Sur les lieux, de Christophe Pradeau, invite à une promenade littéraire de Chateaubriand à Orhan Pamuk, en passant par Balzac, Flaubert, Proust, Jean-Paul Kauffmann… Cette promenade s’effectue sous la forme d’une enquête amène et érudite au cours de laquelle sont interrogés les liens que le roman et son « liseur » entretiennent avec « les lieux » de la fiction.
Après avoir rappelé que de nos jours le roman occupe en littérature la place centrale, l’ouvrage souligne que celui-ci suppose une mémoire non textuelle, contrairement à la poésie, et laisse à son « liseur » (un terme repris avec profit à Albert Thibaudet), plutôt que des souvenirs langagiers, des souvenirs de situations, d’atmosphère, de lieux… Peut-être est-ce d’ailleurs ce caractère « oubliable » de la fiction qui rend le liseur désireux d’imaginer ou de vérifier ce que les études littéraires aiment parfois appeler son « inscription dans le réel ». Mais il existe de multiples manières de rejoindre dans le monde les souvenirs de lecture. Le pèlerin littéraire parti à la recherche des ombrages où se déroule L’Astrée, de la ville habitée par Mme Bovary, de la maison de Sherlock Holmes, etc. a-t-il des points communs avec le pèlerin religieux ? De quelle nature est le sentiment qui le pousse à entreprendre ce type d’aventure ? La littérature aurait-elle véritablement le pouvoir de sanctifier un lieu ? L’idée d’une « quatrième dimension », empruntée à Proust et à Einstein, pourrait-elle aider à comprendre le pouvoir des endroits qu’« habite » la fiction ? Saurait-elle expliquer l’émotion que leur visite procure ?
Telles sont certaines des questions que pose l’étude et qu’elle précise et module en effectuant un Grand Tour circulaire qui mène de Constantinople (avec l’Itinéraire de Paris à Jérusalem) à Istanbul (avec Le musée de l’innocence), et se déroule donc autant dans le temps que dans l’espace. Les lieux et les auteurs qu’elle aborde sont choisis pour la richesse de leur enseignement sur ce sujet du pèlerinage littéraire et pour leur variété. Il existe en effet un vaste échantillon de voyages aux enjeux d’ordres multiples (esthétiques, culturels socio-économiques, spirituels…).
Ainsi Sur les lieux, allègre sous son abondant bagage de lectures, s’arrête-t-il là où nous nous y attendions, au tombeau d’Achille, au cimetière non catholique de Rome, à Illiers-Combray… et là où nous nous y attendions moins, la maison d’Olympio dans la vallée de la Bièvre, ou celle du père Grandet à Saumur, ou même en des lieux plus étranges dans la mesure où ils ont été « empêchés… par le dispositif textuel », comme la tombe de Germinie Lacerteux, ou la cote 307.

Bref, au fil des pages, s’exposent différents types de relations entre le monde et la bibliothèque. Nous apprenons, par exemple, les particularités de la « métamorphose » du bourg de Ry en Yonville qui, peu après la mort de Flaubert, s’est obligeamment prêté, pour les pèlerins admirateurs du maître, au jeu de la confusion entre le fait divers qui s’y est déroulé (et a inspiré le romancier) et Madame Bovary. Une identification qui permet ensuite d’évoquer Un pèlerinage au pays de Madame Bovary de Georgette Leblanc, cantatrice, actrice et sœur de l’inventeur d’Arsène Lupin, et d’esquisser alors les traits d’une sensibilité à la fois liée à la féminité et à l’enfance qui vient ajouter à l’éventail des affects pérégrins déjà envisagés.
La dernière (ou presque) « station » du livre se situe à Istanbul, dans le mémorial dédié à Füsun, c’est-à-dire dans ce Musée de l’Innocence créé par le romancier Orhan Pamuk en 2012, en plein cœur du quartier de Beyoglü. L’auteur turc avait décidé « de collecter et d’exposer dans un musée les « vrais » objets d’un récit fictionnel et écrire un roman fondé sur ces objets ». Et donc, six ans après Le musée de l’innocence publié en 2006, il ouvrit le Musée du même nom. On peut y entrer en présentant le billet d’entrée qui figure au dernier chapitre du Musée de l’innocence et alors éprouver devant les 83 vitrines du musée (autant que de chapitres dans le livre) tous les vertiges du faux-vrai, tout le trouble d’une confrontation entre fiction et réalité, arrangés par les soins mêmes du romancier.
À la fois joliment narratif et finement explicatif, Sur les lieux réussit ainsi à être palais des glaces et essai argumenté. On en sort ébloui et instruit « des ruses et des détours qu’usent la littérature et le monde pour se retrouver, s’étreindre, se nourrir mutuellement, ne cessant dans ce jeu de miroirs de renvoyer l’un à l’autre […] dans une relation si riche […] qu’il est impossible […] de démêler lequel, ou laquelle […] est l’origine de l’autre ».
Une seule chose pourrait manquer au pèlerin très méticuleux de Sur les lieux, celui qui aime tout repérer et tout maîtriser : un index. Gageons qu’il le trouvera dans la prochaine édition.