« Marronner vers des postures libératrices » : entretien avec Michael Roch

Après le roman Té Mawon en 2022, l’écrivain antillais Michael Roch publie un recueil de nouvelles situé dans la même conurbation du futur, Lanvil, étendue à toutes les Caraïbes. Lanvil emmêlée, ce sont différents aperçus d’une ville-monde, bien souvent de ses marges, grâce à une écriture subtile, complexe, alternant entre français et créole pour s’emparer de thématiques décoloniales et sociales, toujours dans la prise en compte de la différence et de l’étrangeté. Entre usine intelligente perdue dans les marais, vol de cadavre numérique et premier contact avec des drones exterminateurs, les codes de la science-fiction s’y renouvellent en une vision poétique, un peu mélancolique et résolument vivante.

Michael Roch | Lanvil emmêlée. La Volte, 224 p., 18 €

Comment en êtes-vous venu à écrire des textes relevant des littératures de l’imaginaire plutôt que de la littérature générale ?

Avant tout par goût : les premiers textes que j’ai lus et appréciés étaient des textes fantastiques ; je ne me suis jamais vraiment vu écrire autre chose. Je me suis tourné plus particulièrement vers la science-fiction parce que c’est le genre de l’imaginaire qui me permet d’apporter des idées, des visions qui ne sont pas du divertissement gratuit. La SF me propose un certain engagement.

On classe souvent vos livres dans l’« afrofuturisme caribéen ». Que pensez-vous de cette catégorisation ?

Je suis assez d’accord. Afrofuturisme, parce que mes personnages sont afro-centrés : ils sont noirs, et dans des postures de réempuissantement. Caribéen, parce que mon afrofuturisme n’a rien à voir avec l’afrofuturisme américain ou avec l’africanofuturisme du continent africain. Ce repérage est nécessaire pour les personnes de la Caraïbe à la recherche de récits qui leur ressemblent, ou de modèles leur parlant plus que ceux d’une SF de l’autre bout du monde. Mais mes textes sont aussi tout simplement de la science-fiction, au sens large.

Comment vous est venue l’idée de Lanvil, cette métropole-État des Caraïbes ?

Lanvil est d’abord née du sentiment d’insularité, d’isolement, qu’ont les Caribéens. La manière la plus directe que j’ai trouvée de répondre à l’envie de connexion avec les autres îles, c’est cette urbanité qui envahit tout l’arc caribéen. Comme il fallait trouver un nom, dans un contexte futuriste, aux accents cyberpunks, le plus simple était de l’appeler Lanvil, ce qui signife « le centre-ville ». Ensuite, j’ai développé cette idée, par le biais de discussions, notamment avec l’universitaire martiniquaise Dominique Aurélia : pour elle, Lanvil est le lieu où toutes les cultures du monde, toutes ses facettes, se retrouvent pour faire société, pour créer l’ensemble du réel.

Quelle est la différence entre le Tout-Monde de Té Mawon et l’en-monde de « Sur la ville-ruine » ?

Dans Té Mawon, le Tout-Monde est une espèce d’eldorado, d’Atlantide perdue correspondant à la vision philosophique d’Édouard Glissant. Pour lui, le Tout-Monde est le monde réel, le monde tel qu’il est, auquel on ajoute une espèce d’idéosphère, les imaginaires défendus par les cultures qui y vivent. On va avoir accès au Tout-Monde si on s’ouvre aux imaginaires de l’autre, à l’opposé d’un repli sur soi.

L’en-monde de Lanvil emmêlée, c’est le monde des forces invisibles, qui lui-même se divise en deux catégories. Le vrai en-monde est un réel étendu à ce que la raison appellerait le fantastique, le surnaturel, les forces invisibles telles que les envisagent les sociétés afro-descendantes ou les sociétés traditionnelles d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud, voire des campagnes occidentales. Le faux en-monde est celui qu’on crée avec notre technologie, celui d’internet, qui ne se voit pas mais est omniprésent.

Dans « Sur la ville-ruine », pourquoi l’« entèrnèt » est-il considéré comme un diable, un démon ?

Il est vu ainsi par un personnage descendant de quimboiseur, de séancier, c’est-à-dire de sorcier qui, au cours de « séances », va donner des potions pour faire tomber amoureux, empoisonner, attirer la chance… « Quimbois » est une déformation de la formule « tiens, bois ! ». Ce personnage a donc lui-même accès aux forces invisibles du vrai en-monde. Dans « l’entèrnèt », on a « l’en-terre », ce qui m’a permis de faire cette correspondance avec le diable. Cette vision du vrai et du faux en-monde appartient totalement à ce personnage, Gran Zongle Dé, descendant d’un véritable quimboiseur qui s’appelait Gran Zongle, qui a vécu à Fort-de-France et qui a fait beaucoup de mal à tout un tas de gens. Ce gars-là devait vivre avec ses fantômes, puisqu’il s’est donné la mort. Dans la nouvelle, je ne dis pas clairement si son petit-petit-fils est lui-même un fantôme, ou s’il vit avec des fantômes.

Michael Roch | Lanvil emmêlée
Michael Roch © Antoine Schoenfeld

La formule « Yé krik… Yé krak… Yé mistikrik… Yé mistikrak… », qu’on retrouve dans la première nouvelle de Lanvil emmêlée, « Aux portes de Lanvil », et à la fin de Té Mawon, d’où vient-elle ?

C’est une formule antillaise traditionnelle des veillées funéraires. Quand la famille vient fêter le dernier repas de la personne décédée, il y a toujours un conteur. Pour lancer le conte, il prononce ce mot : « Krik ! » et l’assistance répond « Krak ! », et on le redouble en « Yé krik… Yé krak… Yé mistikrik… Yé mistikrak… ». Les histoires commencent alors. J’essaie d’inscrire mes textes dans une tradition d’oralité, de les faire résonner dans la culture et l’imaginaire caribéens.

Comment le français et le créole s’articulent-ils quand vous écrivez ?

La présence plus ou moins forte du créole dépend vraiment des origines sociales ou géographiques de mes personnages, de leur insertion dans la société, de leur relation avec les prismes occidentaux. Dans Té Mawon, le créole est un mélange de créole martiniquais et de créole guadeloupéen, comme on est dans une Caraïbe totalement connectée, on retrouve aussi un peu d’haïtien. Dans la nouvelle « Ce que lé zabèy murmurent », les personnages habitant les îles Caye, au large de la Floride, leur créole est plutôt inspiré de celui de La Nouvelle-Orléans. Le nom anglais de ces îles, les Keys, vient d’une déformation du mot français « caye », roche affleurant à la surface de l’eau, récif corallien. Certains protagonistes parlent même un créole venant des Bahamas, de base anglaise, comme Palo dans la nouvelle « Ogou Feray, dit l’Émile ».

Quelle est la fonction des poèmes qu’on trouve à la fin de trois nouvelles de Lanvil emmêlée ?

Ils jouent un peu le rôle de points de passage. Comme si le recueil était en quatre parties. Ces poèmes ne sont pas forcément en lien avec les nouvelles précédentes, mais je voulais explorer ce que pouvait être une poésie du futur. Je me suis lancé un petit défi, parce que la poésie est profondément reliée à l’émotivité, elle-même ancrée dans un réel très prononcé. Écrire de la poésie futuriste, c’est donc faire appel à un réel encore inexistant, à une émotivité jamais ressentie et qui ne peut l’être car totalement abstraite. Je voulais voir s’il était possible de produire des textes avec une sensibilité qui appartienne à ce futur.

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Quelle importance accordez-vous à la poésie ? En particulier, dans l’écriture de vos romans et nouvelles ?

Elle est fondamentale pour moi. D’abord par goût personnel. Par héritage littéraire aussi : les plus grands auteurs de la littérature antillaise, encensés tout autour du monde, ont tous beaucoup écrit de poésie. J’essaie d’ancrer la poésie dans une énergie que mes personnages peuvent utiliser pour grandir, s’extraire, s’abstraire des mondes dans lesquels nous évoluons. Il existe un superbe documentaire, Zétwal, de Gilles Élie-dit-Cosaque, qui raconte l’histoire d’un habitant d’un petit quartier de Fort-de-France qui s’est mis en tête de fabriquer une fusée pour aller sur la lune. Il construit cette fusée comme une espèce de pyramide dans laquelle il peut entrer ; il devient une célébrité locale. Quand des journalistes lui demandent comment il compte alimenter sa fusée, il répond qu’il va réciter des vers d’Aimé Césaire. Tout le monde l’a pris pour un fou, jusqu’au jour où il a littéralement disparu, avec sa fusée. Le rapport à la poésie étant encore très vivant dans l’oralité antillaise, je la considère comme essentielle pour mes textes.

La nouvelle qui ouvre Lanvil emmêlée, « Aux portes de Lanvil », est très violente. En quoi cette violence était-elle nécessaire ?

C’est l’histoire d’une traversée, d’un retour aux Antilles, et du choc culturel que les personnages subissent. Choc que j’ai moi-même vécu quand je suis retourné m’installer aux Antilles. L’aspect organique et horrifique correspond aussi à ce que j’ai l’habitude de faire. J’ai commencé par écrire des nouvelles fantastiques et d’horreur. Même dans la science-fiction, j’aime explorer des thématiques proches ; je trouve ça percutant, ça me fait vibrer. « Aux portes de Lanvil » commence par la description des cadavres qui recouvrent la mer et crachent au visage de mes personnages : j’aime cette manière d’entrer dans le texte.

La narration, la succession des événements, la chronologie, ne sont pas toujours transparentes. Est-ce une façon de représenter l’idée d’emmêlement ? Ou la complexicité des choses ?

Les deux. L’emmêlement est de toute façon très lié à la notion de complexité, d’opacité. Cette opacité nécessite une lectrice et un lecteur actifs pour que le texte donne ce qu’on est venu y chercher. La complexité de mes narrations correspond à ma volonté de déconstruire la narration classique, académique, de marronner hors de ses codes. Quant à l’emmêlement, les enjeux concernant le territoire caribéen d’aujourd’hui – qu’ils soient sociétaux, antiracistes, antisexistes, écologiques, économiques, politiques – sont liés. Si on veut imaginer le futur des Antilles, proposer des alternatives, avant de tenter de le démêler, il faut poser sur le papier cet emmêlement.

On retrouve dans les nouvelles de Lanvil emmêlée presque tous les personnages principaux de Té Mawon, mais certains sont très différents, notamment Ernesto Kossoré, le dirigeant de Lanvil. Beaucoup de personnages de Té Mawon et de Lanvil emmêlée sont ambigus. Vous vous méfiez de ce qui est trop tranché, trop simple ?

Tout à fait. J’essaie de ne pas m’arrêter à des personnages archétypaux, monolithiques ; de toujours les complexifier. Sur la durée d’une vie, on est tous amenés à changer et à se transformer. Ernesto Kossoré est un homme d’une droiture extrême dans Té Mawon, mais, quand on découvre sa jeunesse dans la nouvelle « La paraphrase du masque », on s’aperçoit qu’il est beaucoup plus nuancé. Je pense que ces différences d’histoire en histoire rendent mes personnages plus humains. Les connexions entre les textes se sont faites de manière empirique, aléatoire. À chaque fois que je crée un nouveau personnage, je me demande toujours s’il ne peut pas être un personnage qui existe déjà dans une autre de mes intrigues. J’aime beaucoup tresser ces liens entre différentes histoires pour construire ce théâtre de Lanvil.

Lanvil semble très différente selon les textes, entre la ville stratifiée socialement et inégalitaire de Té Mawon et de « Drive » et celle, plus consensuelle, démocratique et communautaire, de « Sur la ville-ruine ». Cela correspond-il à différents aspects de la ville selon le point de vue, ou à différentes époques de son existence ?

L’un et l’autre. Lanvil est le grand personnage derrière Té MawonLanvil emmêlée, c’est l’histoire du développement de ce personnage, depuis ses premières constructions, son expansion, jusqu’à sa renaissance après sa destruction. Cette temporalité longue me permet d’explorer diverses facettes de la ville : totalement techno-capitaliste ; dans une espèce de délitement dû au cataclysme écologique ; dans une réappropriation plus saine du rapport à l’environnement. Et c’est toujours aussi une question de point de vue : avec des personnages qui vont détester vivre dans cette ville monumentale, d’autres qui vont s’y laisser porter, d’autres encore qui vont prendre soin de ce lieu. La multiplicité des points de vue comme des points d’entrée dans la temporalité me permet de peindre un tableau du réel nuancé, complexe, et plus agréable, je pense, à lire.

Michael Roch | Lanvil emmêlée
« Lanvil emmêlée », Michael Roch (Détail) © La Volte

Avez-vous l’ambition de continuer à développer Lanvil ?

Il y a tellement de vies à raconter pour atteindre la peinture du réel la plus correcte et juste possible que je vais continuer à explorer Lanvil, dans un prochain roman à La Volte qui ferait office de suite à Té Mawon. Je vais également continuer à créer de petites nouvelles qui pourront conduire à un nouveau recueil plus tard. Au delà de Lanvil, j’ai un projet de bande dessinée mêlant toujours les imaginaires européens et caribéens, avec Zariel au dessin. Et un autre projet de roman pour adolescents sur la piraterie noire caribéenne.

Vous êtes un des rares écrivains contemporains à parler de grèves et de syndicats au sein de fictions, dans Té Mawon ou la nouvelle« Avaler la terre ». En quoi ces thèmes vous intéressent-ils ?

La lutte sociale est historiquement très importante aux Antilles. Encore aujourd’hui, nous avons un mouvement très intense. Je ne pense pas que cet aspect de notre société disparaisse de sitôt, quand bien même elle deviendrait un peu plus respectueuse de tout un chacun. La nécessité existera toujours de demander plus de justice sociale et écologique. M’emparer de ces enjeux, et des problèmes intrinsèques à la grève, les illustrer, les mettre en scène pour qu’ils nous parlent un peu plus, me paraît important.

Dans vos textes, se pose souvent le problème du retour dans la famille. La figure du père est souvent problématique, encombrante (dans Les choses immobiles, « Avaler la terre », pour le personnage de Patson, le fils de Pat dans Té Mawon…). Les origines peuvent-elles être un poids ?

Oui, quand elles sont le mirage de l’identité unique, figée. On s’en libère en comprenant que nos constructions dans notre rapport au monde sont horizontales. C’est tout le chemin de transformation qu’empruntent mes personnages : s’opposer aux structures contraignantes, marronner vers des postures libératrices. La pensée de la diversalité, cette harmonisation de nos différences dans un respect presque sacré, anime mes protagonistes et Lanvil.

Beaucoup d’enjeux de vos textes se trouvent dans le sol, les tréfonds, les caves, les souterrains, les lieux fermés… D’où cela vient-il ?

C’est lié aux tropes cyberpunks de se retrouver au cœur du dédale d’une ville tentaculaire, où il pleut tout le temps, où on n’a d’horizon que les quatre murs qui nous entourent… Être un écrivain des souterrains vient peut-être aussi de ce que j’ai fait des études d’archéologie. Me retrouver moi-même coincé dans un sondage d’un mètre sur un mètre, explorer ses strates, creuser de plus en plus dans la complexité de nos histoires, se retrouve peut-être de manière inconsciente dans mes textes.

Vous reprenez plusieurs éléments propres au cyberpunk, les vies virtuelles dans « La clandestine » ou « Drive », les augmentations cybernétiques (Té Mawon), les robots (« jf », « Ogou Feray, dit l’Émile »), les drones meurtriers (« Ce que lé zabèy murmurent »), les nanotechs… Mais pour en faire autre chose. Quel rapport avez-vous à ce genre ?

J’avais douze ans quand Matrix est sorti au cinéma et d’emblée ces images, ce rapport à l’urbain, que j’ai ensuite retrouvés dans Dark City, les deux Blade Runner ou La cité des enfants perdus, m’ont fortement marqué. La spécificité caribéenne fait qu’il faut déplacer ce cyberpunk vers un monde à la chaleur étouffante, très ensoleillé, des crabes à la place des rats… J’en fais aussi autre chose parce que je fonctionne beaucoup par impressions. Ce qui s’imprime en moi doit passer par une espèce de moulin dans mon ventre qui fait que, quand je le recrache, je m’en suis réapproprié les codes et je les dépasse. L’aspect décolonial de mon travail fait que ce cyberpunk peut prendre des tournures solarpunk dans des récits contre-dystopiques, c’est-à-dire où les luttes et l’esprit d’une justice sociale et écologique sont omniprésents. À la différence du cyberpunk, la libération ne se fait pas uniquement par le piratage de la technologie, mais également par un retour à la terre, au corps, aux forces invisibles présentes dans les sociétés caribéennes à travers le vaudou, la santería et des rapports traditionnels, cultuels, qui existent aussi dans les récits occidentaux mais différemment.

Vous citez la classification de Nayler pour juger de la conscience des intelligences artificielles. Qu’est-ce qui vous intéresse dans les livres de Ray Nayler ?

J’utilise sa classification des consciences robotiques avec son aimable autorisation. Je trouve qu’il a donné à la science-fiction une poussée admirable, qui vient véritablement remplacer les lois de la robotique d’Asimov. Dans ses propres livres, Protectorats et La montagne dans la mer, Ray Nayler appelle ça l’échelle de Tchegorov. Il considère les consciences artificielles dans une relation totalement apaisée, comme des consciences qui ne sont pas au service de l’humanité, ni ne la menacent, des consciences avec lesquelles on peut partager, échanger, dans une posture diverselle. Elle rejoint tout à fait ce que je tente d’approcher moi-même dans mes textes.