Romanesques réactions en chaîne

Le bandeau entourant Question 7 annonce en blanc sur fond noir « l’histoire du roman qui a détruit Hiroshima ». Bien entendu, la formule est mensongère, mais elle est aussi un rare exemple de publicité réductrice : le livre parle d’autre chose et, heureusement pour le lecteur, il est plus que cela. Aucun roman n’a détruit Hiroshima, aucun ne sauvera Syracuse, très peu d’entre eux désespèrent Samarkand ; Richard Flanagan s’ingénie plutôt à reconstituer, au cours d’une enquête livresque et familiale, les liens de causalité subtils, hasardeux et parfois funestes ayant entraîné la mort de dizaines de milliers de Japonais et sa propre naissance.

Richard Flanagan | Question 7. Trad. de l’anglais (Australie) par Serge Chauvin. Actes Sud, 288 p., 22,50 €

« L’auteur ne s’est pas donné la peine de décider s’il écrivait un ouvrage historique, une autobiographie […], une tragédie […] ou une fable fantastique » : cette critique à la fois embarrassée et pertinente de Moby Dick, parue en 1851 et citée en exergue du présent livre, annonce plus justement, avec humour, Question 7. Flanagan y évoque son enfance dans la Tasmanie des années 1960 et 1970, la figure de ses parents, un père taciturne, épuisé et profondément calme, une mère « impétueuse, aventureuse, tumultueuse et drôle » ; il y parle d’une famille « fracassée en mille morceaux » et retrace une partie du périple de ses ancêtres, dont un certain Ned le Fou expulsé d’Irlande, devenu bagnard, relégué sur la terre de Van Diemen, « le goulag de l’Empire britannique ». Il expose avec franchise mais sans emphase la tragédie tasmanienne, une des formes les plus extrêmes de colonisation : une « guerre d’extermination », des Aborigènes décimés, les survivants réputés ne pas même exister, des expropriations, des bagnes et un vaste gâchis écologique.

Deux balles ne suffisant pas pour jongler, Richard Flanagan fait encore apparaître, à l’autre bout du monde, et presque dans un autre siècle, Herbert George Wells, séducteur de dames et auteur de romans à succès, une très fameuse Machine à remonter le temps et une fort célèbre Guerre des mondes. Moins célèbre et moins réussi, un roman de 1914, La destruction libératrice, tombe sous les yeux du physicien hongrois Leo Szilard, l’un de ces génies excentriques dont l’histoire de la physique moderne (celle de la mécanique quantique, en particulier) semble si friande. Le livre médiocre de Wells met en scène des bombes nucléaires, puissantes, hors de contrôle, purement fictionnelles, et agit sur le cerveau de Szilard comme un neutron venu frapper un atome d’uranium 235 : il fait naître le concept d’une réaction nucléaire en chaîne. Szilard est un homme pratique, il dépose le brevet de sa découverte en 1934 ; mais Szilard est aussi un homme prudent, échaudé et pessimiste (il fait partie de ces nombreux chercheurs juifs chassés par l’Allemagne nazie, qui s’ingéniait ainsi à précipiter sa propre perte) : en 1939, il demande à Albert Einstein, bien moins obscur, d’alerter Franklin Roosevelt.

Les différents récits se rejoignent sur un point, quelque part dans le ciel d’Hiroshima, à l’endroit où explose une bombe née du cerveau de Szilard et de quelques autres ; le Japon capitule neuf jours plus tard ; les prisonniers du camp d’Ohama sont libérés ; monsieur Flanagan peut alors rentrer chez lui, en Tasmanie, où il deviendra le père taciturne et profondément calme de Richard. Voilà ce que nous dit (et surtout ce que nous raconte) Richard Flanagan, en tirant parti d’un habile jeu de miroirs : La destruction libératrice se tient à l’origine d’un long chemin de causes à effets aboutissant à Question 7, écrit dans le but de reconstituer ce chemin. (Le livre applique en somme, à l’échelle de son auteur, le principe anthropique : chaque détail de l’univers observé conduit nécessairement à l’existence de l’observateur, faute de quoi l’univers ne serait pas observé.)

Richard Flanagan, Question 7
Jaquette de « La destruction libératrice », de H.G. Wells, pour l’édition américaine (1914) © CC0/WikiCommons

Dans un précédent roman, Désirer (2010 puis Actes Sud, 2022), une certaine lady Jane Franklin chargeait Charles Dickens de raconter l’expédition de son mari John vers le cercle polaire, afin de sauver sa réputation (il était accusé de cannibalisme) ; en suivant une pente naturelle, les faits se convertissaient en récit, en l’occurrence en pièce de théâtre. Dans Question 7, le mouvement est inverse : un récit tend à se convertir en faits, un livre quelconque en vient à modifier le cours du monde – c’est assez rare pour susciter la curiosité de l’auteur, entrainant dans son élan la curiosité du lecteur. Flanagan exagère sans doute l’influence des pages de Wells sur Szilard, puis sur Einstein, Roosevelt, Oppenheimer ou Edward Teller, mais il suffit d’un rien pour faire de la causalité un ressort romanesque.

Richard Flanagan possède l’art du portrait, le portrait direct, sous le regard du narrateur, et le portrait indirect, sous le regard d’un autre personnage, comme cette apparition presque zoomorphe d’Herbert George Wells vu par Rebecca West, alias Cicely Fairfield : « L’homme décrit comme un géant se révéla tout petit. Pour quelqu’un auquel on associait couramment les termes avenir et énergie, il semblait vieillir bien mal, et qui plus est s’empâter. Il exhalait en parlant une odeur de terre. Ses yeux, au regard si souvent qualifié de visionnaire, apparurent à Rebecca comme deux pauvres choses incolores et larmoyantes, nichées sous des paupières tombantes qui évoquaient une espèce rare de volaille. » (Et voilà pour lui, comme l’écrit Mardrus dans sa traduction du Livre des mille nuits et une nuit.)

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Très loin de Londres où Wells bat ses paupières tombantes, Flanagan présente ainsi sa grand-mère maternelle : « Je revois Mate, alitée, un châle de mohair rouge à motif écossais drapé sur ses épaules osseuses, jouant au solitaire jour après mois après année après décennie, sur son pauvre plateau d’aggloméré couleur muscade, aux bords de bois usés, aux pieds de métal ternis. / Son odeur – un mélange d’ammoniaque, de parfum bon marché, du savon sur sa peau récurée et de la naphtaline qui préservait ses vêtements – me répugnait, tout comme elle-même me répugnait quand chaque matin elle gagnait les toilettes sur ses jambes maigres comme des allumettes, voûtée tel un vieux pluvier. » Le ton mordant est compatible avec le respect, peut-être aussi avec la bienveillance, aujourd’hui surestimée, en tout cas avec la précision. Le même geste du portraitiste sert à lier des personnages, figurants ou premiers rôles, que tout sépare et qui s’ignorent : il semble professer l’idée d’une destinée commune, d’antipode à antipode.

« Un écrivain, s’il fait correctement son travail, est toujours un hérétique », voilà sans doute pourquoi il doit faire sécession. Ses parents avaient pris l’habitude de s’asseoir toujours au fond de l’église, là où « le pouvoir et l’autorité qui occupent la scène nommée autel sont ridiculisés à coups d’apartés, de blagues chuchotées, d’imitations parodiques ». Richard Flanagan devenu adulte puis écrivain perpétue cette coutume iconoclaste et distanciée : il s’arrange pour prendre place au dernier rang les soirs de rencontres littéraires et porte sur les étudiants d’Oxford (dont un futur Premier ministre) un regard sévère d’ethnologue. À l’âge de vingt et un ans, il manque de mourir noyé dans les rapides de la rivière Franklin ; ce rite de passage involontaire, une mort suivie d’une résurrection et d’un retour au sein de la communauté, est une autre façon de le rendre étranger au monde – mais juste ce qu’il faut pour en devenir l’observateur. C’était le sujet de son premier roman, Death of a River Guide, en 1994, c’est le sujet du dernier chapitre de ce livre ; Richard Flanagan y reviendra à coup sûr, ailleurs, autrement, une autre fois, puisque la vie « est toujours en train d’arriver et est déjà arrivée et arrivera toujours, et la seule écriture qui vaille est celle qui déjoue le temps et s’en détache ».

Mais au fait, qu’est-ce que la Question 7 ? Bonne question – la réponse se trouve dans le livre, elle est étrangère à l’uranium 235 mais pas à Anton Tchekhov ni au sentiment amoureux.