Prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes, Grand Tour de Miguel Gomes retrace l’histoire d’une errance en Extrême-Orient au début du XXe siècle. Inspirée d’un récit de Somerset Maugham, la cavale d’un homme qui fuit sa fiancée est l’occasion de revivre l’alchimie unique que réinvente à chaque film le réalisateur portugais, un mélange superbe d’artifice et de documentaire.
Derrière le récit de Somerset Maugham, il y a l’idée, présentée avec une malice désarmante, que l’entêtement des femmes viendrait à bout de la lâcheté des hommes. Et en effet, parmi les portraits et anecdotes croustillantes entendues en voyage, figure, dans son livre Un gentleman en Asie (1930), la chronique des fiançailles turbulentes de George et Mabel, une course-poursuite vaudevillesque à travers l’Asie au bout de laquelle se trouve cette terre inconnue, plus extrême que l’Orient et beaucoup plus dangereuse, qu’est le mariage. Le récit se clôt lorsque Mabel, après avoir traversé au moins cinq pays, retrouve son fuyard de fiancé, et s’adressant, avec un sens pratique époustouflant, au diplomate anglais auprès de qui il s’est réfugié, s’écrie : « Vous êtes le consul ? Je suis prête à me marier après avoir pris une douche ».
Le film de Miguel Gomes, de son côté, traduit la grâce du récit, son humour aussi (la traversée se fait à dos de poney comme dans le livre), tout en en proposant une parabole un brin plus désespérée : les hommes et les femmes ne vivraient pas toujours dans le même film. Par ailleurs, Gomes a glissé, dans une interview, que la genèse du film aurait accompagné sa propre vie, puisqu’il devait, à l’époque, se marier à sa coscénariste et compagne de longue date, la cinéaste Maureen Fazendeiro – à qui le film est dédié. C’est pourquoi le récit se déplie au milieu du film, permettant d’aborder en miroir le point de vue de la femme entêtée, dont on dit habituellement qu’elle est juste déterminée à « mettre le grappin » sur un pauvre type trop angoissé pour l’épouser et pas assez lâche pour l’abandonner.
En tout cas, au début, cela ressemble à un jeu. Les images (16 mm couleur) d’une fête foraine flamboyante, des sons de train, une voix off tel le début d’un roman gothique : « Il était presque minuit, lorsque Edward entra à la gare de Mandalay », portant un costume de marié et, à la main, un bouquet de fleurs tropicales. Ivre mort, nous apprend encore la voix en birman, Edward Abbott somnole alors que le train poursuit sa route vers Rangoun. Aux images hypnotiques de la fête foraine succède un spectacle de marionnettes, des figurines rouges et dorées se détachant sur fond noir. On découvre ensuite des vues d’un grand port asiatique, avant le raccord le plus étrange, celui qui nous fait basculer en studio, où l’on découvre, reconstitué sans grand faste, le port de Rangoun à l’agitation frénétique, et l’acteur Gonçalo Waddington mal fagoté, son visage mercurien ruisselant sous la pluie, au moment où, sincèrement angoissé, il décide de partir vers Bangkok sans attendre la femme qu’il n’a pas vue depuis plus de sept ans et dont il a oublié le visage, sa promise, Molly, venue l’épouser après de trop longues fiançailles. De tels raccords entre récit off, vues documentaires actuelles dont les prises ont été interrompues par le covid et images de studio peuvent désarçonner les spectateurs ou les ravir d’emblée. Peut-être faut-il rappeler que l’œuvre de Gomes a pour socle l’entrelacs d’images hétérogènes, que ce soit, entre autres, pour la splendide romance postcoloniale de Tabou (2012) ou le triptyque enchanté et hautement politique des Mille et Une Nuits (2015).
Grand Tour suit, en sa première partie, l’errance du noble britannique qui, au début du XXe siècle, traverse l’empire colonial en Asie du Sud-Est, de la Birmanie jusqu’à Singapour en passant par la Thaïlande, le Vietnam, la Chine, le Japon et les Philippines. Une voix off adopte la langue du pays traversé pour raconter comment, entre bandits de grand chemin, navires de contrebande, consuls opiomanes et moines mendiants, Abbott s’arrange pour fuir son inénarrable fiancée. Très différente et infiniment plus riche est la place du personnage féminin, pourtant antipathique au premier abord. C’est à l’actrice Crista Alfaiate que revient la lourde tâche d’incarner Molly, fiancée délaissée, vraisemblablement pétrie dans son déni. Ce personnage, d’une sagacité assurément joycienne et d’un romantisme légèrement orphique, n’apparaît qu’au cours de la seconde partie. Elle ne rit pas mais pouffe, balayant les évidences des autres d’un souffle incrédule. Son fiancé ne veut plus d’elle ? Impossible, il le lui aurait dit. Alors elle multiplie les subterfuges pour faire sentir à Edward qu’elle est là. Molly s’acharne et, sans jamais se dépouiller de ses convictions, finit par devenir une forme tragique mais lumineuse de la fuite en avant. Qu’arriverait-il si elle trouvait enfin son homme ? Elle s’étiole à mesure que son amour perd pied, mais la magie du cinéma vient la secourir : Molly finit sa quête face à deux pandas qui jouent, patauds, étonnamment agiles. Elle leur ressemble : elle se balance et tombe avec grâce. Un bref regard caméra, et la femme continuera d’assumer la douce étrangeté de se laisser porter par le monde.
Et comme si le monde de la fiction ne suffisait pas, défilent devant nos yeux des images de l’Asie du XXIesiècle, prises au préalable par une équipe réduite et sans scénario préconçu : on s’attarde sur les bateaux mouche, les marchés, une possible victime du célèbre gang « My Way » (des truands qui éliminaient les adeptes de karaoké ayant raté leur reprise du tube de Frank Sinatra), toutes ces choses permettant de faire un réservoir de l’ailleurs contemporain, aussi éloigné de nous qu’une partie de mahjong dont on ne saisit pas les règles, aussi proche qu’une voyante ou un homme consultant son portable lorsqu’il reste seul. Mêlées aux paysages mystérieux et denses à la lisière du documentaire, surgissent alors à nouveau les images du monde parallèle du studio, avec ses artifices et la puissance d’évocation de la machine cinéma. Ainsi se construit le film, donnant au spectateur la liberté folle de rejeter l’illusion ou de voir le prodige opérer.
Ce travelogue, dont le titre rappelle le « Grand Tour » d’Asie, périple initiatique des aristocrates européens au XIXe siècle, peut aussi se lire comme une archéologie du tourisme depuis une époque où le voyage en Orient incarnait la recherche de la vérité ailleurs, de soi à travers l’autre. Peut-être permet-il aussi de réfléchir aux origines de la fascination qui meut les foules en quête d’exotisme de nos jours, au moment même où l’Asie se fermait à cause de l’explosion pandémique qui a interrompu le tournage et obligé le réalisateur à diriger une équipe chinoise à distance depuis le Portugal. Le Grand Tour est celui des riches désœuvrés et angoissés qui étalent leur néant sous toutes les latitudes. C’est de cela que traite, magistralement, le film, cristallisant une rêverie d’évasion. Lorsque le moine komusō lui demande : « Votre destin vous est-il indifférent ? », Edward Abbott, secoué par les balancements de la charrette, fumant la pipe l’air détendu malgré la situation dans laquelle il se trouve, répond : « Bizarrement, ici je me sens chez moi ». Comme dans Tabou, Gomes représente le côté crépusculaire et désespéré des aventuriers qui ont fait carrière dans les empires coloniaux. Ce qui est incroyable, à notre époque, c’est que le cinéma puisse encore nous faire découvrir le monde.