Travail et inégalités

Selon les statistiques d’Eurostat sur les accidents du travail, la France apparait comme un mauvais élève de l’Union européenne avec un taux d’incidence de 3,32 accidents pour 100 000 personnes, immédiatement derrière la Lettonie et la Lituanie. Elle est à la quatrième place des pays ayant connu le plus d’accidents mortels en 2021. Les troubles musculosquelettiques touchant les salariés, quant à eux, ne font majoritairement pas l’objet de déclaration en maladie professionnelle. Trois ouvrages reviennent sur ces constats accablants. Ils décrivent, analysent et dénoncent les conditions de travail, le non-respect des mesures de protection et les inégalités sociales devant la maladie, la mort mais également la justice. Pour les mieux combattre.

Blandine Barlet, Louis-Marie Barnier, Elena Mascova, Arnaud Mias, Jean-Marie Pillon et Lucas Tranchant | La condition intérimaire. La Dispute, 164 p., 16 €
Delphine Serre | Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès. Raisons d’agir, 154 p., 12 €
Éric Louis | Casser du sucre à la pioche. Chronique de la mort au travail. Éditions du Commun, 140 p., 15 €

L’emploi intérimaire, qui concerne aujourd’hui deux millions de personnes, a été légalisé il y a cinquante ans. Cette institutionnalisation visant à « aménager la précarité pour la rendre plus acceptable ne l’a pas fait disparaitre ». Les relations d’emploi qu’il régit, demeurées dérogatoires, autorisent la flexibilité de la mise au travail. Propre à donner un sentiment de liberté de nature à « détendre provisoirement le faisceau de contraintes inhérentes au travail subalterne », cette flexibilité confronte les salariés aux mêmes vicissitudes et désillusions que les travailleurs ubérisés. L’ouvrage collectif fondé sur des études statistiques et de terrain s’attache plus particulièrement à l’absence de protection sociale et juridique de ces intérimaires confrontés aux pratiques d’employeurs aux limites de la légalité et à leurs conséquences.

L’intérim est une des branches les plus frappées par les accidents du travail. Plusieurs facteurs conjugués l’expliquent : 76 % des salariés concernés travaillent sur des postes d’ouvriers peu qualifiés, souvent les plus pathogènes. Leur triangulation avec les entreprises de travail temporaire (ETT) et les sociétés utilisatrices contribue au non-respect des règles de sécurité et de prévention des accidents du travail. L’intérimaire, dont le contrat est souvent court, sinon très court, fait prévaloir l’emploi sur sa santé et, pour ne pas altérer son employabilité, tend à cacher à la médecine du travail des maux qu’elle aurait à connaître ; ce d’autant plus qu’il ne dispose guère de supports collectifs pour réduire le risque que la maladie fait peser sur cette employabilité. Les certificats médicaux obligatoires que délivre la médecine du travail dans le cadre des ETT se prononcent sur les emplois autorisés seulement quand la connaissance du poste, à laquelle elle n’a presque jamais accès, permet d’engager une démarche et des actions de prévention. Le processus de fragmentation de la société salariale qui bouleverse le système d’emploi en CDI, amorcé il y a un demi-siècle, contribue ainsi puissamment à la dégradation du travail dans toutes ses dimensions : conditions de travail, sens du travail, accidents du travail et maladies professionnelles.

Collectif[1], La condition intérimaire, La Dispute, 2024, 164 pages. Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès, Raisons d’agir éditions, 2024, 154 pages. Éric Louis, Casser du sucre à la pioche, chronique de la mort au travail, Rennes, Éditions du Commun, 2024, 140 pages.
« Un travailleur blessé », Erik Henningsen (1895) © CC0/WikICommons

Le système de protection sociale français a bien sûr pour mission de protéger les salariés en les indemnisant des dégâts causés par le travail et en incitant les entreprises à préserver leur sécurité. Depuis la loi de 1898 sur les accidents du travail et celle de 1919 sur les maladies professionnelles, il se caractérise par une automaticité de la reconnaissance, évacuant toute idée de faute patronale. En 2022, les caisses d’assurance de la Sécurité sociale (CASS) ont respectivement reconnu 94 % et 64,3 % des déclarations. Tandis que la non-reconnaissance est susceptible de procès de la part de salariés en quête de réparation, certaines grandes entreprises les multiplient depuis le tournant du siècle pour réduire au maximum, a contrario, le champ de la prise en charge.

Delphine Serre a mené durant trois années un travail d’observation et d’entretiens dans des tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS) pour analyser ces procès. Elle étudie les différents acteurs qui s’y confrontent, leurs ressources ou leur absence de ressources. Les entreprises appuyées sur des cabinets d’avocats hyper spécialisés traquent avec succès les erreurs procédurales. Les salariés, qui se présentent majoritairement seuls, ne maitrisent ni les règles ni les codes et sont souvent handicapés par leur faible niveau linguistique. Ils insistent sur la longue durée des faits subis quand l’exigence du fait soudain est au fondement de l’accident du travail. Leurs avocats, quand ils en ont, sont peu spécialisés. La Sécurité sociale, gardienne des principes très protecteurs des salariés et de la codification juridique, l’emporte la plupart du temps – 64 % des décisions concernant les accidents du travail et 76 % des prises en charge des maladies professionnelles en 2017 – en subissant toutefois la pression des stratégies contentieuses des employeurs. Les juges sont souvent là par défaut. Si certains prennent en compte la personne, d’autres s’en tiennent à une hypercorrection juridique, leur marge d’action étant plus importante s’agissant des accidents du travail, dès lors que les maladies professionnelles sont encadrées par une grille contraignante, devenue restrictive au regard des maladies contemporaines, grille dont l’élargissement est l’enjeu de certaines luttes.

Delphine Serre montre comment le droit à la réparation, produit en référence à l’homme ouvrier du XXe siècle, reste imprégné par cet imaginaire social qui bénéficie surtout aux travailleurs manuels masculins dont les dommages corporels causés par le travail sont plus évidents et plus conformes à la déclinaison historique du risque professionnel ; au détriment des maladies psychiques, des cadres et des femmes.

Collectif[1], La condition intérimaire, La Dispute, 2024, 164 pages. Delphine Serre, Ultime recours. Accidents du travail et maladies professionnelles en procès, Raisons d’agir éditions, 2024, 154 pages. Éric Louis, Casser du sucre à la pioche, chronique de la mort au travail, Rennes, Éditions du Commun, 2024, 140 pages.
« Un avertissement pour être prudent pendant le travail », Käthe Kollwitz © CC0/The Metropolitan Museum of Art

Son étude dévoile avec efficacité comment le tribunal est un possible terrain de lutte pour améliorer la protection de la santé des travailleurs. Sa capacité protectrice dépend toutefois de ses appropriations individuelles et collectives, de la diversité des pratiques et des points de vue des protagonistes, le fossé entre l’expérience concrète du travail et les normes juridiques attestant de la malléabilité du droit. Parce que les savoirs accumulés par les sciences sociales sur les inégalités au travail sont au nombre des outils susceptibles d’activer le droit, Delphine Serre conclut en incitant à former les juges en sciences sociales, introduisant ainsi un nouvel acteur.

Chaque année, plus de 600 travailleurs perdent la vie sur leur lieu de travail, 1 200, si on ajoute les morts dues à des maladies professionnelles et à des accidents mortels sur le trajet. Derrière les séries statistiques, il est des individus singuliers et leur proches confrontés aux eaux glacées du calcul égoïste, à l’absence de compassion, jusqu’à l’inhumanité, et à « une justice de classe ». Entrevus à travers les entretiens sur lesquels s’appuient les précédents ouvrages, ils sont au cœur du récit d’Éric Louis. Un homme est mort. Il s’appelait Quentin. Il était intérimaire et cordier. Il avait vingt et un ans. Il a été enseveli en quelques secondes par des tonnes de sucre, au fond d’un silo de l’entreprise Cristanol. Il n’était pas le premier. Éric Louis, son collègue et ami, décrit un univers dantesque dont l’existence nous était inconnue ; un enfer blanc, étouffant où « l’homme est au service de la machine », où les dispositifs de protection ne sont pas assurés. Jusqu’à en mourir. Une entreprise aux limites de l’indécence. Sept accidents mortels au travail dans le groupe Cristal Union entre 2010 et 2022 sans que la justice s’en émeuve outre mesure.

La plume acérée d’Éric Louis et son écriture blanche, sans mots inutiles, amplifient la portée de la dénonciation. Celle-ci s’entremêle au récit de la solidarité ouvrière ou, vaut-il mieux dire ici, de la fraternité. Tenter de sauver Quentin jusqu’à risquer sa vie. Rendre hommage. Construire un collectif – Cordiers en colère, cordiers solidaires. Mener la lutte. Jusqu’à ce que la présidente du TASS, « découvrant de l’humain sous le dossier », déclare finalement que « l’entreprise a commis une faute inexcusable dans l’accident du travail ». « Cristal Union continue à générer des milliards. Mais nous nous avons la fierté d’avoir combattu. De n’avoir jamais renoncé. Jamais courbé l’échine. Quentin, de là où il est, doit être fier de cette lutte menée en son nom. C’est tout ce qui compte », conclut Éric Louis. Des pages puissantes.


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