Célèbre dans son pays, Tove Ditlevsen (1917-1976) a vu depuis quelques décennies sa réputation franchir les frontières du Danemark grâce à sa « Trilogie de Copenhague », appellation que son éditeur anglais, désireux de lier Enfance, Jeunesse et Dépendance (1967-1971), a donnée à ses trois livres autobiographiques. Voici le troisième traduit en français.
Le thème de cette « trilogie » est celui d’une enfant de la classe ouvrière, passionnée par les livres, qui souhaite devenir écrivain et, une fois jeune femme, y parvient. Le dernier volume, Dépendance, paraît après Enfance et Jeunesse. Il couvre l’existence de Ditlevsen de son premier mariage à son quatrième, période au cours de laquelle elle établit sa réputation littéraire et devient aussi toxicomane. Le mot danois qui sert de titre au livre, Gift, signifie curieusement à la fois « marié » et « poison ».
En effet, l’écriture et la drogue ne sont pas les seules addictions de Ditlevsen, qui les décrit d’ailleurs en termes similaires ; on pourrait aussi penser qu’elle est « accro » au mariage. Ainsi, dans la « vraie » vie, après son divorce en 1973 d’avec son quatrième mari (celui qui apparaît en deus ex machina à la fin de Dépendance), elle fit paraître une annonce matrimoniale dans le plus grand quotidien danois exprimant son impatience de retrouver l’amour après « un mariage long et malheureux ». À quelle protection, quelle respectabilité rêvait-elle alors qu’elle quittait toujours ses foyers successifs quelques années et quelques enfants ou avortements plus tard ? Elle n’en dit rien dans Dépendance, alors qu’on sait que, dans la « vraie » vie encore une fois, c’est-à-dire dans une interview, elle avait affirmé qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse que l’année où elle avait écrit Enfance et Jeunesse à l’hôpital psychiatrique de Sankt Hans où elle était internée.
Toujours est-il que, dans ce troisième livre, son existence compulsive fascine et dérange, ce d’autant plus qu’elle la traite de manière étrangement distanciée par le biais d’une écriture qui évite l’affect et le jugement moral, mais qui ouvre un abîme entre ce qui est dit et ce qui est. Lorsque Ditlevsen répète, par exemple, qu’elle subordonne tout à sa volonté d’écrire, c’est moins sa force de caractère qui transparaît qu’un inquiétant trait psychique, élément d’une stratégie mentale dévastatrice.
En effet, les épisodes les plus bizarres et les plus connus de Dépendance surgissent plus tard. Elle a quitté un deuxième mari plutôt aimable et est mariée à Carl, un médecin psychopathe, qui lui administre, à sa demande, de la péthidine, avant parfois de la posséder « à sa façon inattentive et brutale ». Elle avoue l’avoir épousé parce qu’elle était amoureuse « du liquide clair d’une seringue… et pas de l’homme qui maniait la seringue ». Tove sera sauvée de la mort par une hospitalisation et une cure de désintoxication, divorcera, puis retombera dans l’addiction. Carl sera arrêté et condamné. Le livre se termine sur un quatrième mariage que Tove pense être le bon, sans drogue, avec amour, enfants et écriture. Las ! sa « vraie » vie biographique nous apprend l’avenir moins rose qui fut le sien : de nouvelles toxicomanies, un autre divorce, le suicide.
Mais, en dépit de son happy end, Dépendance met en scène un contraste constant entre idéalisme artistique et amoralisme, narcissisme et destruction de soi, manipulation et masochisme, liberté et dépendance, sans jamais effectuer une reconnaissance explicite du second terme du contraste. De fait, la femme décrite par Ditlevsen, avec son entêtement, son désir d’« arriver », son instrumentalisation d’autrui, n’a presque aucun contrôle sur sa propre existence, et derrière sa carapace tout est en miettes. Dépendance est ainsi écrit tout net, sur beaucoup d’ombre. Il est donc saisissant.