Souvenirs de Jacques Roubaud

La mort de Jacques Roubaud, disparu le 5 décembre 2024, ne peut laisser indifférent aucun lecteur. Son œuvre, d’une variété inouïe, est l’une des grandes aventures de l’écriture de notre époque. En regard d’un dossier qui reprend nos lectures de ses livres les plus récents, EaN a voulu ancrer l’homme et la dynamique de son travail dans la vie. Marie Étienne revient avec une grande liberté sur sa rencontre avec Jacques Roubaud, l’époque, la force des amitiés, l’énergie incroyable d’un écrivain vorace et des lectures qui marquent sa mémoire de lectrice qui l’est tout autant.


J’ai commencé à fréquenter Jacques Roubaud à une époque lointaine, où il faisait bon vivre pour la littérature… C’était en 1976. Je le revois encore, grand corps déjà un peu voûté, à La Répétition, la librairie d’Élisabeth Roudinesco rue Saint-André-des-Arts et siège de la revue Action poétique, parlant avec Florence Delay, peut-être du Graal Théâtre, qu’ils viennent de publier, ou de la revue Change avec Mitsou Ronat et Jean-Pierre Faye ; 

échafaudant avec plusieurs des membres du comité, Paul Louis Rossi, Pierre Lartigue, Lionel Ray, un épisode de leur livre collectif intitulé Les Inimaginaires, où alternent leurs poèmes, autour de quelques thèmes : « Patchwork, Amour, Soleil, Kitsch » ;

argumentant avec Élisabeth Roudinesco et Henri Deluy au sujet de la collection d’Action poétique qu’ils viennent de créer chez François Maspero et où lui-même va publier La Vieillesse d’Alexandre ;

se rendant rue de Lille pour animer son séminaire, qu’accueille Léon Robel à l’Institut des langues orientales, et où sont invités ceux qui l’entourent à La Répétition mais aussi au dehors : Antoine Vitez, ou Maurice Roche, bien d’autres. J’assiste à ces débuts et aux dernières années, fin 1990. J’y reviendrai.

Je n’ai d’abord rien lu de lui. Je décide de commencer par , paru en 1967, qu’il définit comme suit : « En théorie des ensembles, signe figurant dans la relation d’appartenance… Par extension, symbole de l’appartenance au monde de “l’être au monde” ». C’est un éblouissement et c’est par là que j’aborde son œuvre. Y voisinent le lyrisme de son passé surréaliste et son tournant formel, son humour pince-sans-rire et sa manie des chiffres qui lui fait mélanger rigueur mathématique et flamboyance verbale.

Jacques Roubaud
Jeu de Go © CC BY-NC-ND 2.0/Linh H. Nguyen/Flickr

Dans son avant-propos, qu’il appelle mode d’emploi, Roubaud dit que son livre « se compose, en principe, de 361 textes qui sont les 180 pions blancs et les 181 pions noirs d’un jeu de go ». Remarquons la nuance, « en principe », ajoutons que les « textes » sont des sonnets en prose, et donnons un extrait de l’un d’eux, un quatrain de GO 133 :

« J’appartiens au nerf des rues    aux murènes    aux hiéroglyphes    à l’écorce de l’automne    au babillage des émaux    au don de soi    à l’avarice à la grandeur    petitement certes modérément à contresens (pour des siècles minutes heures pour rien pour un point jaune dans le clair) »

J’eus d’autres enthousiasmes. Citons rapidement et incomplètement Autobiographie chapitre dixDors, un livre dans lequel il développe sa conception de la lecture à haute (et basse) voix, à l’époque où moi-même, au Théâtre national de Chaillot, j’invitais des poètes, Quelque chose noirLe Grand Incendie de Londres, La Princesse Hoppy ou le conte du Labrador (dont je possède une édition originale, chapitre deux, « Myrtilles et Béryl », Bibliothèque oulipienne n° 7, 1978, ainsi que celle de Mezzura, édition d’Atelier, 1975), La Boucle, dans laquelle il évoque Toulon, sa ville d’origine où j’ai vécu enfant, Tokyo infra-ordinaire, Nous les moins que rien fils aînés de personne… Sur plusieurs de ses livres, j’ai écrit des articles1, il les lut, j’en suis sûre, comme il lisait avidement tout ce qui s’écrivait sur lui, mais il ne m’en dit jamais rien.

J’eus l’occasion de rencontrer Alix Cléo Roubaud, chez elle, je crois, pour un dîner. Elle m’avait fort intimidée, cheveux noirs et visage volontaire, presque dur. Ses photos, celles de son corps ouvert et nu, pour finir, son Journal. On ne peut pas les oublier.

Dans les années 2000, j’assistais aux derniers séminaires de Roubaud qui allait prendre sa retraite de son métier de professeur, pas de poète et d’écrivain ! Il y parlait de la ballade, du chant royal, des textes de la Bible et de leur traduction, des sonnets qui doivent être, déclarait-il avec un rire rentré, « absolument exacts, sauf quand ils sont fautifs », également de poésie anglaise et de poètes « drab ». Des cours qui lui servaient à tester les recherches qu’il faisait pour ses livres. 

Je me souviens de ce mot, « drab », et de son engouement pour le mot et la chose, qui me semblait à moi, discrète, au premier rang, mais jamais saluée par le maître, tout à fait incongru. Comment donc pouvait-on souhaiter être terne, revendiquer le « terne » ? J’ai conservé des notes sur ces dernières séances mais elles sont incomplètes, par malchance. D’autres notaient aussi, quelqu’un enregistrait, mais on m’a dit, je crois, que l’appareil ne marchait pas… depuis des décennies. Son possesseur l’a constaté quand il était trop tard. Ai-je inventé l’histoire, trop belle pour être vraie ? À vérifier. 

Il devrait toutefois exister quelques traces, mieux que des traces, des comptes rendus de la plupart de ces séances, si l’on pense aux fidèles et aux proches qui l’entouraient de leur présence, parmi lesquels sa première femme, Sylvia Bénichou, ses amis Claude Royet-Journoud, Pierre Lusson, son beau-frère Pierre Getzler, et de nombreux fidèles… Ainsi que Marie-Louise Chapelle, une jeune poétesse, qui l’assistait déjà vers 1996, dans la ville de Poitiers, où l’université lui rendait un hommage ; aux rencontres poétiques du TNP de Lyon où il disait sonnets et poèmes-tridents d’une voix d’autant plus émouvante qu’elle était affaiblie, devenue, semblait-il, éloignée ; et en 2023, lorsque l’Académie française lui décerna son Grand prix de poésie, qu’il voulut recevoir, debout sous la Coupole, pendant l’allocution de Michel Zink. C’est d’ailleurs là que je l’ai vu, dans son fauteuil roulant que poussait la jeune femme, orbites creuses, visage poignant, pour la dernière fois. 


  1. Parus dans La Quinzaine littéraireLa Nouvelle Quinzaine littéraire et la revue pédagogique Argos ↩︎
Retrouvez tous nos articles sur Jacques Roubaud