Le sens de l’immortalité

À travers la vie fragmentée du jeune Irano-Américain Cyrus Shams, le premier roman du poète et chercheur Kaveh Akbar plonge au cœur des angoisses existentielles et des blessures intimes, tout en s’inscrivant dans la lignée de grands écrivains iraniens contemporains comme Hedayat et Âl-e Ahmad. Contrairement à la tradition littéraire persane où l’expression de soi est souvent refoulée, Martyr !, qui fut finaliste du National Book Award for Fiction, ose affronter les tabous et les douleurs de l’exil, l’addiction, l’homosexualité, la quête de sens face à la mort ou à l’immortalité.

Kaveh Akbar | Martyr !. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques. Scribes, 480 p., 24 €

La tradition des confessions et de l’expression de soi n’occupe pas une place significative dans la littérature persane, en particulier dans le domaine du roman. Il y a bien quelques cas particuliers comme La chouette aveugle de Sadegh Hedayat ou Une pierre sur la tombe de Jalal Âl-e Ahmad. Mais il faut remarquer que ce dernier livre ne fut jamais publié du vivant de l’auteur (les controverses qui ont éclaté après la publication entre son frère et son épouse, l’écrivaine Simine Daneshvar, témoignent de la sensibilité de ce sujet). Ces cas exceptés, les écrivains iraniens semblent avoir généralement hésité à exprimer leurs pensées les plus intimes. Contrairement à la tradition occidentale de saint Augustin à Rousseau, où les écrivains n’hésitent pas à dévoiler leurs pensées, leurs idées et leurs désirs les plus profonds, l’écrivain oriental, et en particulier l’auteur iranien, a tendance à se réfugier dans la dissimulation, héritée de la tradition chiite de « la taqiyya » qui lui permet de cacher la vérité quand sa vie ou sa dignité est en danger. Non seulement il évite de révéler ses secrets les plus intimes, mais il ne considère pas le roman comme le genre littéraire le plus adapté pour cela.

Toutefois, cette équation a changé après la révolution islamique de 1979. De nombreux écrivains de la première génération, contraints à l’exil, se sont mis à dévoiler leurs expériences personnelles et intimes, sans trop se soucier des conséquences de ces révélations. C’est le cas de cet écrivain issu de la deuxième génération de l’exil, Kaveh Akbar, né en 1989. Il a commencé sa carrière littéraire avec la publication d’un recueil de poèmes intitulé Portrait of the Alcoholic (2016), suivi de Calling a Wolf a Wolf (2017) et de Pilgrim Bell (2021). Mais le texte qui l’a fait remarquer est sa première fiction, Martyr !.

En trente-deux parties, le récit se déroule autour de la vie et des préoccupations existentielles de Cyrus Shams, né en 1987 à Téhéran de parents iraniens. Il débute par une question philosophique et religieuse profonde sur la foi : a-t-elle de la valeur lorsqu’elle est dénuée de preuves et de signes manifestes ? Nous sommes en 2015, et Cyrus est allongé sur un matelas imbibé d’urine dans une chambre délabrée, désordonnée et malodorante de l’université de Keady, sous l’emprise de drogues et d’alcool. Il implore Dieu de lui donner un signe minime (comme un clignotement de l’ampoule de sa chambre) pour le rassurer sur son existence et sur l’exaucement de sa requête. Un bref instant, l’ampoule émet une lumière plus intense, et Cyrus se demande si cela pourrait être un signe divin. Mais la non-répétition de ce phénomène le plonge dans le doute, l’amenant à penser que cet événement est soit d’origine surnaturelle, soit le fruit d’hallucinations causées par les substances qu’il a consommées. Cyrus en vient finalement à estimer que Dieu ne fait peut-être plus de miracles de manière traditionnelle et qu’il préfère communiquer à travers des individus ordinaires et des moments indéfinis.

Kaveh Akbar | Martyr !. T
Brooklyn Museum © CC-BY-SA-4.0/angela n./Flickr

Deux ans plus tard, nous retrouvons Cyrus en pleine convalescence, fréquentant assidûment les réunions des Alcooliques Anonymes sous la tutelle de Gabe, son parrain. Parallèlement à sa rémission, il s’adonne à la poésie et occupe un emploi atypique, acteur médical, qui lui fait incarner des patients pour les étudiants en médecine. Mais un jour, son personnage de malade se heurte à une jeune interne, représentante d’une certaine rigidité et d’une certaine mécanisation du système d’enseignement médical. C’est alors que Cyrus saisit l’opportunité de transformer sa simulation en une véritable thérapie, exprimant à travers son rôle ses plus profondes angoisses liées à la mort et à l’addiction. Ce soir-là, à peine sorti de l’hôpital, Cyrus se rend à une réunion des Alcooliques Anonymes. Là, il confie au groupe ses tourments, évoquant notamment ses doutes religieux. Après la réunion, au cours d’une conversation avec son parrain, Gabe aborde avec franchise le désir de mort de Cyrus et l’expression de son identité iranienne à travers sa poésie. Face à cette confrontation directe, Cyrus, pris au dépourvu, s’emporte et rompt brutalement les liens qui les unissent.

Dans la suite de l’histoire, on s’aperçoit que l’insouciance des premiers mois de la vie de Cyrus fut brutalement interrompue par le destin : moins d’un an après sa naissance, sa mère, Roya, a trouvé la mort avec 290 autres voyageurs (dont 46 non-Iraniens et 66 enfants) dans un vol commercial iranien abattu dans le golfe Persique par deux missiles américains. Elle l’avait laissé à Téhéran pour rejoindre son frère, Arash, à Dubaï et devait revenir rapidement. Désormais, l’absence de sa mère crée un abîme béant dans le cœur de Cyrus. Le père, Ali, a décidé alors d’emmener son fils aux États-Unis, loin du tumulte. Ils se sont installés dans l’Indiana où Ali a trouvé un emploi peu qualifié. Cyrus, tiraillé entre le désir d’intégration et la fierté de ses origines, a grandi en cachant une partie de lui-même. Le basket et les études étaient devenus ses refuges. Les nuits étaient plus difficiles, marquées par des terreurs nocturnes et des cauchemars. Ali, quant à lui, noyait son chagrin dans l’alcool. Seuls les appels annuels à Arash, le frère de Roya, pouvaient les consoler et réchauffer leurs cœurs. Dans un chapitre saisissant, l’auteur révèle comment cet oncle, aujourd’hui retiré du monde, revêtait autrefois, durant la guerre Iran-Iraq, l’habit noir des anges de la mort. Sur un cheval noir, il parcourait les champs de bataille, apportant un soulagement ultime aux soldats blessés, à l’agonie, et les accompagnant dans leurs derniers instants. L’université Keady n’avait pas encore achevé de façonner Cyrus que le destin frappait à nouveau : Ali quittait ce monde, l’abandonnant seul face à un avenir incertain. Désormais incapable de surmonter cette nouvelle épreuve, Cyrus a été victime du même alcoolisme qui a affecté son père, ainsi que d’une dépendance à la drogue.

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Lors d’une veillée dans un café, Cyrus fait la connaissance d’un jeune Égypto-Polonais nommé Zee qui deviendra son amant et son confident. Cyrus lui confie son projet de composer un recueil poétique consacré au martyre. Il confesse son espoir de trouver, à travers l’écriture, un sens à la disparition de sa mère, tout en reconnaissant l’indétermination de ce futur ouvrage. C’est alors que Sad James, leur ami artiste, leur présente un article relatant l’histoire d’Orkideh, une créatrice iranienne en phase terminale ayant élu domicile au Brooklyn Museum pour sa dernière exposition, intitulée « DEATH SPEAK ». Orkideh, en renonçant à tout traitement, passait ses derniers jours à confronter les visiteurs à des thèmes existentiels tels que la mort. Fasciné par cette démarche, Cyrus se demande si Orkideh ne pourrait pas figurer dans son panthéon personnel de martyrs. Zee, enthousiaste à l’idée d’accompagner Cyrus dans cette quête, suggère qu’ils se rendent à New York dès le week-end suivant.

Dans le flux de conscience du narrateur, passé et présent s’entremêlent sans cesse. Le dernier tiers du roman est consacré à un retour en arrière, une plongée dans le passé des parents de Cyrus. Nous assistons à la vie de sa mère à Téhéran, découvrons les éclosions de son amour, la naissance de son fils, et le déchirant choix de partir à Dubaï pour quelques jours en laissant son enfant derrière elle. Plus tard, Cyrus Shams rencontre l’artiste. Leurs échanges, brefs instants de partage, se répètent jusqu’au jour où la mort les sépare. Ce « à demain » prononcé à la fin de chaque rencontre prend alors une dimension tragique, s’étirant jusqu’à l’éternité. C’est après la disparition de l’artiste que le cercle se referme. Les différentes perceptions que Cyrus avait de la notion de martyr se concrétisent enfin lorsqu’il contemple véritablement le sacrifice ultime : celui de sa mère.

Kaveh Akbar | Martyr !. T
Bouteilles au bord du gouffre (Gilan, Iran) © CC-BY-4.0/blondinrikard/Flickr

Roya n’était pas à bord de l’avion abattu par les Américains ! Elle avait fui, confiant son passeport à son amante qui l’avait remplacée dans le fameux voyage de Dubaï. Dans un pays désormais peu propice à l’amour entre deux femmes, elle avait assisté, impuissante, à la mort de celle qu’elle aimait. Exilée aux États-Unis, elle avait repris ses pinceaux tout en travaillant comme serveuse dans un restaurant. Dans un petit atelier, elle créait, cherchant à oublier sa douleur. Elle passait ses journées à arpenter les galeries, hantée par les souvenirs de son passé en Iran. La reconnaissance critique ne s’est pas fait attendre et elle était déjà bien installée dans le paysage artistique lorsque le cancer a frappé. Forte de sa notoriété, elle a réussi à convaincre le Brooklyn Museum d’accueillir son exposition, « DEATH SPEAK ». C’est sur ces entrefaites que Cyrus Shams était venu la rencontrer. Mais jusqu’à son dernier souffle, elle a gardé le secret de leur lien. Ce n’est qu’après sa mort que Cyrus découvrit l’identité de cette artiste, sa mère, Roya. Cyrus, dans les méandres de sa pensée et dans le livre qu’il écrivait, était en quête d’un martyre qui le transcenderait. Il aspirait à une mort glorieuse, à une postérité éternelle. Il se demandait comment il pouvait « rendre sa mort utile ». C’est finalement dans la dernière décision courageuse de sa mère qu’il a trouvé le sens véritable de l’immortalité. 

Kaveh Akbar représente l’archétype de l’âme iranienne égarée dans l’exil (comme son personnage, il a quitté l’Iran pour les États-Unis à l’âge de deux ans). Cependant, cette migration et la vie dans un autre monde n’ont jamais réussi à effacer ses préoccupations existentielles. Pendant un certain temps, il s’est réfugié dans l’alcool et les drogues pour fuir ses blessures intérieures et son véritable « moi ». Plus tard, l’expérience du sevrage alcoolique et la confrontation avec son statut d’étranger l’ont conduit vers une forme d’isolement. Cependant, cet isolement est devenu un outil pour réfléchir à la nature même de la vie et de la mort. Pour Akbar, la foi reste un concept ambigu et complexe. Trouver une version de cette « force supérieure » en accord avec son identité et ses croyances s’avère être un défi. Cette quête reflète un conflit universel, celui de l’individu face aux questions de religion, de sens et de but de l’existence. Mais dans son livre, la foi est présentée comme une notion fluide et personnelle, non comme une vérité prédéfinie. Albar semble chercher sa propre interprétation de la foi plutôt que d’adopter une version imposée. De même, la migration dans Martyr ! ne se limite pas à un simple déplacement géographique. Elle est plutôt dépeinte comme une tentative de fuir le passé et d’ouvrir une nouvelle page : Ali, le père du protagoniste, malgré ses blessures émotionnelles, s’efforce de trouver un endroit sûr pour lui et son fils dans ce nouveau monde, même si ce monde est à la fois la source des souffrances de leur passé et de celles à venir.

Par sa richesse et sa profondeur, la structure narrative de ce premier roman est remarquable. Avec une prose poétique, précise et dépouillée, l’auteur explore la vie des personnages à travers une alternance habile de souvenirs, de réflexions et d’expériences quotidiennes. L’utilisation d’un langage métaphorique accentue la charge émotionnelle du récit. En mêlant passé et présent dans une structure non linéaire, Kaveh Akbar met en lumière l’impact des événements passés sur le présent des personnages. Il réussit, sans démagogie, à nous plonger dans l’esprit et au plus près de la vie d’un migrant iranien, et dresse un portrait poignant et authentique, profondément poétique, d’un homme en quête de sens dans le vacarme des désillusions du monde contemporain.


Alireza Ghafouri, spécialiste de la mythologie persane et gréco-romaine, mène des recherches sur le roman contemporain iranien à l’université Grenoble-Alpes. Il est l’auteur de Esfandiyâr et Achille. Étude comparative (Paf, 2013) et de Grands écrivains contemporains de langue française (SAMT, 2018).