Marx à l’heure de la crise climatique : chance ou impasse ? 

Depuis l’apparition de son œuvre au milieu du XIXe siècle, Marx n’a jamais vraiment quitté la scène. Bien des interprétations ont été données de sa pensée, mais il n’a cessé, pour le pire et le meilleur, d’inspirer la praxis sociale et la théorie qui l’accompagne. Trois livres récents nous aident à mieux discerner l’évolution de sa pensée et le destin éventuel que ce « nouveau » Marx pourrait avoir dans le contexte d’urgence qui est le nôtre. Disons-le plus abruptement. Ce Marx relu : chance (Kōhei Saitō et Michael Löwy) ou impasse (Alain Boyer) pour le futur que nous devons nous donner impérativement ?

Alain Boyer | Karl Marx. La transparence et les entraves. Une lecture critique. Presses de l’université de Laval/Vrin, 152 p., 17 €
Kōhei Saitō | Moins ! La décroissance est une philosophie. Seuil, 350 p., 23 €
Michael Löwy | Étincelles écosocialistes. Amsterdam, 218 p., 18 €

Il n’est pas faux d’affirmer que les penseurs de l’écologie ont toujours été très attentifs à la conception marxienne des rapports entre production et consommation, et ce, malgré un préjugé, venant en partie des marxistes eux-mêmes, concernant son prétendu « productivisme ». Aujourd’hui, avec la crise climatique, alors que la gigantesque entreprise de l’édition intégrale de son œuvre (textes publiés, articles, notes, correspondance, carnets de travail, inédits), dite MEGA 2 (Marx-Engels-Gesamtausgabe), se poursuit à Amsterdam et éclaire les dernières années de sa vie, certains lecteurs de Marx veulent aller plus loin : montrer non seulement qu’il a lui-même abandonné le paradigme productiviste, entretenu par bien des courants du communisme, qu’il soit d’État ou partisan, mais aussi qu’il peut stimuler de façon renouvelée la pensée de la décroissance, pointe la plus cohérente du mouvement écologique.

Notre tâche est rendue plus difficile par le fait que nos trois auteurs semblent évoluer dans des planètes très éloignées. Alain Boyer lit Marx avec les lunettes de Popper, dont il est, en France, un éminent spécialiste. Il reconduit une lecture classique de l’auteur du Capital, centrée sur la présence structurante des concepts de transparence et d’entraves, sans jamais les interroger plus avant, ce qui paraît étrange au regard de la formule qui revient souvent sous la plume de Marx, à propos du travail, de la valeur ou de la marchandise : qu’elles ne sont pas des « choses simples ». Boyer fait sienne, sans non plus pousser plus loin l’investigation, l’interprétation « phasiste » du mouvement de l’Histoire, allant d’une situation d’aliénation à une manifestation de la transparence authentique des relations des hommes entre eux dans le socialisme.

Alain Boyer ne se contente pas de faire le repérage des lieux textuels d’apparition dans l’œuvre des deux concepts, mais il entend en restituer la logique et en déceler les incohérences. Selon lui, ils « unifient la théorie du développement historique des modes de production, celle de la lutte des classes et la recherche de l’émancipation, stade final de l’Histoire, sans entraves, dans la transparence. C’est la clé de voûte du système critique ». Marx serait hanté par la séparation (au passage, peut-être une autre hantise venant s’ajouter à celles analysées par Derrida) : « le marxisme est une critique radicale de toute division ou séparation […] son radicalisme l’amène à souhaiter la disparition de toute séparation ». Au terme de son analyse, Boyer dénonce, tout en reconnaissant le génie de Marx, une double impasse sur laquelle débouche le système : Marx « n’a pas démontré le caractère contradictoire, explosif, du capitalisme » et il ne parvient pas à surmonter « une vision irénique de l’homme ». Faisant de lui plutôt un « mythopoète » ou un « romantique révolutionnaire », Boyer renoue avec des accents quasi hobbesiens en posant la question du « qui décide ? » des besoins réels, des priorités dans la production, etc., c’est-à-dire toutes les questions que vont aborder nos deux autres auteurs. 

Alain Boyer | Karl Marx. La transparence et les entraves. Une lecture critique. Presses de l’université de Laval/Vrin, 152 p., 17 €
Kōhei Saitō | Moins ! La décroissance est une philosophie. Seuil, 350 p., 23 €
Michael Löwy | Étincelles écosocialistes.
Rassemblement pour la décroissance (Vienne, 2018) © CC-BY-SA 2.0/System change not Climate change/Flickr

Il faut remarquer, avant d’en venir aux livres de nos deux marxiens, qu’il existe pourtant trois points d’intersection entre leurs livres et celui de Boyer. Deux se cachent dans l’abondant appareil de notes de l’ouvrage. Dans la première note, il fait allusion au corpus de textes mobilisé par Saitō et Löwy, et en particulier la fameuse lettre à Vera Zassoulitch (1881), dans laquelle, reprenant le dossier des petites communautés paysannes, Marx semble renoncer au progressisme et à une conception de l’Histoire comme inéluctable passage d’une phase à une autre. Boyer semble concéder que Marx « ouvre une piste », sans en dire plus. Dans la deuxième, un peu plus loin, alors que notre auteur n’aborde pas vraiment la question écologique dans son livre, il déclare que l’écosocialisme ‒ il n’emploie pas nommément l’expression, mais cite John Bellamy Foster ‒ ne lui paraît pas, cette fois, une « bonne piste pour penser la nécessaire transition vers un modèle socio-économique plus économe, permettant un gaspillage moindre des ressources et la prise en compte des effets pervers de l’industrie ». Enfin, à la fin de son chapitre intitulé « Le mythe communiste », il cite, comme manière ironique d’illustrer son propos, le texte de la Critique du programme de Gotha, précisément utilisé dans un tout autre sens par Saitō, et énonçant ce que devient le « travail » dans la seconde phase du communisme, sans même voir, semble-t-il, que le mot « travail », passé de « moyen de vivre » à « premier besoin vital », a changé de sens. On peut en conclure que Boyer pense que le capitalisme verdi a toutes les chances de nous faire surmonter le cap du changement climatique. 

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Au contraire du jugement négatif porté par Boyer, le sociologue Michael Löwy[1] et le philosophe Kōhei Saitō tentent de prendre au sérieux l’apport, non pas d’un « bloc Marx » fossilisé dans une axiomatique révolutionnaire censée libérer l’homme de l’aliénation, le rendre à lui-même dans un progrès infini, mais de la considération d’un Marx dans l’ensemble du mouvement de sa pensée, d’un certain prométhéisme de jeunesse à une réflexion non seulement soucieuse de restituer à l’autopöièse humaine son sens, mais aussi hautement préoccupée des conditions de sa reproduction. Ils sont tous deux convaincus de « l’impossibilité de penser une écologie critique à la hauteur des défis contemporains sans prendre en compte la critique marxienne de l’économie politique », persuadés « qu’il n’y a pas de solution à la crise écologique dans le cadre du capitalisme » (Löwy), fût-il vert. 

Il s’agit pour Kōhei Saitō, compliquant davantage encore la question, de suggérer la plausibilité d’un Marx décroissant, « ignoré depuis près de cent cinquante ans », allant au-delà de l’écosocialisme. Il est rejoint pour l’essentiel, avec quelques réserves, par Michael Löwy dans le chapitre 6 de son livre, intitulé : « Progrès destructif, Marx, Engels et l’écologie ». Le mot d’ordre est de « réveiller Marx ». Le Marx de la fin, révélé par les carnets inédits, ne croit plus même à ce qu’il écrivait à la fin des années 1850. Il délaisse la vision d’un déploiement sans limites de la croissance économique. Selon le philosophe japonais, il se produit dans les années 1870 un véritable « renversement théorique », dans lequel, découvrant ou redécouvrant les modes communautaires de production le « mettant sur la piste [la « bonne », celle concédée par Boyer] d’un vaste programme d’enquête comparative sur les formes précapitalistes de métabolisme nature/société » (cf. Victor Béguin dans la revue Contretemps, article dont on ne saurait trop recommander la lecture), Marx met au jour ce que nous appelons aujourd’hui les « communs ».

Alain Boyer | Karl Marx. La transparence et les entraves. Une lecture critique. Presses de l’université de Laval/Vrin, 152 p., 17 € Kōhei Saitō | Moins ! La décroissance est une philosophie. Seuil, 350 p., 23 € Michael Löwy | Étincelles écosocialistes.
Usine © Jean-Luc Bertini

Saitō les reconnaît dans l’expression « richesse collective » (der genossenschaflichen Reichtums), utilisée dans le texte cité plus haut de la Critique du programme de Gotha, qu’il préfère traduire par « biens de la collectivité ». Il est alors réjouissant de lire sous la plume d’un marxien le retour à une haute conscience de l’interaction systémique entre production/consommation/distribution qui le pousse à insister, si l’on veut parvenir à une décroissance, sur la nécessaire transformation de la production, sans en rester, comme les « anciens décroissants », à la sobriété consommatrice. Réjouissant, quand on se souvient des propos tenus par un ancien leader socialiste, Dominique Strauss-Kahn, semblant tout à coup percevoir l’importance d’une critique de la production, sans compter les éclats de rire ou de rage que peut susciter la doctrine actuelle du Parti communiste français sur ces questions. Pour un lecteur attentif de la Critique de l’économie politique, tout cela peut paraître évident, aussi l’intérêt du livre de Saitō n’est pas là, mais plutôt dans la façon dont il déduit des travaux du dernier Marx (1867-1883) – qui, quand l’entreprise d’édition à laquelle il a contribué sera terminée, représenteront 32 volumes dans la MEGA – les caractéristiques d’un « communisme de la décroissance ». 

La source d’inspiration positive venant d’un Marx décroissant se déploie en cinq « piliers » : « le passage à une économie de la valeur d’usage », autrement dit, la restauration de l’échange vivant d’homme à homme, défiguré sous le masque de la marchandise ; « la réduction du temps de travail » ‒ et il faut se souvenir qu’ici « travail » n’a de sens qu’à l’intérieur de la logique productiviste ‒, non pas à cause de l’augmentation de la productivité (produire toujours plus avec moins d’heures travaillées) mais à cause de la suppression de tout le temps de travail occupé, non à produire des biens d’usage, mais à entretenir la dynamique de l’accumulation infinie ; « l’abolition de la division standardisée du travail », ce qui suppose l’abolition de la division du travail entre intellectuel et manuel, la réappropriation des objets techniques (Simondon), la réorientation complète des systèmes éducatifs et des apprentissages ; « la démocratisation du processus de production ». Point névralgique (la mauvaise piste de Boyer) : sans « propriété sociale », sans « appropriation sociale » des moyens de production, notamment ceux liés au numérique et à la recherche, impossible de « planifier de manière participative » la production, de déterminer « les besoins réels tout en respectant les limites de la planète », quels types d’activités productives maintenir au regard des besoins, des énergies disponibles (par exemple : agriculture intensive/agriculture agroécologique de proximité ; publicité/éducation, etc.), ce qui aura la vertu de décélérer l’économie. Dans la droite ligne de ce sur quoi Marx a tant insisté, l’intercausalité de la production et de la consommation, le communisme de la décroissance est gros d’une révolution des modes de vie. Au-delà de la sobriété nécessaire, c’est tout un ensemble d’habitus qu’il faut transformer : production décarbonée des matériaux, habitat, mobilité des biens et des personnes, vêture, alimentation, etc. Le cinquième et dernier pilier concerne « la mise en valeur des services essentiels », liés au care, à l’éducation et à la gestion collective des communs.

Les livres de Saitō et de Löwy n’oublient pas que « le communisme de la décroissance » pour l’un, l’écosocialisme pour l’autre, restent de l’ordre du théorico-pratique et qu’ils doivent trouver le chemin vers des procédures qui agissent sur le monde social et des institutions qui en assurent la pérennité. Mais, on le voit, et c’était l’objet de notre lecture des trois livres, le « regard du vieux Marx », selon les mots de Saitō, jetant une autre lumière sur l’ensemble de l’œuvre, peut continuer d’inspirer la construction du mouvement de la décroissance.


[1] Il faut préciser au lecteur que le livre de Michael Löwy (par ailleurs collaborateur occasionnel d’EaN) est en partie la reprise d’un livre publié aux éditions Mille et Une Nuits en 2011 sous le titre Écosocialisme, réédité en 2020 sous une forme augmentée par le Temps des cerises, titrée : Qu’est-ce que l’écosocialisme ?