Ce volume intitulé Situations IX rassemble des textes des années 1970 à 1975, des années où Sartre n’est plus en état d’écrire au sens littéraire, celui auquel il s’est toujours montré attaché. Ce sont donc de longs entretiens qui furent publiés comme tels, ainsi que des interventions, elles aussi souvent orales, destinées à soutenir des héritiers de Mai 68 en butte à la justice gaulliste, ne serait-ce qu’en assumant la responsabilité juridique d’une publication qui se présentait comme maoïste. Était-ce bien raisonnable de sa part ?
Qui n’a pas connu directement les moments les plus chauds de la guerre froide a pu comprendre que Sartre, comme une bonne partie de la gauche d’alors, se soit senti moins loin des communistes que des Américains de l’ère maccarthyste et de l’affaire Rosenberg. Entre deux camps en conflit, tous deux décidés à se partager la planète, il est compréhensible, pour qui voit les choses de loin, que Sartre ait choisi ce qui a pu paraître le moindre mal, même s’il savait ce qu’il en était du stalinisme : il a soutenu dès 1948 la publication du livre de David Rousset dénonçant « l’univers concentrationnaire » soviétique. Celui dont Merleau-Ponty moquait « l’ultra-bolchevisme » n’en fut pas moins un des intellectuels les plus injuriés par les communistes – à juste titre, car il est sans doute un de ceux qui ont porté les coups les plus efficaces contre le soviétisme et les partis qui le soutenaient.
Peut-être parce que l’affaire est plus récente et a laissé des traces même dans les esprits qui s’en voudraient les plus éloignés pour avoir rejoint d’autres chapelles, il est plus difficilement compréhensible qu’un penseur de cette envergure se soit laissé séduire par des gens qui, tout en étant loin d’être des imbéciles, rêvaient sur la « grande révolution culturelle prolétarienne » engagée par Mao Tsé-toung pour « mettre le feu au Quartier général » d’un parti dont la maîtrise lui échappait. Le déchaînement de la violence ainsi déclenchée n’était pas ignoré, ni le cumul d’atrocités que son nom recouvrait. Et pourtant un petit groupe de brillants intellectuels européens, et français tout particulièrement, rêvait sur cette violence comme si elle n’était qu’une variation sur le thème de la Grande Terreur de l’an II. Il est vrai qu’à la différence de ce qui a fini par se produire en Allemagne et en Italie, ces extrémistes n’ont tué personne. On peut imaginer que des gens comme Sartre ont subordonné leur soutien officiel à une certaine pacification de fait.
Cela n’explique pas le soutien apporté à ceux qui se qualifiaient eux-mêmes de « maos », même si tous n’étaient pas subventionnés par l’ambassade de Chine. La propension de Sartre à l’extrémisme n’explique pas tout. Leur groupe, réputé « spontanéiste », s’appelait « la Gauche prolétarienne » et tentait d’éditer un journal intitulé La Cause du peuple. De la manière la plus arbitraire, le pouvoir gaulliste incarcère son directeur de la publication, puis son successeur. Les chefs de ce groupe « spontanéiste » contactent Sartre pour lui demander d’assumer la responsabilité juridique de cette publication. Le grand intellectuel accepte et de Gaulle ne se donne pas le ridicule d’incarcérer « Voltaire ». Le « maoïsme » de Sartre va consister, outre ce statut juridique, à écrire quelques textes de soutien aux « maos » et à mettre de diverses manières sa notoriété au service de ceux que poursuivait la justice, aussi bien des militants aux franges de la légalité que d’incontestables assassins comme Andreas Baader, pour faire libérer les uns et s’inquiéter du sort des autres.
Ces engagements ne sont plus guère compréhensibles, y compris de ceux qui s’en étaient faits les porte-parole les plus vigoureux et avaient dirigé avec autorité ce groupe « spontanéiste ». On se demande comment Sartre a pu être aussi aveugle intellectuellement qu’il l’était désormais physiquement. Le volume intitulé Situations IX, qui couvre les années gauchistes 1970 à 1975, réunit des textes dont la simple juxtaposition est éclairante. Son mérite est de faire apparaître un Sartre plus cohérent avec lui-même que pourrait le faire penser sa propension à un extrémisme verbal qui désolait parfois Simone de Beauvoir. Quand on lit à quelques jours d’intervalle l’Autoportrait à soixante-dix ans et l’article sur Les maos en France ou celui intitulé Élections piège à cons, on s’attend bien sûr à constater une différence de registre. Et cette frontière passerait aussi entre l’interview consacrée à L’idiot de la famille ou l’entretien avec Simone de Beauvoir, d’un côté, et, de l’autre, des textes de circonstance comme celui sur « l’affaire Geismar » ou les vigoureuses accusations contre la « justice de classe ».
La différence la plus palpable sépare évidemment des entretiens dans lesquels Sartre parle tranquillement de lui-même et des interventions rédigées (par qui exactement ?) en soutien à qui pouvait être utile la protection apportée par l’illustre intellectuel. Mais on comprend aussi ce qu’il put en être de l’extrémisme du vieil anarchiste, comme il se reconnaît lui-même. Il voit dans ces « maos » les continuateurs de l’esprit soixante-huitard et ne s’intéresse guère à la référence chinoise – sans doute pas beaucoup moins que ces « maos » eux-mêmes. La réalité de leur violence revendiquée apparaît n’être pour l’essentiel qu’une modernisation de la vieille idée qu’une révolution étant forcément violente, un révolutionnaire doit proclamer qu’il ne la redoute pas.
Sartre a beau aimer les postures extrémistes, ses références ne sont pas plus marxistes-léninistes au sens stalinien que dans la version maoïste. Sa référence théorique est simplement sartrienne. Il se consacre à son Flaubert quand on voudrait le convaincre d’écrire un grand roman populiste et il se réfère à ses propres analyses de la Critique de la raison dialectique quand il serait censé mobiliser des concepts marxistes.