Comme par magie

Le dernier jour de la vie antérieure rafraîchit le genre fantastique, que l’Espagnol Andrés Barba écrit à l’encre sympathique, alliant Lewis Carroll et Henry James à Adolfo Bioy Casares et Julio Cortázar pour une traversée des traumatismes de l’enfance.

Andrés Barba | Le dernier jour de la vie antérieure. Trad. de l’espagnol par François Gaudry. Christian Bourgois, 160 p., 18 €

Jorge Luis Borges concluait naguère sur ces mots la préface de L’invention de Morel (1940), célèbre roman fantastique de son ami Adolfo Bioy Casares : « il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de le qualifier de parfait ». La tentation est grande de les reprendre pour situer Le dernier jour de la vie antérieure du romancier espagnol acclimaté en Argentine Andrés Barba. La perfection de L’invention de Morel repose, entre autres, sur la stricte observance de la  mécanique narrative qu’exige le genre fantastique, qui plus est lorsqu’il relève, comme le précise Borges, des « œuvres d’imagination raisonnée ». Si le roman de Bioy flirte avec la science-fiction, celui d’Andrés Barba frôle le gothique, tellement revisité dernièrement par nombre d’autrices d’Amérique latine. Il le fait avec une telle élégance que l’on en oublierait la présence assurée de motifs du genre : maison hantée, rencontre avec un ou des fantômes. 

Bien sûr, l’hésitation fantastique est de mise : ces être sont-ils un ou des fantômes ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un fantôme ? une présence du passé ? une présence fantasmée ? Toujours est-il que, si L’invention de Morel appartient à ce fantastique que Borges définit comme une « branche de la métaphysique », Le dernier jour de la vie antérieure se greffe sur cette même branche tout en donnant des bourgeons d’une autre nature. L’intrigue du roman d’Andrés Barba partage avec celle de L’invention de Morel le principe de l’inlassable répétition en boucle d’un bloc ou d’une tranche de vie du passé, pour des raisons fort dissemblables : psychologiques et sentimentales dans le premier cas, scientifiques et techniques dans le second. Placé dès son épigraphe sous le signe d’Alice au pays des merveillesLe dernier jour ne cache pas davantage ses affinités avec certains récits d’Henry James, que l’auteur a traduits. Coup double, le fantastique anglo-saxon « d’imagination raisonnée » que Bioy Casares avait naguère importé en Argentine se superpose aux avatars contemporains que connaît le gothique en Amérique latine. Coup triple, cet alliage s’assouplit voire s’allège à l’aide d’autres matériaux transatlantiques. En littérature, la tradition européenne n’est-elle pas un fantôme pour celles des Amériques ?

Andrés Barba, lui, joue de toutes ces veines pour réussir ce que Mariana Enríquez, remerciée dans le livre parmi d’autres complices, qualifie de « roman fantasmagorique de toute beauté » ou de « roman fantomatique sans fantômes ». Pour que l’on succombe à ce fantastique, il suffit que l’évidence de la réalité s’impose au personnage qui perçoit la présence du fantôme, qui le voit, qui en vient à le toucher et bien plus encore. Alors, quelque timides et incrédules que nous soyons, nous faisons comme si. On verra bien après. L’héroïne du Dernier jour de la vie antérieure, agente immobilière de son métier, semble tout avoir pour rassurer lectrices et lecteurs quant à son usage de la raison : les pieds sur terre, la fréquentation routinière et pragmatique de toutes sortes de logements vides, qu’elle fait visiter. Et pourtant, dès les premières phrases, assertives, du récit, on entre de plain-pied, sans y prendre garde, dans la logique fantomatique. 

Andrés Barba, Le dernier jour de la vie antérieure
Andrés Barba © Mathieu Bourgois

La scène est cinématographique. La narratrice qui, entre les visites de deux clients, nettoie la cuisine de la maison d’architecte des années 1950 que son agence cherche à vendre, se retourne et voit un enfant, soudain apparu dans son dos. Mais la peur, à la différence de la curiosité, n’est pas au rendez-vous. La jeune femme est certes surprise, mais elle s’attendait à ce qu’un jour ou l’autre se manifestât l’une de ces présences qu’elle percevait parfois dans les logements vides qu’elle faisait visiter. Car enfin, comment ne pas voir les traces toutes fraîches des derniers habitants d’un lieu ? Comment ne pas interpréter les indices de leur malheur ou de leur bonheur passé, visibles dans un coin de parquet peu fréquenté sous une fenêtre, dans un vieux four qui a vaillamment servi ? Pour insensible et stoïque qu’elle se croie et se déclare, pour ironique que soit cette méconnaissance d’elle-même, l’héroïne est dotée de facultés de médium. Non pas de celles, spectaculaires, des femmes et des hommes qui font parler les morts dans les romans et dans les films, mais de celles, plus ordinaires, que partagent les gens que l’on dit sensibles, les personnes curieuses des autres, les écrivaines ou les écrivains. Le fantastique qu’Andrés Barba écrit à l’encre sympathique repose sur la simple extension de la sensibilité de la narratrice. Tel un élastique ou un palpe rétractile, elle lui permet d’associer un ou plusieurs temps à un même espace, d’ajuster, comme on ferait une mise au point photographique, la perception qu’elle a des autres.

Le naturel de l’héroïne et la drôlerie des situations vont de pair dans cette aventure initiatique qui verra s’entraider l’enfant et l’agente immobilière. La jeune femme réagit tout d’abord à l’importune présence en impeccable employée de l’agence, intimant à l’apparition de quitter les lieux, s’adressant au garçonnet avec l’autorité convenue dont usent les adultes avec les enfants. Il obtempère mais, prise au piège de son empathie, elle perçoit aussitôt qu’il se dégage de cette obéissante silhouette une insupportable angoisse. 

Débute alors, par étapes, le cheminement de la jeune femme vers la réalité de cet enfant dont, seule étrangeté saillante, les yeux ne cillent pas. Car l’attraction qu’exerce sur elle cette présence est aussi invincible que la curiosité de l’héroïne de Barbe bleue. Distraite des liens qui l’attachent à son monde quotidien – sa sympathie pour son patron endeuillé d’un chien, son amour distant pour l’homme avec qui elle vit, son affection pour son coiffeur de père –, elle s’engage dans la quête du mystère. Tout le charme de l’intrigue repose sur la progressive et cocasse négociation de l’intimité qui bientôt s’instaure entre l’adulte et l’enfant. Moqueur ou innocemment joueur, celui-ci la met tout d’abord face à elle-même, projetant l’exact « reflet » en trois dimensions de celle qu’il a vue et entendue lors de leur première rencontre dans la cuisine de la maison vide. Et, bien sûr, elle succombe à l’enchantement narcissique de ce leurre, dont elle ne comprend la fonction d’appât que trop tard. Suivent de tâtonnants travaux d’approche jusqu’à ce que, s’inspirant d’un moment de loisir en compagnie d’une amie et de son jeune fils, s’impose à elle la gracieuse évidence du jeu comme médiation avec l’enfant et son univers. Retrouvant les gages de soumission et de domination de ses propres jeux d’enfance, elle se rend aux désirs du garçonnet qui lui demande de se faire couper les cheveux. Il lui suffit de ce geste de consentement pour passer de l’autre côté du miroir et entrer dans le monde ou dans le temps de l’autre. Une nuit de sommeil dans la maison vide achève d’ouvrir à la jeune femme, qui songe à la témérité d’Alice suivant le Lapin blanc dans son terrier, ce monde et ce temps qu’a figés, découvre-t-elle, la tenace culpabilité de l’enfant. C’est là et alors que se répète en boucle un brévissime laps de temps du dernier jour que ce dernier aura vécu dans sa vie antérieure. 

Comme par magie, l’enchantement traumatique sera rompu par la force de l’amour auquel l’une et l’autre se sont laissé prendre. Comme par magie, la vision, le temps, l’histoire de la jeune femme cèdent la place à ceux de l’enfant dans les quelques pages d’une inattendue seconde partie. Comme par magie, un prénom apparaît, le seul de tout le récit. Appelé par sa mère, l’enfant retrouve le cours de sa vie antérieure. Et nous voici rendus à un bonheur d’enfance, grave et léger. C’est du dernier jour de notre vie antérieure que ce très lucide roman d’Andrés Barba nous fait cadeau.