L’ambition de la littérature

À travers les destins croisés de trois préadolescents fous de littérature, le nouveau roman de Xabi Molia, La vie ou presque, pose des questions sur l’écriture, les écrivains et leur rapport au réel, l’amitié, l’ambition littéraire et l’ambition tout court, mais s’interroge surtout sur ce qu’il reste de nos rêves d’enfance à l’âge adulte.

Xabi Molia | La vie ou presque. Seuil, 232 p., 20 €

La vie ou presque est un roman d’apprentissage qui suit, non pas un, mais trois protagonistes, dont on fait la connaissance au moment où ils entrent dans l’adolescence. Le premier, Paul, est « plein de rage » et bon à rien si ce n’est à courir dans la forêt derrière la maison pour faire peur aux écureuils et grimper aux arbres. Il est d’ailleurs juché sur une branche lorsqu’il voit pour la première fois Idoya, une fille de son âge à l’accoutrement bizarre, perchée sur l’arbre d’en face. Le troisième, Simon, le frère aîné de Paul, beau et doué en tout, enchaine les succès scolaires et sportifs, mais se découvre une attirance pour les garçons à laquelle il cède, ce qui le plonge dans les affres de la culpabilité. Ce qui les réunit, à part leur monotone existence dans une petite ville de la côte basque, c’est la littérature : « Les deux frères ont beau la trouver louche et mal habillée, cette voisine leur semble éblouissante. Elle a lu bien plus de livres qu’eux et ses avis sont d’une sévérité fantastique […] Tous trois sont convaincus que la littérature a des pouvoirs considérables ».

La suite, on l’imagine. Les trois « montent à Paris » et, au fil des ans, établissent avec l’écriture et le monde littéraire des rapports différents, souvent divergents, dont chacun illustre tel ou tel archétype associé à l’image de « l’Auteur ». On voit défiler l’écrivain maudit, le fort en thème à qui le succès se refuse, le nonchalant qui réussit, le fou littéraire qui se perd (ou se retrouve) dans ses dizaines de milliers de pages manuscrites, le plagiaire… La liste couvre assez largement le spectre des possibles, et personne ne pourra taxer Xabi Molia d’avoir survolé son sujet.

La vie ou presque, Xabi Molia
Vortex littéraire © CC-BY-2.0/Homedust/Flickr

Pour autant, la figure de l’auteur n’est pas le sujet central du roman, qui s’intéresse plutôt à l’adéquation entre ce qu’on est et ce qu’on rêvait d’être : « Qu’est devenu le jeune écrivain de quinze ans qui voulait croire que la littérature pouvait changer la vie des gens ? » Avec bien sûr, en corollaire, la question du rapport au succès, et donc à l’argent. Comment gérer la réussite, ses avantages tant matériels que symboliques, et surtout comment l’entretenir ? Parce que, comme le constate l’un des personnages, il est très difficile d’y renoncer. Dès lors, l’écriture, autrefois habitée comme une transe mystique, devient une histoire plutôt sordide mêlant magouilles, ragots et autres bassesses lucratives. Cette description du monde éditorial – pertinemment nommé « industrie » du livre – et de l’approche capitaliste qui le régit sonne juste, même si par moments le trait peut paraître forcé ou le propos un peu trop manichéen. Mais après tout, c’est un roman, et non un livre blanc sur l’état de l’édition en France.

D’ailleurs, ce roman, et c’est une belle surprise, en contient des dizaines d’autres, ceux que nos trois protagonistes écrivent, rêvent ou projettent d’écrire tout au long de leur vie et que Xabi Molia nous raconte, en deux lignes ou en deux pages, avec suffisamment de talent pour leur donner substance. Tous ces livres ont l’air passionnant, on se dit souvent qu’on aimerait bien les lire et Xabi Molia, dont on imagine qu’il a dû beaucoup s’amuser à les inventer, n’est manifestement pas à court d’idées, d’histoires à raconter et de personnages à faire vivre.

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Un autre aspect intéressant de ce texte concerne l’avenir de ce monde littéraire – le récit se termine dans les années 2060 – et la projection du modèle vers lequel, selon toute apparence, notre société tend. Encore une fois, Molia sonne juste, et sa vision de la façon dont les IA vont s’intégrer dans la littérature et la vie quotidienne est à la fois glaçante et tout à fait vraisemblable. On peut y lire le constat que, même si certains d’entre nous ne sommes pas prêts à ces évolutions – pour des raisons culturelles, éthiques ou peut-être générationnelles –, on y va tout droit. Néanmoins, sur ce point, Molia ne semble pas foncièrement pessimiste. Les quelques pages consacrées à la trace que laisse une œuvre, qui remettent en question le concept même de postérité, célèbrent la beauté d’un acte éphémère et anonyme, l’art pour l’art, l’écriture pour l’écriture, sans viser ni la gloire ni l’argent : « Quand viendra l’heure des bilans et des nécrologies […] il ne restera rien, ni ratage ni coup d’éclat. Juste un souvenir ténu, un on-dit dont il n’y a pas grand-chose à dire, rien qui puisse être jugé ».

L’idée que, malgré les IA et tout le reste, la littérature continuera d’exister pour peu que des personnes continuent d’aimer écrire est extrêmement rafraîchissante et, là aussi, tout à fait vraisemblable. Pour finir, puisqu’il est ici beaucoup question d’écriture, comment ne pas évoquer la plume de Xabi Molia, précise, fluide, drôle ou onirique, et son sens du récit, qui font de La vie ou presque un roman captivant et plein de nostalgie.