Une vie consumée d’amour pur et fol

Dans son nouveau roman, Marco Lodoli donne la parole à une femme qui raconte l’amour éprouvé pour un homme pendant près de quarante ans. Lui ne connaît même pas son prénom. Réussite discrète et éclatante, Si peu est une magnifique méditation sur l’amour pur et fou, autant qu’une réflexion sur les ambitions que l’on nourrit, sur la vie qui passe, si vite consumée à attendre, à espérer, mais quoi ?

Marco Lodoli | Si peu. Trad. de l’italien par Louise Boudonnat. P.O.L, 142 p., 18 €

Immédiatement, il est question de la vie qui passe et du mouvement qui lui est nécessaire pour éviter le dessèchement, la rouille. Pourtant la narratrice de Si peu, devenue vieille femme, a toute sa vie choisi l’immobilité, en une dévotion qui est « peut-être de l’amour ou peut-être simplement de la peur ». Cette femme, dont on ne connaîtra jamais le prénom, raconte son amour pour un homme surgi près de quarante ans plus tôt. Depuis ses vingt-six ans, elle est concierge dans un lycée de la banlieue romaine, menant une vie réglée et répétitive, habitant un petit appartement que jamais elle n’a quitté. Lui, Matteo Romoli, est un professeur de lettres iconoclaste et décrié dans ce même lycée. Plus tard, il deviendra romancier, faisant de l’écriture et de la poésie son ambition ultime. Elle l’a d’abord pris pour un élève. En même temps qu’elle s’est mise à le vouvoyer pour toujours, elle l’a aimé.

Si peu est l’histoire de cette femme, de son amour pur et fou, et de cet homme. Une histoire si banale et si complexe. D’abord, elle est subjuguée par sa beauté, sa voix, sa jeunesse, son insouciance. Très vite, c’est l’enfant en lui, sa vulnérabilité, qu’elle perçoit et aimerait protéger. Mais il est professeur et elle est concierge, mais il est romancier et elle concierge : « une concierge […] doit rester à sa place, immobile, invisible ». Si peu peint par petites touches la confrontation de deux mondes, de deux classes sociales, de deux rapports à l’existence et à ce que l’on peut en attendre. Si elle le juge lucidement – « Matteo est une chiffe molle », « un petit enfant qui essayait de bien se tenir », « [il] était faible, c’est tout », elle ne cesse jamais de l’aimer.

Cet amour aussi total que vide de réciprocité et de partage, la narratrice le vit malgré tout, à sa façon. Elle aide autant qu’elle le peut « [s]on professeur » au quotidien. Elle se satisfait d’un bonjour, écrit dans sa cuisine les sujets des dissertations qu’il donne à ses élèves. Elle se rend dans la rue où il vit, sur son lieu de vacances, va tenter de l’apercevoir pendant plusieurs mois à la sortie de l’université dans laquelle il a obtenu une bourse d’étude… Elle l’aime aussi en achetant ses livres, en commandant ceux qui n’ont aucun succès, en assistant de manière anonyme à des rencontres, en conservant les articles qui lui sont consacrés, « la page est encore punaisée sur le mur de ma chambre »en le soutenant en toute circonstance. Aussi, en cuisinant et en dressant la table pour deux, en lui réservant une bonne bouteille de vin, en lui achetant une chemise.

Marco Lodoli, Si peu
Bureau du temps © CC-BY-4.0/Fan D/Flickr

Au cours de cette longue confession, la narratrice dévoile toutes ses ambivalences. Son témoignage traduit, d’une part, son extrême lucidité, sa singulière opiniâtreté ; « mon amour insensé avait un sens, j’en ai la conviction malgré mon ignorance ». Il révèle, d’autre part, un fol attachement à un homme qui ne la voit pas, doublé d’une peur de chaque instant, un abandon au destin autant qu’une violence enfouie. À l’issue d’une rare soirée passée dans une boîte de nuit, elle est violée et se retrouve enceinte. Pourtant, bien avant cette scène fondatrice, son rapport aux hommes est scellé : « une mascarade qui ne me concernait pas »Elle sait qu’elle attend beaucoup plus que le quotidien de l’amour. « Quand l’amour est comme le mien, juste un rêve solitaire infini, une insulte au malheur, un crachat à la face du destin, alors il élève ses flammes jusqu’aux cieux, il brûle et purifie tout et ne s’éteint jamais, ne se réduit jamais à un feu dans une cheminée qui réchauffe et apaise, qui illumine une maison bienheureuse. » Son goût pour la pureté et la beauté s’incarne aussi dans le massif de fleurs qu’elle aménage et entretient dans l’enceinte du lycée. « On se sent mieux dans le désastre avec une idée de pureté. »

Grâce à son professeur, elle a lu Rimbaud et cite des vers qui font écho à sa vie : « par délicatesse, j’ai perdu ma vie » et « je ne parlerai pas, je ne penserai rien : mais l’amour infini me montera dans l’âme ». Il y a quelque chose de sœur Amaranta, l’héroïne de Sorella, un précédent roman de Lodoli, dans les traits de la narratrice de Si peu : chez les deux héroïnes, le choix fort d’une vie qui se passe sans elles, dans une immobilité absolue.

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Matteo Romoli, ce personnage au patronyme si proche de Marco Lodoli (doit-on y lire une forme d’autodérision ?), met au-dessus de tout la littérature et la poésie. Pourtant, il échoue à être reconnu pour ses livres, n’obtient du succès que pour un recueil de textes sur l’enseignement. Pis, il vieillit et s’empâte dans un mariage et une famille fondée avec la plus belle professeure du lycée. La seule fois où il adressa plus qu’un bonjour à la narratrice, il la désigna par un prénom qui n’était pas le sien.

La force de ce roman est amplifiée par les apparitions singulières de personnages secondaires sur la trajectoire de la narratrice : ainsi de Mirella, l’amie d’enfance, qui choisit la vie malgré les difficultés et surgit à plusieurs reprises dans le récit comme un stigmate de la vie qui passe ; ainsi du nain, présence surréaliste et fantomatique, est-il autre chose que l’âme damnée de la narratrice ? Ainsi de Massimo, étrange et immarcescible allié de la narratrice. Ainsi du chien, qui surgit comme une allégorie de l’amour de la narratrice…

Qui est fort dans cette histoire ? Qui est vulnérable ? Qui passe à côté de sa vie ? Est-ce si clair ? La narratrice et Matteo ne sont-ils finalement pas les deux faces d’une même médaille : celles d’ambitions trop grandes qui font écran à la vie ?

Ce court roman décrit, dans une langue simple et magnifique, le temps qui passe, la vie qui s’enfuit sans qu’on ait jamais vécu, et la beauté folle, l’inébranlable folie d’un amour pur qui brille comme un astre mort. Il y a des pages sublimes dans Si peu, des scènes bouleversantes. Au-delà de l’univers riche et mystérieux qui s’instille chez le lecteur, Lodoli donne vie à une héroïne complexe et attachante qui nous habite longtemps après la lecture. Si peu est un coup de cœur persistant, un livre rare et précieux.