Louise Chennevière publie un livre incisif et important, consacré à Britney Spears, star de la pop et icône de toute une génération, dont le titre sonne comme un plaidoyer. Pour Britney est rempli d’une rage nécessaire qu’elle exprime dans une langue au rythme soutenu, ces phrases qui brutalement s’arrêtent, puis repartent, comme si ces points et ces virgules qui prennent le lecteur de court étaient autant de coups adressés à une société hypocrite et violente. Récit salvateur, quasiment poème en prose, Pour Britney fait partie des textes qu’on a envie de partager avec ses ami.e.s tant il attaque avec intelligence et humour ce qui continue d’empêcher les femmes d’être libres.
Louise Chennevière se souvient de son admiration enfantine pour Britney, de la joie qu’elle éprouvait à imaginer qu’elle pourrait être un jour comme elle, chantant et dansant de toute sa voix, de tout son corps. Mais un jour, elle a cessé de l’aimer, car cela ne se faisait pas. Trahison de l’amour d’enfance qu’elle répare dans ce récit en analysant la manière dont la société a réussi à la pousser à penser et à sentir contre elle-même. Elle rappelle, voire dévoile pour celles et ceux qui n’en auraient pas conscience, la puissance phénoménale de cette artiste qui, alors qu’elle n’a pas vingt ans, conquiert le monde mais qui devient, dans un deuxième temps, le bouc émissaire d’une partie de la société toujours prompte à refuser que les femmes, a fortiori les femmes jeunes et belles, disposent d’elles-mêmes comme elles l’entendent.
Une autre femme, moins connue du grand public, mais tout aussi iconique, Nelly Arcan, traverse le livre. Cette autrice québécoise a publié trois livres, Putain, Folle et À ciel ouvert (en France aux éditions du Seuil) avant de se suicider à Montréal en 2009, quelques heures avant un passage à la télévision. En prenant comme point de départ Britney Spears, et en passant par Nelly Arcan, c’est d’elle-même aussi que parle Louise Chennevière, de son regard d’adolescente puis d’adulte sur cette chanteuse qu’elle voulait être, à l’âge où l’on rêve devant des stars, et de sa découverte de Nelly Arcan, qui l’a totalement bouleversée, des années plus tard. On peut lire dans Pour Britney trois histoires entrelacées de trois femmes qui, à un moment ou un autre, et pour Britney Spears et Nelly Arcan de manière tragique, sont prises au piège d’une image que la société construit d’elles, parce qu’elles sont des femmes et que leur corps de femme doit se conformer à toutes sortes d’injonctions. C’est bien l’image qui empêche l’accès à ces figures, qui fait littéralement écran, et c’est ainsi que Louise Chennevière analyse les raisons expliquant qu’elle ait mis du temps à lire Nelly Arcan : « Ce monde qui m’avait caché les livres de cette femme-là, dont l’écriture avait été recouverte par l’image, cette image qui allait finir par l’engloutir et dont elle serait prisonnière encore, bien après sa mort, cette image qui s‘affiche là sur les couvertures de ses romans en édition poche, car les éditeurs avaient trouvé bon, encore de capitaliser là-dessus, sur ce qui avait fini par la tuer, et je m’étonne tout de même d’une telle cruauté post-mortem ».
On trouve, parmi les raisons que dénonce Louise Chennevière, le libéralisme éhonté d’une société qui capitalise sur le corps des femmes, et, chacune à sa manière, Britney Spears et Nelly Arcan ont connu les effets délétères de la marchandisation de leur corps. L’immoralité de la marchandisation se drape pourtant de tous les arguments de la moralité, ou de la moraline, devrions-nous écrire, deuxième raison révélée par l’autrice. Discours pervers d’une société qui s’engraisse sur le dos ou plutôt sur le corps des femmes tout en condamnant l’immoralité de ces mêmes femmes qui montrent leur corps. Et, de ce point de vue, le livre de Louise Chennevière est un livre résolument politique.
La manière dont elle raconte le souvenir de sa joie d’enfant à imiter son idole, car « être une petite fille est pour elle une joie parce que ça veut dire pouvoir devenir Britney Spears et que Britney Spears pour elle alors, c’est chanter et danser chanter et danser, c’est être dans son corps sans crainte et sans distance, se sentir très vivante », contraste totalement avec le regard que les adultes portent sur elle. Louise Chennevière montre avec intelligence et de manière absolument limpide la manière dont les petites filles, les jeunes filles (puis les femmes, d’ailleurs) sont dépossédées de leurs gestes, de leurs corps, car « être une jeune fille ça veut dire que tout ce que l’on fait signifie toujours quelque chose qui nous dépasse et qu’il y aura toujours quelqu’un pour mal interpréter, ça veut dire ne pas pouvoir être pour soi ».
Le livre de Louise Chennevière est un livre résolument politique.
Faire se rencontrer Britney Spears et Nelly Arcan est à la fois vivifiant et tendre, malgré la violence de leurs trajectoires respectives. C’est d’abord parce que ces deux femmes ont joué un rôle dans la vie ou plutôt dans la formation de l’autrice qu’elles sont réunies dans ce livre, mais ce rapprochement, qui peut sembler incongru aux yeux de certain.e.s, est fécond dans la mesure où il montre combien, quel que soit le champ concerné, la pop ou la littérature, lorsqu’il s’agit d’une femme et de son corps, il y a toujours un regard posé qui censure, juge et finit par évincer, dans la plus grande des violences. Et l’enfance est alors le fil qui relie ces femmes, l’enfance de l’autrice en particulier, mais on peut dire l’enfance plus généralement, celle des petites filles qui sont assignées, dans cette liberté naturelle de l’enfance, à la place de la provocation et du vice, autorisant, c’est alors le message implicite, les pires méfaits.
L’enfance de Britney Spears est utilisée, manipulée, on prête volontiers à la jeune fille des poses suggestives et des regards « aguicheurs », à l’âge des Teletubbies et des cours de récréation. Louise Chennevière rappelle un passage à la télévision, alors que Britney a dix ans, et qu’un « vieux monsieur » joue de son innocence et de sa spontanéité, « et elle, gênée comme elle le sera tant de fois plus tard, par tant de questions plus que déplacées, […] mais toujours professionnelle, polie, comme elle l’est en remerciant ce présentateur français, que je ne nommerai pas, non, car ne sont-ils pas tous les mêmes au fond, et à quoi servirait-il de leur faire cet honneur-là, lui ou un autre, le même, lui ou celui qui humiliera Nelly, qui croira l’humilier et pourtant elle les éclipse, tous autour de sa grâce et de son courage, du courage qu’il faut pour se tenir là parmi eux qui l’épient et voudraient la coincer ».
Plus largement – et c’est la force de ce livre –, Louise Chennevière montre le mécanisme à l’œuvre dans notre société qui a pour conséquence de toujours considérer les petites filles et les jeunes filles comme des machines à séduire, qui finit par instiller dans ces mêmes jeunes filles le « dégoût de soi », inévitable « quand il nous a été si intimement enseigné ». Et Louise Chennevière de citer Nelly Arcan « lorsqu’on parle de la beauté celle d’une femme ne sert à rien si elle n’entre pas dans le goût d’un homme ». L’enfance qui est, toujours selon Nelly Arcan, « avant tout une période pour adultes », cette période soumise à ce regard qui n’est pas le regard « de tous les vieux pervers du monde, mais. C’est parce que ce ne sont pas seulement les vieux pervers, non, ce serait trop facile, c’est parce que le vieux pervers n’est pas un individu particulier mais, une manière de voir qui circule partout, et même dans le regard des garçons qu’on aime » est instrumentalisée pour le bon plaisir des adultes.
Elle évoque une scène que beaucoup ont dû vivre, celle de la petite fille à qui on fait remarquer qu’on voit sa culotte, à l’âge où bouger librement ne semble pas encore problématique : « Louise, on voit ta culotte, répondre, et alors et alors, au nom de quoi te fais-tu, toi le messager de cette voix qui jamais ne nous laisse tranquilles, alors ne t’en fais pas trop, au nom de quoi dis, te sens-tu quelque droit instinctif et souverain sur cette culotte, toi qui quelquefois, et est-ce vraiment par égard pour moi ou, et si tu te soucies tant des regards qui pourraient se poser sur cette culotte-là n’est-ce pas aussi qu’il t’est arrivé toi, de, et que ferais-tu toi, si tu entrapercevais la culotte d’une jeune inconnue dans le train, dans le bus, est-ce que tu ne pourrais pas toi aussi ne pas t’empêcher de l’épier d’un regard qui ne serait pas un simple regard non, parce que c’est ainsi n’est-ce pas, parce que le désir circule, […] oui mais : une jeune fille ne doit pas montrer sa culotte, c’est entendu et s’il est quelqu’un pour regarder la culotte de cette fille, ce sera toujours, un peu sa faute à elle ».
Pour Britney devrait faire réfléchir chacun.e à la manière dont on a peur de la liberté des petites filles, au point de vouloir à tout prix les cadenasser dans des fantasmes d’adultes. Il résonne comme une injonction à la réconciliation sans peur avec cette liberté créatrice enfantine, avec ses amours et ses rêves d’enfant, sans censure et sans volonté d’étouffer la parole de ces petites puis jeunes filles qui aspirent à la liberté. La fin de la peur pour les petites filles à venir, la fin de la peur des femmes contemporaines, la possibilité de ne plus se dire, comme Nelly Arcan, qu’il « ne faut plus avoir d’enfants, jamais, pour ne plus offrir aux hommes une jeunesse à se mettre sous la dent ».