La nouvelle héroïne

Histoire de Madame de Rosemonde. de Marie-Anne Toulouse dresse le portrait d’une femme âgée, personnage de l’ombre d’un grand classique – Les liaisons dangereuses. En faisant de ce personnage secondaire l’héroïne d’un roman enlevé, elle séduira tout les amateurs érudits de Laclos autant que les néophytes soudainement emportés.

Marie-Anne Toulouse | Histoire de Madame de Rosemonde. L’Atelier Contemporain, 172 p., 25 €

La présence, parmi les titres d’ouvrages parcourus par des figurants, dans une scène de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques tournée à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, des Liaisons dangereuses (malheureusement avec une faute d’orthographe, mais passons…), à côté, entre autres, du Triomphe de l’amour de Marivaux, venait redire au monde l’importance pour la culture française d’un certain esprit et d’un goût du beau langage. Les différentes adaptations filmiques du roman de Choderlos de Laclos en ont rendu l’intrigue familière à des spectateurs d’horizons variés. Dès le XVIIIe siècle, les personnages des Liaisons dangereuses (1782) se sont retrouvés dans des œuvres de tiers comme simples figurants ou parfois comme protagonistes d’intrigues nouvelles. Si le cas n’est pas unique, l’étendue des « produits dérivés » de cette fiction épistolaire est extraordinaire. Remarquée par les premiers lecteurs, comme le pasteur Chaillet, Mme de Merteuil a attiré, au cours des décennies, de nombreux auteurs qui y ont vu un personnage hors normes dont ils ont proposé de prolonger les aventures.

Parmi d’autres, et avec talent, Hella Haasse (Une liaison dangereuse. Lettres de La Haye, 1976, traduit du néerlandais par Anne-Marie de Both-Diez), Christiane Baroche (L’hiver de beauté, 1987), Laurent De Graeve (Le mauvais genre, 2000) ou Philippa Stockley (Murderous Liaisons, 2014, non traduit), dans trois aires linguistiques, ont prêté dans leurs romans une nouvelle vie à la maléfique marquise. Une autre survivante du dénouement dans lequel, comme le remarque Mme de Volanges, auteure de la dernière lettre des Liaisons dangereuses, si l’on voit bien « les méchants punis », on ne trouve « nulle consolation pour leurs malheureuses victimes », est la narratrice des Vrais mémoires de Cécile de Volanges (1926) publiés anonymement mais que l’on s’accorde à attribuer à Charles Lucas de Pesloüan. Pour la première fois, à ma connaissance, avec le livre de Marie-Anne Toulouse, c’est la vieille tante du vicomte de Valmont, Mme de Rosemonde, qui, du haut de ses quatre-vingts ans, est la protagoniste d’un roman.

Marie-Anne Toulouse, Histoire de Madame de Rosemonde
« Fleurs sur un tapis rouge », Pierre Bonnard (1928) © CC-BY-4.0/Musée des Beaux-Arts de Lyon/WikiCommons

La plupart des lecteurs, pris par l’intrigue des Liaisons dangereuses, et hésitant entre admiration et sentiment de répugnance face aux deux libertins qui mènent le jeu, ne prêtent guère attention à l’éternelle tante de Valmont, qui accueille sous son toit, à la campagne, la vertueuse présidente de Tourvel, Mme de Volanges et la jeune Cécile, tout juste sortie du couvent. Neveu de l’hôtesse, le vicomte, arrivé de Paris, fait figure de loup dans cette bergerie aristocratique au fond d’une province sans nom. La première, sans doute, à avoir réellement mis en évidence les profondeurs insoupçonnées que l’on pouvait attribuer au personnage de Mme de Rosemonde est Caroline Fischer dans un article de la revue Europe en 2003 [1].

Avec ce premier roman, Marie-Anne Toulouse, spécialiste de littérature du XXe siècle (Gary, Giono, Gracq, en particulier), montre qu’elle est une lectrice remarquable de textes des Lumières. L’Histoire de Madame de Rosemonde, présentée comme la lettre-confession d’une femme qui sent sa fin approcher à une autre femme, morte, elle, avant l’heure (la présidente de Tourvel), est parsemée de références admirablement maîtrisées à des auteurs comme Marivaux ou Louvet de Couvray. Il n’y a aucune lourdeur dans l’érudition sous-jacente. Au contraire, pour le lecteur avisé, des allusions comme celle à un comte de Lignolle qui préférait à la compagnie de sa jeune épouse la composition de charades créent un effet de complicité bienvenu (ici, grâce à un souvenir de Faublas). Au-delà des réminiscences qui échapperont sans doute à la plupart des lecteurs, la romancière a pris de sa propre fréquentation d’ouvrages romanesques du XVIIIe siècle des qualités de style frappantes, un vocabulaire et des tournures sans fausses notes.

Au-delà du chatoiement bienvenu de la langue, la justesse de l’écriture confère au personnage central une profondeur et une capacité d’émotion inattendues. La vieille Mme de Rosemonde a été jeune et sait parler avec franchise et acuité de ses tourments et de ses bonheurs. Dans cette lettre testamentaire, elle aborde la question de ses désirs, de ses relations avec les hommes, dont deux maris, de son absence d’enfant. Elle envisage ses rapports avec celle qu’elle a vue comme une fille putative, la présidente de Tourvel, et l’écart entre le paraître requis d’une dame âgée de la bonne société et son intérêt pour tout ce qui touche à la jeunesse, à la spontanéité, à la vie. Le roman conjugue nostalgie et fraîcheur. Il enchantera les lecteurs de Laclos mais aussi tous ceux qui apprécient ce qu’on appelle parfois « l’esprit français », les finesses du langage d’Ancien Régime et de l’analyse des caractères.


[1] Caroline Fischer, « Est-il bon ? Est-elle méchante ? Pour une réévaluation des caractères dans Les Liaisons dangereuses », Europe, n° 885-886 (janvier-février 2003), p. 95-105