La célébrité de Jorge Luis Borges (1899-1986) est corrélée à une instabilité éditoriale de son œuvre, qui ne cesse de se construire et se reconstruire, tant en espagnol qu’en français. Les Textes retrouvés viennent s’ajouter à la publication d’inédits entamée en 1993, apportant des éléments clés de son esthétique.
Ce nouveau volume présente soixante-dix textes de Borges inédits en français, écrits entre 1922 et 1985, parus dans différents journaux et revues, argentins pour la plupart. Composée de critiques de livres et de films, d’hommages à des écrivains classiques ou contemporains, de préfaces, de fictions, de biographies, de discours de radio, l’édition n’est pas annotée, en accord avec les normes de la collection « Du monde entier », mais au pied de chaque texte le lecteur trouvera les données concernant son histoire textuelle.
La complexité de l’histoire éditoriale de Borges explique l’heureuse émergence d’inédits. Auteur prolifique depuis le début de sa carrière, il soumit sa production à un processus de sélection, écartant de nombreux écrits, et même des ouvrages [1]. La postérité a donc dû faire face aux enjeux posés par la publication de cette importante quantité d’écrits non recueillis en volume, auxquels viennent s’ajouter de nombreuses interventions orales, et trouver des critères éditoriaux cohérents pour les présenter au public. Pour les Œuvres complètes de la Pléiade (tome I, 1993 ; tome II et album, 1999), Jean-Pierre Bernès négocia l’introduction d’une partie des textes inédits, qui furent incorporés soit à la section « En marge de », soit aux « Articles non recueillis » dans le tome I, et présentés dans « Conférences, discours et hommages » et « Correspondance (1919-1926) » dans le deuxième. Ce fut le point de départ de l’édition des textes inédits en espagnol : apprenant que Borges avait accepté d’inclure dans le volume français les textes qu’il avait publiés entre 1936 et 1939 dans la revue El Hogar, Enrique Saceiro Garí et Emir Rodríguez Monegal réussirent à le convaincre de les éditer en espagnol, ce qui donna lieu à Textos cautivos (Tusquets, 1986), l’idée étant que le public hispanophone avait le droit d’accéder aux textes qui seraient à la portée du public français. L’ouvrage confirma ainsi le rôle joué par les éditions et les traductions françaises de Borges dans la diffusion internationale de son œuvre et dans son accès à la célébrité, mouvement lancé par Roger Caillois avec Fictions en 1951 dans la collection « La Croix du Sud » et Labyrinthes en 1953 (Hors collection), chez Gallimard.
Depuis la publication des Œuvres complètes de la Pléiade, outre des rééditions de volumes individuels, le lecteur français a vu paraître Le tango : quatre conférences (Gallimard, 2018) ; Anthologie personnelle (Gallimard, 2016) ; Poèmes d’amour (Gallimard, 2014) ; Le Martín Fierro : essai (Héros-Limite, 2012) ; La proximité de la mer : une anthologie de 99 poèmes (Gallimard, 2010) ; Quatre manifestes ultraïstes (Farândola, 2006) ; L’art de poésie (Gallimard, 2002) ; Feuilletons du samedi. Contributions de Jorge Luis Borges à la « Revista multicolor de los sábados » du journal « Crítica », 1933-1934 (Le Rocher, 2001), ainsi que des ouvrages en collaboration et des entretiens. Le critère éditorial retenu pour Textes retrouvés est chronologique, et suit la logique des Textos recobrados (Buenos Aires : Emecé, 1997, 2001 et 2004). Si l’état actuel de l’édition française de Borges peut sembler ne pas laisser d’autre choix, cette organisation accorde une cohérence au volume, et permet de saisir les spécificités du parcours borgésien. La décision de confier la traduction à deux traductrices différentes, Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen, permet notamment de rendre les variations de style, qui vont de la recherche artificielle des années 1920 (« Le ciel bleu, c’est le ciel et il est bleu », 1922), à ce qui apparaît comme un style simple et direct, marqué par l’oralité à la fin de sa vie (« Le livre », 1982).
Textes retrouvés vient ainsi compléter le portrait de Borges introduit en France par les Œuvres complètes de la Pléiade, puisque les éditeurs ont souhaité rendre compte des aspects moins connus de son œuvre et de sa figure d’auteur, tels que ses interventions polémiques, sa proximité avec la culture juive, son enracinement dans la ville de Buenos Aires. On y trouve également des écrits essentiels à la constitution de l’esthétique de l’auteur, comme « À propos de l’expressionnisme » (1922), où le rapport entre événements historiques et littérature est inversé ; « Le cinématographe, le biographe » (1929), premier essai sur le cinéma en tant qu’art narratif ; « Lois du récit policier » (1933), toute première réflexion sur le genre, déterminant pour son « devenir narrateur » ; « La littérature allemande à l’époque de Bach » (1953), qui propose une conception nouvelle de l’histoire littéraire. Dans les textes de La Prensa des années 1920 et 1930, cohabitent les auteurs classiques tels que Quevedo, Cervantes ou Dante (« Quevedo humoriste », « Une sentence du Quichotte »), et les questions culturelles et linguistiques de la ville de Buenos Aires ; dans La Nación, journal qui sympathisait avec la cause antifasciste, « Le propos de Zarathoustra » (1944) redéfinit Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche comme un livre sacré, s’engageant de façon oblique dans la polémique autour de cet auteur à l’époque du national-socialisme. Par ailleurs, les rares reprises de textes déjà publiés, comme par exemple « Histoire des deux rois et des deux labyrinthes », dans « Labyrinthes » (paru dans la revue Obra, du métro de Buenos Aires, dont Borges fut le directeur entre 1934 et 1936), mettent en évidence les techniques de recyclage et d’assemblage de fragments de textes pratiquées par Borges tout au long de sa vie, tout comme la stratégie de dispersion dans de nombreux supports de publication qui permet d’atteindre un vaste public.
Mais si Textes retrouvés complète et modifie l’image de Borges, c’est également parce que l’ensemble souligne l’intérêt pour les questions techniques relevant de l’écriture (« Le destin d’Ulfilas », 1953, « Défense de la poésie », 1968). L’anthologie souligne aussi la persistance d’une écriture qui procède à la fois de l’hommage et de l’ironie percutante, comme le montrent des textes comme « Victoria Ocampo » ou « Mallea : une image de l’Argentine ». Un Borges qui, vers la fin de sa vie, revisite le panthéon argentin (Lugones, Macedonio Fernández, Eduardo Mallea, Victoria Ocampo) et propose une très personnelle histoire littéraire nationale (« La vaine dispute de Boedo y Florida »), tout en essayant d’influer sur la place accordée à ses précurseurs et à ses contemporains (Cansinos Asséns, Ramón Gómez de la Serna). Un Borges qui s’engage dans les polémiques d’époque (« Nostalgie du latin », 1980). Tous ces Borges sont Borges car, comme il l’affirme dans « Vouloir être un autre » en 1933 : « quiconque peut être un autre, à tout instant ».
[1] Sur la construction de l’œuvre borgésienne, voir Annick Louis, Borges. Œuvre et manœuvres, L’Harmattan, 1997.