la mémoire, la frontière entre la vision d’images et l’expérience vécue, comme on dit. Le regard est l’entonnoir par lequel les images versent dans la conscience. Les images se transforment en souvenirs, se regroupent dans la mémoire, acquièrent une valeur propre, sont en devenir. »
Si tout pour Esther Kinsky passe par les yeux, elle utilise les mots quand elle se fait écrivaine exactement comme le peintre travaille ses couleurs, face à son chevalet planté dans la nature : « Les jours de clarté les chaînes des collines se dessinaient en Roumanie, de l’autre côté de la frontière, à l’horizon oriental, tendres avant-postes des Carpates, ombres bleu pâle qui ne restaient que quelques heures avant de se fondre dans l’horizon, tels des rêves éphémères. […] Le crépuscule du soir arrivait tôt, faisait lentement place à l’obscurité, à petits pas, tandis que les distances se déplaçaient et que les choses les plus invisibles, dans ce paysage plat, prenaient de l’épaisseur et voulaient raconter leur histoire. » Pour conserver cette poésie du quotidien (un petit défi relevé par la traductrice), on sait depuis ses romans précédents que l’autrice aime aussi utiliser un appareil photographique au cours de ses promenades. Comme pour fixer un angle de vue éphémère, elle a ajouté ici de nombreux clichés à son texte, moins comme illustrations que comme substituts ou équivalents des mots qu’elle emploie.
Esther Kinsky invite de manière explicite à aller plus avant, à « voir plus loin » que le bout de son nez ou la surface des choses. Mais que regarde-t-elle ? « Le marché, le cinéma, le cimetière étaient pour moi les trois points de repère des endroits que je visitais : manger, voir, mourir. » Rien que de très humain. Dans ses autres romans déjà, son regard se portait avec prédilection sur des détails que d’autres estiment sans intérêt, faubourgs londoniens ou ruelles italiennes dépourvues d’attraits, par exemple. Ce ne sont pas les monuments ou les belles avenues qui l’attirent, mais les lieux de vie, même (ou surtout) délaissés, là où le revêtement craque pour laisser entrevoir ce qu’ils ont peine à recouvrir. Ici encore, dans cette région frontalière si peu immuable où les peuples et les langues qui se côtoient ont enfoui leur passé douloureux, elle dépeint les rues mal pavées, les maisons décrépites, les lieux ordinaires où palpite encore la vie ou la trace qu’elle a laissée. Marche, déambulation, goût pour les marges, là où la nature « sauvage » affleure encore aux limites des constructions, des villes et des espaces fabriqués par l’homme. En bordure des villes, par exemple, un cimetière est pour elle l’endroit idéal pour ressentir le temps, éprouver la fragilité de ce qui sépare les vivants et les morts comme les lieux et les époques – et pour comprendre ce qui constitue la vie. « Je me promenais au cimetière pour étudier les noms et l’expression des visages sur les photographies émaillées, tisser des liens entre ceux qui portaient le même nom et interpréter les ressemblances entre les visages. »
Elle regarde aussi les êtres vivants qui l’entourent et leur donne dans son récit, en narratrice expérimentée, toute l’épaisseur qu’ils méritent : ainsi du projectionniste Laci, l’ancien marchand de bois qui a connu le cinéma ambulant d’avant-guerre, d’Ildiko la coiffeuse, ou d’Olga qui tenait jadis le « Büfé » avant la fermeture du Mozi, comme on appelle là-bas le cinéma auquel l’autrice tente de redonner vie. C’est l’occasion de revenir, mais brièvement, comme en arrière-plan du tableau, sur l’histoire de la Hongrie, notamment dans l’« Intermède » qui occupe le milieu du roman et évoque les années 1930, la guerre et les années de la « Hongrie nouvelle », c’est-à-dire communiste, avant que les pays « satellites » ne disparaissent avec l’URSS.
Là où la réalité se brouille, là où les certitudes sont ébranlées, là où le regard alterne entre ce qu’on voit et ce qu’on a vu : c’est le terrain que ne cesse d’explorer Esther Kinsky, celui où les humains prennent racine, pourvu que le contact qu’ils ont avec lui ne se perde pas dans l’affadissement des sens qui relient entre eux tous les habitants de la terre. Plaidoyer en faveur du regard et réquisitoire contre tout ce qui l’obstrue aujourd’hui, le livre d’Esther Kinsky, en racontant son aventure avec ce cinéma en Hongrie, oscille entre la nostalgie et la polémique, déplorant ce qui est en train de disparaître et craignant que l’homme consente gaiement à se passer de ce qui l’attachait à la nature. « Mal regarder », c’est rétrécir son champ de vision, oublier de « voir plus loin » et s’emprisonner soi-même dans un espace restreint et dépourvu d’horizon.