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L’Amérique latine à l’honneur ! Avec les enquêtes familiales mexicaines de Sylvia Aguilar Zéleny sur une conversion à l’islam et de Cristina Rivera Garza sur le meurtre d’une petite sœur. C’est à un magnifique voyage transamazonien au Brésil que nous invite Márcio Souza. Sans relation avec ce continent, suit un essai de François Hourmant sur ce que signifie les vêtements des contestataires et l’histoire, par Héloïse Brézillon, d’une thérapie fondée sur l’IA.

Sylvia Aguilar Zéleny | Le livre d’Aïcha. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Julie Chardavoine. Le Bruit du monde, 208 p., 21 €

La grande sœur de Sylvia s’appelait Patricia. Lectrice de Marx, activiste à l’université d’Hermosillo au Sonora, Patricia part étudier à Londres. Lorsqu’elle revient, accompagnée de Sayeb, son mari turc, elle se prénomme Aïcha, porte le hijab, parle bas, marche derrière son époux, impose à sa propre famille les strictes règles domestiques d’un islam rigoriste. Sylvia, douze ans, parle anglais. Elle devient l’interprète obligée du couple auprès de ses parents et de ses frères. Interdite, tout comme eux, mais curieuse de nature, elle s’interroge avec fraîcheur sur le radical changement de Patricia, à qui elle pose de franches questions. Magistral, le début du Livre d’Aïcha restitue le saisissement et le désarroi de la famille lors de ce retour, temporaire et unique, de la fille aînée. C’est que, de la religion de la convertie, « personne ne comprend rien à la maison ». Et personne, non plus, dans le voisinage. Personne, dans le Sonora des années 1980. 

Comment raconter la quête et le deuil d’une sœur, pourtant vivante ? Comment venir à bout de l’incompréhensible au fil de longues années de séparation ? En écrivant, certes, mais surtout en changeant de position, par et dans l’écriture. Sylvia Aguilar Zéleny dit s’être heurtée à l’échec lors d’une première tentative de récit, fictionnel et à la troisième personne. Remettant sur le métier ce qui la poignait, donnant la parole à des proches, elle accomplit sa propre conversion d’écrivaine, tout autre que celle de Patricia-Aïcha. Collecte de témoignages familiaux et amicaux, échange épistolaire avec Sahourê, la sœur de Sayeb, récit des rares contacts de ses parents avec leur aînée, ce qui s’écrit de l’insondable soumission conjugale de la convertie devient le livre d’Aïcha, mi-enquête, mi-fiction. Cela acquis, le livre poursuit sa route et devient celui de Sylvia qui, renonçant à s’expliquer les choix de sa sœur et à les juger indistinctement, traverse son deuil et se trouve elle-même. Son consentement au non-dit et à l’indicible la mène tout près d’Aïcha, dont elle aura trop longtemps pallié l’absence. Insoumise et féministe, aimante et respectueuse, Sylvia Aguilar Zéleny aura écrit le juste livre d’un invincible lien. Florence Olivier

Cristina Rivera Garza | L’invincible été de Liliana. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron. Christian Bourgois, coll. « Satellites, 382 p., 11,80 €

La petite sœur de Cristina s’appelait Liliana. Liliana Rivera Garza, vingt ans, assassinée par suffocation dans la nuit du 16 juillet 1990 à Mexico. Meurtrier présumé : son ex-petit ami, qui a pris la fuite. Trente ans plus tard, Cristina Rivera Garza réclame à la justice le dossier du meurtre. Le livre de Liliana, par deux fois entrepris et remisé, peut enfin s’écrire. Car aujourd’hui, au Mexique comme ailleurs en Amérique latine et dans le monde, on appelle les choses par leur nom : ce qui était qualifié de « crime passionnel » est reconnu comme « féminicide ». Rien de ce crime, écrit l’autrice, ne pouvait être raconté dans le langage du patriarcat, qui en masquait la nature. Rien, tant que la honte de n’avoir pu ni su protéger Liliana submergeait sa famille, réduite à l’impuissance et à la cruauté d’une douleur vécue dans l’intimité. Comme tant d’autre familles. 

Mais ce que fait surtout Cristina Rivera Garza, écrivaine au talent aiguisé, c’est écrire, comme elle le dit, ce livre d’enquête, de révolte et de deuil, avec sa sœur. Elle ose enfin ouvrir les cartons et les caisses peintes en bleu lavande où se trouvent les écrits de Liliana : lettres à ses amies et à ses soupirants, cahiers de cours, petits mots, notes éparses sur tout papier à sa disposition, du ticket de métro à la feuille A4. Ce matériau d’archive, compulsé avec un soin d’archéologue, fait sortir Liliana du tombeau, la ramène à « l’invincible été » de son adolescence puis de ses années d’étudiante en architecture. La scène du drame s’éclaire peu à peu : drôle, entourée, inspirée, enthousiaste, côté lumières, Liliana se débat, côté ombres, sous l’emprise de son manipulateur et prédateur de petit ami. L’éclairagiste est virtuose. D’autres matériaux – témoignages d’amis et de camarades de cours, articles de presse sur le meurtre, ouvrages sur la violence conjugale et intime – nourrissent l’enquête et l’essai féministe tandis que le récit du trauma et du deuil de l’autrice et de ses parents nous fige le cœur. Le prix Pulitzer étranger a justement récompensé L’invincible été de Liliana. Florence Olivier

Sylvia Aguilar Zéleny, Cristina Rivera Garza
Querétaro, Mexique © CC-BY-4.0/Aljuarez/Flickr
Márcio Souza | Amazonie. De la période précolombienne aux défis du XXIe siècle. Trad. du brésilien par Stéphane Chao, Danielle Schramm et Hubert Tézenas. Préface d’Erik Orsenna. Métailié, 454 p., 26,50 €

Le sous-continent entourant l’Amazone, le plus grand fleuve du monde, et qui embrasse le Brésil, la Colombie, la Bolivie, le Pérou, l’Équateur et les Guyanes, doit son nom au mythe de la femme guerrière qui hanta la conscience hellénistique et que le conquistador crut découvrir sur les rives fluviales. Erik Orsenna s’en gargarise, tout en reconnaissant qu’ « aucun livre ne remplace un voyage ». Ce livre, pourtant, de l’écrivain brésilien Márcio Souza satisfait pleinement notre curiosité, avec un souci d’exhaustivité qui lui fait aborder l’histoire, la géographie et l’économie en traversant les siècles. En évoquant, dans un « effarement démesuré », ces indigènes qui furent décimés, « les tuxauas de Santarém, comme les tuxauas de Marajó – maîtres de l’embouchure de l’Amazone » et qui rejoignent dans ce récit les machiguengas ressuscités par Mario Vargas Llosa dans sa Guerre de la fin du monde.

Mais, au-delà d’une civilisation perdue, c’est, à l’évidence, l’actualité qui nous retient. Ne dit-on pas que la forêt amazonienne est le poumon de la terre ? Et que se passera-t-il quand elle aura disparu, la folie des hommes entreprenant depuis plus d’un siècle de la brûler ? La fièvre de l’or, puis du précieux caoutchouc, pour finir par la culture du soja au détriment du bois – le fameux brasil qui donna son nom à l’immense pays (douze fois la France) –, sont au centre du plaidoyer de l’auteur, fervent amazonien et amoureux de Manaus, célèbre pour son théâtre de l’opéra Amazonas, au cœur de la jungle, où chanta, peut-être, Caruso et que célèbre Werner Herzog dans son film Fitzcarraldo.

Mais, sans s’épargner les discours idéologiques, Souza se veut d’abord conteur, et c’est en romancier qu’il nous conduit dans ces chemins inaboutis dès lors que la route Transamazonienne, projet pharaonique autant qu’absurde, fut abandonnée vu qu’elle ne menait nulle part et ne reliait rien : « En moins de 10 ans, la jungle reprit ses droits ». Et de rappeler le roman du Péruvien Ciro Alegría : El mundo es ancho y ajeno, célébrant cette Amazonie vaste et étrangère. Nous sommes avec Souza dans un autre univers, fictionnel, où les rêves de l’ancienne réalité matriarcale l’emportent sur les réalités contingentes et désastreuses : ah, les Amazones n’ont pas fini de nous enchanter. Avec cette ultime interrogation : « L’humanité mérite-t-elle de survivre ? » Albert Bensoussan

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François Hourmant | L’étoffe des contestataires. Une histoire sensible et politique de la révolte. Puf, 358 p., 23 €

L’histoire des mobilisations sociopolitiques est émaillée de pièces de vêtements qui ont irrigué l’univers des luttes, écrit François Hourmant. S’il est bien difficile de ne pas associer un combat ou une revendication à une production discursive, du « tous ensemble » à « on est là », il l’est tout autant de ne de pas convoquer le vestiaire qui les symbolise, ajoute-t-il en constatant aussitôt que cette dimension non verbale de la protestation n’a guère été prise en compte malgré l’extrême visibilité des vêtements annexés, au point de qualifier le mouvement protestataire lui-même, des sans-culottes aux Gilets jaunes en passant par bien d’autres. L’ouvrage se propose de réorienter le regard vers cette « visibilité médiatique et stratégique au cœur des pratiques contestataires que le vêtement emblématise ».

À la manière de ce qui pourrait-être un dictionnaire, il s’organise en soixante-quatre courts focus, plus que chapitres, qui déclinent des occurrences, depuis les résistances vestimentaires jusqu’aux « nudités mondialisées » en passant par les punks, les anonymous et bien d’autres. Ces focus s’appuient chaque fois sur les travaux consacrés ou les plus récents d’entre eux, dûment cités. Leur ordonnancement n’est toutefois pas alphabétique. Il s’organise autour des pratiques « d’écarts infimes » face à des régimes autoritaires ou de transgression des conventions et des normes, se consacre ensuite aux masques qui puisent au vieux fonds du carnaval puis aux travestissements et performances de genre et s’achève avec les nudités, déjà mentionnées. Ces occurrences, principalement contemporaines, tirent l’ouvrage du côté d’une réflexion sur les mutations contemporaines du répertoire de l’action collective, s’agissant plus spécifiquement d’acteurs minoritaires, contraints de s’affirmer par d’autres voies que le nombre. Quelques coups de projecteur dans l’histoire longue – sans culottes ou suffragettes – autorisent des réflexions anthropologiques, mais ils concernent là encore des acteurs émergents ou minoritaires, ayant à se construire ou à s’affirmer.

Cette construction par focus fait à la fois l’intérêt et les limites de l’ouvrage, à la mesure du bagage antérieur qui est celui du lecteur ou de ses limites. Il réunit utilement des épisodes d’ordinaire dispersés mais, en épousant pour chacun d’eux la démarche de leurs analystes confirmés, s’égare parfois sur l’analyse de tel ou tel mouvement en s’écartant de son sujet et s’engage dans des voies diverses susceptibles de se contredire. Cette contestation par le corps et le vestiaire, indissociables, est-elle un phénomène anthropologique qui vaudrait pour tous et en toute circonstance ? Quel est le poids de la conjoncture ? Quels rapports entretiennent là l’individuel et le collectif ? Ces questions abordées au fil des exemples mériteraient d’être envisagées globalement comme telles. Danielle Tartakowsky

Héloïse Brézillon | T3M. Éditions du commun, 120 p., 14 €

Récit d’anticipation, T3M d’Héloïse Brézillon est l’histoire d’une thérapie 2.0 dans laquelle la technique joue un rôle humaniste. L’autrice y explore l’idée d’une intelligence artificielle qui serait capable d’apaiser la souffrance des victimes d’amnésie traumatique en recartographiant leur mémoire. Un très beau texte sur la topographie du trauma.

Machine thérapeutique utopique, T3M met au jour la violence subie pour « soigner ses conséquences sur nos corps ». Héloïse Brézillon, slameuse et chercheuse, invente un dispositif poétique et science-fictionnel qui nous projette dans un futur proche. La narratrice, victime d’amnésie, se prête à ce nouveau protocole médical qui œuvre à excaver le trauma, pareil à un fossile. La machine spatialise la mémoire en invitant sa patiente à reparcourir ses souvenirs suivant des méthodes géologique, climatologique, botanique et sensorielle.  

Avec une langue sans majuscule et une concaténation d’images sensibles, l’écrivaine joue avec la typographie pour figurer les bugs de nos flux de conscience. Durant ce voyage intérieur, la narratrice arpente le territoire de sa psyché, dont des pans entiers lui restent inaccessibles. Elle récolte peu à peu les coordonnées géographiques précises de souvenirs retrouvés. Elle note les GR les plus fréquentés par sa conscience pour endiguer les flashbacks incessants et pouvoir enfin emprunter de nouveaux chemins de pensée. 

Héloïse Brézillon construit un monde où l’éradication de la souffrance post-traumatique serait une préoccupation majeure de santé publique. Ainsi, face à l’urgence qu’il y a à endiguer la douleur individuelle, elle dit aussi la nécessité de lutter contre une violence systémique et endémique : « si abolir sa tristesse a un sens, c’est pour avoir la force de se lever le matin et tout faire pour aider à abolir celle des autres, ça sera long, et ce seront des jours rugueux, des jours à se prendre des big bangs de violence à la gueule parfois. Mais ça sera ensemble ». Marie Viguier