Cette année encore, la commémoration du début de la guerre d’Algérie (soixante-dixième anniversaire à la Toussaint) est restée discrète. L’Élysée, si féru de mémoire nationale, s’est limité à la reconnaissance de l’assassinat par la France d’un des fondateurs du FLN, Larbi Ben M’hidi. Heureusement, la publication de multiples documents et témoignages, les documentaires et les travaux historiques, entretiennent la mémoire et rappellent les crimes de l’armée française, notamment pendant la période dite de « pacification ». Un soldat du contingent, Bernard Ponty, a laissé un Journal saisissant sur cet épisode, dont on ne peut que conseiller la lecture.
Ancien appelé revenu d’Algérie, il ne disait pas grand-chose. Il évoquait les paysages du Constantinois tout en restant évasif sur ses missions. Il y était resté deux ans, avait été l’instituteur d’une cinquantaine d’enfants, quelquefois infirmier et toujours soldat. Sans détails. Il ne voulait pas ternir l’image de la France, répétait-il à ses filles qui le questionnaient régulièrement. Elles donnent aujourd’hui un double sens à ce comportement : « Il ne s’agissait pas seulement d’un silence traumatique, expliquent-elles dans leur préface, mais certainement d’un silence de culpabilité. » C’était une sale guerre, et les appelés mobilisés massivement à partir de 1954 (1,5 million jusqu’en 1962) ont été impliqués, au même titre que les parachutistes et les harkis, dans les opérations de destruction des villages et dans des tortures.
Finalement, les filles de Bernard Ponty n’ont pas obtenu de récit. Après sa mort, elles ont poursuivi l’enquête, un ami de leur père leur a communiqué des lettres envoyées du temps de son séjour en Algérie. Et puis un jour, par hasard, elles ont trouvé, dans une enveloppe de papier kraft qui contenait un manuscrit dactylographié, son Journal d’Algérie. Sa lecture a été un choc. Elles le publient ici.
Pour nous qui le découvrons comme un document historique, sa lecture est également violente. Certes, il ne contient pas de révélations extraordinaires sur la torture ou la violence de l’armée coloniale française, ces crimes sont connus depuis longtemps, ils sont même au cœur d’œuvres littéraires comme, pour n’en citer qu’une, Des hommes, le roman de Laurent Mauvignier (Minuit). L’originalité du présent livre tient au ton du récit, à la manière d’écrire de Ponty, à ses réflexions, aux discussions qu’il rapporte entre appelés, ou avec les harkis.
Le récit est précis, émouvant, il décrit en détail les exactions de l’armée française dans le bled de la région de Constantine. Il réfléchit en même temps au mécanisme collectif qui transforme les appelés, « prisonniers d’un terrible réseau de contradictions. Ils sentent qu’une force invisible, inexorable, les obligera tôt ou tard à bafouer en faisant cette guerre, les valeurs qu’ils sont venus défendre ou restaurer ». Ponty se sent lui-même emporté dans cette machine. Instituteur, infirmier et soldat, il enseigne dans le primaire tout en montant la garde et en participant régulièrement à des combats. Il est très vite confronté à la torture.
Pour ne citer qu’un cas qu’il développe en détail, il assiste à l’enfermement d’Arabes récalcitrants dans des cuves à vin, pendant quinze jours, sans manger ni boire, dans une chaleur avoisinant les 40 degrés. Une douzaine d’Arabes par cuve. « J’ai simplement injurié trois soldats du contingent qui s’apprêtaient à brûler au fer rouge un vieillard arabe qui refusait d’entrer dans la cuve. » Mais il ne réagit pas toujours de cette façon. Il s’accuse de lâcheté lorsqu’il fuit, lorsqu’il évite les cris : « Des hommes hurlaient de douleur et j’ai fui pour ne pas les entendre, pour ne pas les voir, pour ne pas les avoir dans des cauchemars. » Sa description de ce que l’on a appelé la « guerre du renseignement », faire parler la population pour trouver les fellaghas, part du principe que tout le monde peut donner une information. La torture, la destruction des villages et des lieux d’habitation servent à ça.
En dépit ou en raison de cette violence, le Journal est un lieu de réflexions profondes sur le bien et le mal, sur sa culpabilité en tant que Français qu’il tente de compenser en soignant gratuitement les malades et en éduquant les enfants. À son capitaine qui le félicite du travail effectué pour ces écoliers « demi nus, assis sur des tapis crasseux », il répond : « c’est un dû ». Mais, en même temps qu’il enseigne, il monte la garde et est amené à participer à des opérations militaires ou à se défendre contre les attaques du FLN. À l’école, il se lie particulièrement avec un élève dont le cousin est visiblement engagé dans la résistance. Un jour, cet enfant lui pose une question qui restera toute sa vie dans sa tête : « Dis le Maître, pourquoi tu as tiré sur mon cousin ? »
C’est également l’occasion d’un tableau intéressant du rôle et de la place des harkis, ces soldats algériens intégrés à l’armée française. Ils sont souvent en première ligne dans la répression des partisans du FLN et des populations, parfois même les plus cruels. Dans le même temps, ils sont des cibles privilégiées. L’un d’eux explique à Ponty : « Il faut vous mettre à notre place. Vous deux, les fels ne vous tueront pas. Si les fels tuaient un toubib, ils se mettraient la population à dos. Pareil s’ils tuaient un instituteur. Mais nous, on est sûr de rien. J’ai des copains qui ont déserté. Les fels leur avaient donné rendez vous dans la montagne. Ils les ont égorgés et ont gardé leurs armes. On est pris entre deux feux. » On sait qu’après la guerre ces troupes ont été délaissées par la France et rapatriées dans des conditions difficiles. C’est un des points noirs de la mémoire française de cette guerre.
Tout au long du Journal, la lucidité des observations de Ponty se heurte à la question du mal. Il est pris par le mouvement général et tente difficilement de s’en sortir. « J’agis parmi les militaires comme un fantôme, écrit-il. Je sais l’inutilité de mes actes et des leurs. Nous n’allons nulle part. J’avance comme les autres sous la pression des événements. Tirs, patrouilles, gardes, embuscades. Je subis. Impossible de savoir pourquoi j’accepte encore de participer à cette tragicomédie, tout en prétendant la haïr. » Son seul recours, après quelques petites indisciplines qui lui coûtent cher, c’est la contemplation des paysages. Il les décrit longuement et avec talent : « Mes paysages, comme moi, ont leurs heures orgueilleuses. Les arbres et les nuages deviennent des forteresses. Le ciel se ramasse sur lui-même. Les couleurs sont des plaques d’acier. »
Mais il ne s’en sort pas. On trouve, dans ce Journal impressionnant, la conscience d’un homme déchiré, sinon détruit par la guerre, qui sombre dans le vide. Il écrivait à ses proches, depuis les montagnes de Kabylie : « C’est vivre ici, heure par heure, qu’il faut avoir subi. Le temps ? Je ne regarde que celui que j’ai fait. Temps inutile, vie inutile, impossibilité d’être soi-même. » L’échec est incarné par un dernier événement : le Journal se termine sur la mort de l’enfant à qui il s’était lié. Il est abattu par une patrouille.