Nous avons toutes et tous en tête l’image d’Ahou Daryaei, cheveux épars et en sous-vêtements, dans le campus de l’université Azad de Téhéran, où elle menait un doctorat de littérature française, comme on l’a appris. La photo est devenue icône mondiale au prix d’un déluge de kitsch féministe-laïciste. Plus gravement, l’iconisation s’est faite au prix de sa prévisible utilisation par l’extrême droite et les islamophobes de tout poil. Pendant que le public occidental s’hystérisait sur l’image, la jeune femme recevait un « traitement médical », selon les termes du gouvernement, qui a déclaré que l’incident relevait d’un problème « social » et non « sécuritaire » : le mot « social » est en vogue chez les autorités, qui qualifient le non-port du hijab de « virus » et de « maladie sociale ». Être déclarée « mentalement dérangée » sauvera la vie d’Ahou Daryaei, pas son doctorat ni sa liberté.
La stupéfiante reprise à son sujet du langage psychiatrique parmi les féministes hostiles à l’islamophobie aura été le point sur le i de la confusion qui règne ici. Une fois encore, les débats franco-français ont recouvert un problème sui generis, indissociable de l’histoire d’un État-nation théocratique devenu totalitaire par le corps féminin : la « question du voile » en France n’a rien à voir avec le périlleux défi lancé à l’État qu’est le refus de se voiler en Iran. Porter ou non le voile n’est pas la même chose qu’être obligée de le porter ou de ne pas le porter. Cette « question » existe de manière inégale et différenciée au sein du « Moyen-Orient » et des mondes arabes, où nombre de militantes féministes portent le voile. En Iran, le port du hijab a été très tôt ultra-politisé : du fait d’abord de son interdiction par Reza Shah (1936), puis de son obligation : « Ne pas porter le voile est contre-révolutionnaire », criaient les khomeynistes à celles qui manifestèrent le 8 mars 1979, criant, elles : « sans la libération des femmes, la libération n’a aucun sens ».
Le clivage que suscita l’obligation (en 1980 dans la fonction publique, en 1983 dans tout l’espace public) déclencha l’essor d’un féminisme anti-islamiste, qui dut composer avec l’intériorisation des lignes rouges au sein d’une société patriarcale et religieuse. Sa montée en puissance a tourné à l’explosion dès que la violence policière fut perçue comme scandaleuse jusque dans les milieux conservateurs – au « honte à vous » crié à propos des viols et meurtres de jeunes filles s’opposait le « Femmes d’honneur ! » crié par les hommes à propos des manifestantes brûlant leur voile. En réponse à cet embrasement, le régime des mollahs s’est engagé dans une véritable guerre contre les femmes. Que les femmes soutiennent, soudées par le serment de « rester debout malgré leurs coups », s’assurant que « la peur a changé de camp ». La très singulière histoire du féminisme en Iran réclame d’être prise en compte par qui veut comprendre ce qui se joue dans les conduites sociales – ou « anti-sociales » – et « sécuritaires », et approcher sans trop de projections le mouvement « Femme, Vie, Liberté » qui, depuis l’insurrection de septembre 2022, se poursuit malgré sa sanglante répression. Au prix d’un terrible gâchis.
Nous y sommes aidés par une très riche actualité culturelle et artistique : une série de films et de publications récentes donne accès à cette singularité iranienne, en éclairant à la fois un processus historique et un présent brûlant. On y voit se construire, en matière de guerre et de résistances, une salutaire archive politique et humaine, qui donne de la profondeur historique au mouvement actuel, par ailleurs réfléchi et réverbéré dans des œuvres dont la valeur artistique se complète d’un précieux apport anthropologique. Plongeant dans les relations domestiques et intergénérationnelles, elles font saisir de l’intérieur l’accélération des consciences et des conduites dans cette société en ébullition ; et ce qu’ont vécu et vivent les femmes, la part qu’y prennent une tradition religieuse travaillée par un processus lent de sécularisation et un régime que sa violence prive de toute légitimité. C’est dans la voix des femmes qu’est passée la révolution du peuple, et c’est dans la rue que s’exprime la revendication féministe, sous la bannière inclusive de la « vie » et de la « liberté », qui, comme en Syrie la paire liberté-dignité, fait d’un besoin de vivre devenu rage éthique un combat politique-existentiel.
Le film le plus frappant est Les graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. On y observe une famille bourgeoise se décomposer dans une atmosphère de mensonge et de terreur domestique, du fait de la promotion du père, nommé juge d’instruction à la veille du soulèvement, rendu fou et persécuteur par les pressions contraires qu’il subit dans son travail et dans son foyer. Ses deux filles, adolescentes choyées et instruites, mais empêchées de sortir, piaffent en suivant les manifestations par la fenêtre et sur le smartphone ; la mère, tiraillée, obéit au mari puis bascule de leur côté pour sauver leur vie à toutes. Le film a été coproduit par Arte et primé à Cannes. Rasoulof avait été arrêté pour « propagande hostile » au régime pour chacun de ses films, avec Jafar Panahi en 2010, puis en 2019, puis en juillet 2022. Il a fui secrètement l’Iran pour la France en mai 2024.
Loin de cette dramaturgie de la terreur intra muros, le documentaire Silent House, réalisé par Farnaz et Mohammadreza Jurabchian, passé inaperçu (primé au Fipadoc, diffusé en novembre 2024 par Télérama à l’occasion du festival Vrai de vrai, Les Étoiles du documentaire), mais ambitieux à sa manière subtile, fait la chronique d’une maison familiale de Téhéran. Filmée vingt ans durant par un frère et une sœur attachés à ce lieu gorgé de passé, la maison fait traverser un demi-siècle d’histoire iranienne. La mère, très croyante, avait fait la révolution en 1979, puis avait déchanté ; elle avait gardé un silence absolu sur cette révolution mais elle avait tenté d’exister encore au-delà du foyer, ouvrant une librairie, se présentant aux élections présidentielles (dans un pays où les femmes n’ont pas le droit d’être juges), puis se lançant, à plus de soixante ans, dans un master de psychologie, « car il faut comprendre les gens ». Car les gens vont mal. « Ma mère fait toujours des choses bizarres », dit la fille en souriant.
Le film vaut pour ses étranges portraits de famille et de femmes ; mais l’héroïne est la (merveilleuse) maison familiale, centenaire, que le grand-père avait achetée à la dernière épouse de Reza Chah, et avait dû racheter aux Gardiens de la révolution, provoquant sa faillite, et sa mort d’amertume. Dans cette famille-là, les hommes tentent de diriger mais déraillent, dépriment, partent, en Europe ou à la guerre d’Irak, et reviennent semi-fous. Sauf celui qui filme avec sa sœur, et le film est aussi consacré à cet acte de filmer sa maison, sa famille, sa vie. Dans cette chronique des ans infléchie par une histoire politique qui s’y invite de force, il consigne ses effets d’intrusion implacables, et les efforts poignants d’une mère pour continuer de faire et chercher du sens à l’intérieur du silence, arrimée à l’amour des siens qu’elle tente d’y faire régner et le soin donné à cette maison qui les soude, vendue à la fin. Le documentaire fait œuvre en faisant archive d’un temps historique et intime à la fois.
L’acte d’archiver est ainsi en train de s’installer chez les Iraniens, à la fois sur le temps long de l’histoire du pays et sur le mouvement de 2022 et ses suites. Comme en Syrie depuis 2011, il est devenu partie intégrante d’une révolution réprimée dans le sang mais pas arrêtée, et qui se poursuit dans ce travail de transmission par l’historicisation et la création, dans les œuvres et dans la « vie ». Son récit déclenche une chronique au long cours, qui fait revenir à l’autre « révolution » de 1979-1988. On se souvient du très éclairant essai de l’anthropologue Chowra Makaremi, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran : dédié « aux guerrières », présenté comme une « chronique » destinée à « construire une archive », il prenait la suite d’un travail axé sur la répression des années 1980, l’exécution de la mère et le deuil interdit, mené dans le documentaire Hitch : une histoire iranienne (Alter Ego, 2019), et dans Cahiers d’Aziz. Au cœur de la révolution iranienne 1979-1988 (Gallimard, 2011), édition du témoignage du grand-père. Dans Femme ! Vie ! Liberté !, une série de focus sur un choix de faits donne lieu à des analyses transversales et à des retours historiques destinés à faire apparaître le rôle fondateur de la violence faite aux femmes dans la construction de l’État islamique, la complexité de ses relais dans la société iranienne, et la puissance de cette révolution, politiquement intégratrice et épistémologiquement novatrice. Sa chronique nourrit une réflexion sur le rôle des affects dans l’action politique et le travail critique.
Tout en poursuivant son travail filmique et critique, Chowra Makaremi travaille à faire entendre la voix iranienne au sein d’un féminisme transnational et intersectionnel en plein essor, et à relier « Femme, Vie, Liberté » aux nombreux soulèvements antérieurs, des « Printemps arabes » aux insurrections des années 2019-2021 (Chili, Hong-Kong, Soudan, Liban…). Le 23 janvier, on l’a entendue échanger avec Leyla Dakhli et Hind Meddeb lors de la passionnante programmation que lui a confiée le Forum des images ; elle y a posé une question éminemment actuelle à l’heure où la Syrie se délivre de son dictateur après treize ans de guerre et de répression : une révolution réprimée cesse-t-elle d’être une révolution ? Doit-elle être appelée révolte ? Comment séquencer ces soulèvements ?
La place qu’y prend le féminisme est elle aussi une question difficile : malgré la priorité faite à la convergence des luttes féministes, ce transnationalisme reste clivé par la question du voile et de l’islam, et sans doute aussi par le recours inégal au marxisme et des résidus de campisme. On note l’absence des Iraniennes dans deux ouvrages récents consacrés aux héritages et enjeux de ce féminisme global, placé sous le signe d’une « puissance » qui donne au projet marxiste de « changer le monde » une nouvelle signification. L’Iran n’est pas mentionné dans le collectif Gagner le monde. Sur quelques héritages féministes (La Fabrique, 2023), consacré à l’Amérique latine, aux mondes noirs et arabes (Irak). Chez la philosophe tunisienne Soumaya Mestiri, qui soumet la théorie intersectionnelle à la radicalité décoloniale (Pour un féminisme décentré. Recadrer, résister, Le Cavalier bleu, 2024), l’Iran n’est évoqué qu’à travers la critique du soutien d’un féminisme occidental soumis à la critique. L’appel à dés-universaliser le féminisme, à « décentrer les stratégies de résistance et reconstruire la solidarité », à historiciser et graduer le patriarcat entre faible et forte intensité, conduit à une analyse des féminismes musulmans où le féminisme iranien occupe un angle mort.
Dans un tel contexte, l’ouvrage Iraniennes. Femme, Vie, Liberté (1979-2024), réalisé par l’équipe MLF-Psychanalyse et Politique d’Antoinette Fouque et l’Alliance des femmes pour la démocratie, en collaboration avec des militantes de « Femme, Vie, Liberté », peut prêter à confusion et n’être pas pleinement reçu. Il clarifie pourtant, en historicisant le mouvement iranien, son lien avec l’Occident et sa dimension mondialiste, en faisant archive dans un sens plus classique, donnant accès aux récits et documents (y compris iconographiques) relatifs à la grande manifestation du 8 mars 1979, qui fut un tournant mais pas un acte de naissance. Un court chapitre consacré à la « révolte des femmes iraniennes depuis le XIXe siècle » rappelle qu’en 1911 300 femmes armées s’étaient rendues au parlement pour s’opposer à un ultimatum russe, cachant leur arme sous leur tchador ; qu’en 1921, la Journée du 8 mars avait été célébrée par un groupe d’Iraniennes militant pour la scolarisation des femmes au nord-ouest du pays, qui furent mises en prison par le Shah, comme quatre ans plus tard toutes les femmes engagées dans des activités politiques. En plus des tracts et télex témoignant des échanges franco-iraniens, ce memorandum reprend des extraits de numéros de l’hebdomadaire Des Femmes en mouvements, de novembre 1979 à juin 1982. La revue fait office de vigie des répressions et appelle à la solidarité des luttes dans un sens marxiste : le refus iranien de la loi des mollahs succède à celui du « viol émancipateur de l’impérialisme américain ». L’ensemble montre les liens entre le mouvement iranien et les féminismes français et américain des années 1970, le rôle moteur de l’Américaine Kate Millett, autrice de La politique du mâle (1970), qui publia cette année-là Going to Iran et entraîna à Téhéran Simone de Beauvoir, et la déclinaison occidentale d’un féminisme qui se voulait mondial, « ni oriental ni occidental, la liberté des femmes est mondiale ». Ce à quoi Khomeyni avait répliqué par avance : « le 8 mars est un slogan de l’Ouest ».
La publication de ces télex, messages de soutien et actes de présence peut faire songer à un rappel de prérogatives, comme si le vieux MLF se projetait dans l’actuel mouvement iranien au nom du passé. Mais le volume fait entendre la voix des Iraniennes, de manière particulièrement forte dans la deuxième partie, consacrée au mouvement de septembre 2022 et à l’état présent du système carcéral. On y trouve sept lettres de prisonnières politiques de la prison d’Evin, certaines inédites, écrites par des femmes enfermées depuis 2019 ou 2022, ou bien davantage, jusqu’à quinze ans. L’une, signée par sept détenues, évoque les tortures en particulier mentales, dont celle de confronter les détenues à l’attente et la mise en scène de leur propre exécution, et la menace de mort qui pèse sur celles accusées d’« espionnage » et d’« entrée en guerre contre Dieu et corruption de la terre » – charge la plus grave, qui s’abat entre autres sur les militantes écologistes.
Le dossier attire l’attention sur ce fait méconnu et tragique. La criminalisation de la lutte pour l’environnement, croissante aussi dans les démocraties, est en Iran un problème brûlant. Or les femmes jouent dans cette mobilisation un rôle moteur, car ce sont elles qui ont en charge les tâches de la vie quotidienne et de la survie, comme faire boire de l’eau saine aux enfants : c’est aussi le sens du mot « vie » dans le slogan. Les femmes kurdes sont aussi doublement ciblées. L’une a été condamnée à la prison à perpétuité en 2008 pour « crime de belligérance » après avoir dit, dans un lycée de filles, l’importance de la Journée internationale du 8 mars. Plusieurs fois incarcérée depuis 1998, à nouveau depuis 2021, la militante des droits de l’homme Narges Mohammadi, qui vient d’être temporairement libérée pour raisons médicales, dit la douleur de la vie volée par la série des « murs » auxquels se heurtent les femmes : empêchement professionnel, censure, exclusion administrative…
Mais, comme pour l’environnement, « Femme, Vie, Liberté » vise la réappropriation de la vie par tous : « Si vous regardez attentivement la société iranienne, dit-elle, vous verrez que chaque individu, à tout moment de sa vie et en tout lieu, est coupable du désir de vivre », et risque d’en mourir. Précieux sont aussi les quatre longs entretiens inédits avec des artistes, avocates, militantes des droits de l’homme, exilées en France, qui redisent cet empêchement de vivre mais aussi la formidable vitalité du mouvement et sa créativité. Chirinne Ardakani parle à ce sujet d’ « épiphanie militante » et insiste sur le rôle majeur des femmes dans la production intellectuelle liée à cette lutte, alors que beaucoup d’hommes restent « empêtrés dans cette violence virile ».
L’un des entretiens fait parler Sorour Kasmaï. Née à Téhéran en 1962, elle a fui en 1983 son pays pour la France où, devenue romancière dans les deux langues, elle dirige la collection « Horizons persans » aux éditions Actes Sud. Elle dit la nécessité d’une historiographie longue de la lutte des femmes en Iran, remonte aux années 1910-1930, s’arrête sur la campagne « Un million de signatures » pour l’élimination des lois discriminatoires (1997-2006), qui a mis durablement à l’ordre du jour l’égalité entre les sexes, et sur le tournant de 1979-1983, quand la gauche anti-shah accepta les slogans islamistes au nom de la priorité anti-impérialiste, seul moyen pour les étudiants de se lier au « peuple », mais il s’y laissait voir une « espèce de satisfaction inconsciente misogyne ». Ce consentement aggrava la mutation de la culture populaire, parfois son renversement : ceux qui au nom de Dieu incendièrent les cinémas étaient les mêmes que ceux qui s’y rendaient au sortir des mosquées.
Dans sa collection, Sorour Kasmaï vient d’éditer un recueil de récits rédigés par des Iraniennes de deux générations, exilées aux États-Unis ou en Europe occidentale, connues dans leur pays d’exil et traduites en plusieurs langues, telles Sahar Delijani, Fahimeh Farsaie, Nazim Marashi, Bahiyyih Nakhjavani, Rana Soleimani. Ces textes, de genres différents et d’intérêt littéraire inégal, évoquent des moments de révolte individuelle ou collective dans le passé récent ou lointain (on y retrouve les 300 femmes armées), des états d’aliénation ou expériences d’incarcération : l’un dit l’angoisse d’une sortie de prison, d’autres les violences conjugales et domestiques (« L’œil de Farah » de Sorour Kasmaï) – et celle qu’exerce le hijab. Dans « L’épiphanie » d’Aida Moradi Ahani, un des récits les plus forts, le voile devient une blessure organique associée à la loi du silence, et les effets déréalisants de la vie empêchée se mêlent au désir de littérature : une narratrice raconte ses années de collège durant lesquelles, alors qu’elle rêvait de livres et de bibliothèque (Kafka, Dostoïevski, Stendhal…), les plaies causées par l’élastique du hijab devinrent « deux nouveaux organes », faisant d’elle une « bête aux deux marques de fer, qui flânait sur la ligne de démarcation des livres et de la réalité » ; un jour, dans une salle de classe, elle se reconnaît confusément, nouvelle artiste de la faim, dans un fœtus baignant dans le formol, elle et lui comme « deux objets flottants marginaux » : « Ce que je ne devinais pas, c’est que nous étions aussi rebelles l’un que l’autre. Nous voguions dans l’attente de l’épiphanie. Pas celle d’un tiers, mais la nôtre ». Les récits oscillent entre libération avortée et rébellion annoncée, donnant corps à un entre-deux inquiétant et stimulant à la fois.
Une rébellion annoncée après une libération avortée : c’est ce que raconte Je me suis probablement perdue, le roman de Sara Salar que publient les Éditions des femmes parallèlement à Des Iraniennes. Cet autre récit d’aliénation est entièrement organisé autour d’une figure de double, cette fois féminin : une jeune femme de la moyenne bourgeoisie, exaspérée par son existence d’épouse brutalisée, courtisée par un homme qu’elle méprise, prise en voiture dans les encombrements de Téhéran, promène dans la ville son œil au beurre noir, son voile, sa névrose et son fils qu’elle aime sans le supporter. Le dégoût d’elle et de tout lui vient des regrets lancinants de son amitié avec « Gandom », rencontrée au lycée de Zahedan, sa ville natale : une adolescente brillante, issue d’un milieu libéral, personnalité rayonnante qui la mettait au défi de dépasser sa peur pour vivre, et fut ainsi cause de leur rupture. À la fin d’un long monologue intérieur où se mêlent le présent et le passé, Zahedan et Téhéran, les bribes de conversations d’antan avec Gandom et les questions récentes de son psychanalyste, la narratrice décide d’affronter ce passé en visitant l’unique témoin de cette relation, un écrivain amoureux de Gandom, mais qui a perdu sa trace. À l’issue de ce rendez-vous avec ses fantômes un sourire lui point, signe d’un lendemain délivré de la peur.
Laissé sur ce seuil, le lecteur pourrait aussi imaginer l’héroïne s’inscrire en doctorat de littérature française – ou ici plutôt anglaise – et, un jour d’exaspération, retirer ses vêtements. Le roman avait paru à Téhéran à l’aube du mouvement de 2009, et on y sent la colère se débattre dans l’autocensure. Sara Solar est née en 1966 à Zahedan, dans le Baloutchistan, une région déshéritée connue pour la violence des conflits sociaux et celle de la répression. C’est à Zahedan que s’est déroulé le 30 septembre 2022 le « vendredi sanglant », au cours duquel les forces de l’ordre ont tiré sur les manifestants rassemblés pour protester contre le viol d’une adolescente par un policier, faisant près de cent morts. Zahedan a alors trouvé place dans les slogans criés à Téhéran, accélérant l’extension du mouvement (« Baloutchistan Kurdistan, vous êtes la prunelle de nos yeux »). Dans le reportage de Claire Billet et Mohammed Osseini, Femme, Vie, Liberté : une révolution iranienne (Arte, 2024), une jeune fille de Zahedan, le visage caché, se met à pleurer en évoquant ce slogan : « Nous n’étions plus l’enfant bâtard du pays ! C’était une immense émotion ». C’est à travers ces larmes que nous lisons ce roman de Sara Salar, qui se livrait au décodage dès sa parution en Iran. La violence politique n’y est évoquée que de biais, à travers l’étrangéisation nauséeuse de la vie quotidienne à Téhéran, ou par éclats, dans la une d’un journal : « Hier à l’aube, huit condamnés à mort pendus dans la prison d’Evin ». Depuis 2023, le rythme des exécutions carcérales s’est considérablement accéléré. Le 7 octobre a marqué un nouveau seuil : il y aurait eu le mois suivant une exécution toutes les quatre heures en Iran.
Au regard de tous ces récits, le témoignage de la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, Prisonnière à Téhéran, a quelque chose de lunaire. L’autrice a été arrêtée en 2019, condamnée à cinq ans de prison pour atteinte à la sécurité nationale ; détenue dans la prison d’Evin, principale prison politique du pays, elle en est sortie quatre ans plus tard graciée, mais pas acquittée, pour des raisons qui lui restent obscures, comme elle le répète dans le livre et les entretiens lors de sa parution.
Anthropologue des pratiques religieuses chiites et des migrations en Iran, rompue aux va-et-vient entre Paris et Téhéran durant trente ans de carrière, Fariba Adelkhah traite cette rupture en énigme, d’une manière qui étonne le lecteur informé de la répression. L’expérience carcérale est euphémisée, sans qu’on sache ce qui relève de la perception et de l’intention critique. La torture et le meurtre ont sévi et sévissent à Evin, l’autrice n’en fait que très peu état, n’en ayant pas été victime ni témoin. Elle dit l’angoisse d’attendre sans comprendre et d’ignorer son sort, et la douleur des longs mois d’assignation à résidence avec bracelet électronique. Épreuve dont elle s’est soignée en poursuivant son métier en prison : celui d’observer pour comprendre – non le système répressif d’une « dictature », mot qu’elle a toujours refusé, comme la posture de « dénonciation » contraire à la distance de l’anthropologue, mais le « monde d’Evin », la vie qu’on y mène. La chercheuse se réclame d’une « anthropologie du quotidien » dont le geste se serait poursuivi dans l’analyse des échanges et interactions entre codétenues, et entre détenues et geôlières. Démarche dont ses collègues font un éloge appuyé, en postface et préface : Jean-François Bayard et Béatrice Hibou, qui porta son comité de soutien, insistent sur cet apolitisme du chercheur qui par là deviendrait politique. Et ce thème est repris lors des entretiens : dans l’un d’eux, le livre a été comparé à Asiles d’Erving Goffman.
Or cette insistance inutile sur la scientificité du témoignage tourne à l’effet contreproductif. Car dans ce récit, dont la confusion narrative égare ou désoriente le lecteur – ce que la préface présente comme un atout adéquat à son objet : la mémoire –, les pages les plus précieuses relèvent non de l’analyse ethnographique ou sociologique, soumise à l’intermittence et l’ambivalence de l’observatrice, mais de son témoignage subjectif, du récit et du portrait, lorsqu’elle laisse exprimer son jugement sur telle codétenue ou geôlière, ou saisit la dérision de sa situation d’opposante qui n’a pas voulu l’être, ne comprend pas ce qu’elle fait là, mais s’adapte : prenant part, par exemple, aux préparatifs d’un mariage. Ou lorsqu’elle exprime ses sentiments pour telle codétenue (amitié amoureuse pour « Sepideh », relation ambiguë avec « Zahra », une Moudjahidine du peuple courageuse et généreuse, qui lui en impose moralement et la met en face de ses « contradictions »).
Mais la grille de l’ironie retombe toujours sur ce « monde » et plus que tout, avec une certaine condescendance, sur l’activisme de ces héroïnes, de même que le politique, désublimé, apparait dans des aspects toujours dégradés. L’autrice fait éprouver efficacement le désordre institutionnel du monde carcéral (« Répression en pagaille et pagaille de la répression »). Mais rien n’est dit des revendications du mouvement Femme, Vie, Liberté au moment où arrivent les nouvelles détenues, pas plus que des enjeux des luttes d’opposantes, qu’il s’agisse d’égalité des droits ou d’écologie. L‘observation des interactions ne donne lieu à aucune problématisation de type éthique, politique ou historiographique, malgré l’objectif répété de « compréhension », qui finit par coïncider avec l’« incompréhension » elle aussi constamment répétée : de même que les raisons de l’arrestation et de la libération lui restent inintelligibles, l’ensemble du « monde d’Evin » se maintient dans une opacité que jamais l’analyse de la violence d’État, domaine interdit, ne permet d’éclairer.
Le propos insiste sur les aspects dérisoires de la vie commune, les petitesses de ses codétenues et les qualités des geôlières. Et dans certains entretiens, ce thème a tourné à des propos surprenants, qui ont provoqué la colère et la controverse parmi ceux et celles qui, victimes directes ou non du régime, se sont engagés dans la résistance politique sans renier leur statut de chercheur ou chercheuse : au fil de ses prises de parole, Farida Adelkhah finit par affirmer, avec un sourire ou un rire gênants, des propos quasi carnavalesques sur les détenues persécutant les geôlières. La dédramatisation « scientifique » et la distance ironique tournent à une insolite surdité vis-à-vis des victimes. La gamme des comportements moraux des codétenues et des geôlières relève clairement de la « zone grise », mais l’idée n’en est pas formulée, bien que ce domaine ait déjà été abordé à propos de la réalité carcérale iranienne en 2011 par Shahla Talebi, une anthropologue iranienne exilée aux États-Unis, qui a survécu aux massacres des prisonniers politiques de 1988 suite à six ans d’incarcération à Evin (voir son livre, Ghosts on Revolution. Rekindled Memories of Imprisonment in Iran, Standford University Press, 2011). Chez Shahla Tabeli, l’analyse des ambiguïtés ne conduisait jamais à innocenter ni à victimiser les tortionnaires et geôliers. Chez Farida Adelkhah, le récit éclaté des ambiguïtés et oscillations morales, infinitésimales dans le livre, tourne au raccourci provocateur dans les entretiens. Et lorsqu’elle se plaint que ses rapports avec autrui soient « obérés » par l’expérience carcérale, et des suspicions dont elle fait l’objet (« Oui, il y a une vie après la prison ! Mais laquelle ? »), son propos tombe dans l’allusion opaque tout en disant « je ne veux incriminer personne ».
L’évitement anthropologique de la violence d’État mène forcément à son euphémisation, fût-ce dans les récits de témoignage. Il rend indéchiffrables les comportements sociaux et moraux dès lors qu’on met entre parenthèses ou à l’arrière-plan les motivations politiques des acteurs. Ce qui frappe dans Prisonnière à Téhéran est l’absence, chez les détenues, d’un affect constamment exprimé ailleurs, dans les témoignages et les fictions : la colère, la rage même, qui nourrit l’espoir vital d’un changement et fait agir. Montrer le « quotidien » des femmes, tel est bien l’enjeu d’une partie de la production scientifique et artistique iranienne. Mais l’observation des petitesses de cette vie en prison n’a pas le pouvoir d’éclairer la « vie » et la « liberté » comme valeurs politiques et éthiques invoquées par une nouvelle génération, et portées plus qu’ailleurs par les femmes. C’est pourtant ce qu’il importe de comprendre aujourd’hui – plus que la logique du « mariage temporaire » ou autre contournement des interdits religieux. Ce n’est pas une énigme, plutôt un champ à travailler en renonçant à la dichotomie ici problématique entre le social et le politique, et en privilégiant une question : oui, il y a une vie après la dictature, mais laquelle ? Cette question, que se posent avec une brûlante acuité les Syriens aujourd’hui, il faut souhaiter que les Iraniens puissent la poser au plus vite à leur tour.