Feu le cinéma

Werner Herzog n’aime pas parler de cinéma. De marche à pied, de l’hostilité de la nature et de la fin du monde, oui. De littérature aussi, domaine où il s’estime bien plus capable – promis à une postérité plus grande – que dans celui du cinéma. Herzog n’est pas un cinéphile. On connaît mieux la liste de ses écrivains ou compositeurs préférés que celle des cinéastes qui ont pu l’influencer. Lorsqu’il ouvrit une école pour apprentis réalisateurs, il la voulut à l’opposé de celles déjà existantes. Aussi faut-il être spécialement attentif lorsque, à titre exceptionnel, il consent à évoquer cet art qui reste malgré tout le sien. C’est ce qui arrive dans un superbe documentaire qui, bien que datant de 2022, sort en ce mois de décembre 2024.

Werner Herzog | Au cœur des volcans. Requiem pour Katia et Maurice Krafft. Documentaire. Durée : 1 h 21

Au même moment, le Centre Georges-Pompidou montre une sélection de sept films réalisés par lui au cours de ces quinze dernières années. Le documentaire s’intitule Au cœur des volcans. Il s’agit bien, comme l’indique son sous-titre, d’un requiem composé en hommage au couple de volcanologues alsaciens Katia et Maurice Krafft, morts tous deux en 1991 dans l’éruption d’un volcan japonais. Le cinéma en est pourtant l’objet. Il l’est autant voire davantage que cette passion volcanologique déjà abordée dans quelques films : dans La soufrière en 1976, dans Rencontres au bout du monde en 2007 et dans Au fond de la fournaise en 2016, tour du monde des cratères où les Krafft faisaient une première – et brève – apparition.

Telle que retracée ici, l’histoire du couple de scientifiques se décompose en trois étapes. Katia et Maurice Krafft se munissent d’abord d’une caméra afin de documenter leur recherche. Se piquant au jeu, ils se mettent à faire des choses et à prendre des poses destinées à elle seule. Enfin, ils oublient tout à fait la science pour ne plus penser qu’à la beauté des images. Au cœur des volcans consiste presque exclusivement en un montage de ces images laissées par les Krafft à leur mort. Herzog admire la manière dont Maurice – c’est lui qui tenait la caméra – sut magnifier l’horreur et la majesté des volcans. Il le tient pour un « grand cinéaste », éloge rarissime de sa part. Il aime en particulier la manière dont Maurice sut filmer la lave et le feu qui, note l’inimitable voix off, devait aussi, voire d’abord, brûler en lui. Reste que cette admiration ne va pas sans réserves. Et ces réserves sont essentielles parce qu’elles aident à mieux comprendre quel cinéaste Herzog est, quel cinéaste il n’est pas, et pourquoi en général il rechigne à parler de cinéma.

Au cœur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft
« Au cœur des volcans. Requiem pour Katia et Maurice Krafft », Werner Herzog © Potemkine

Les réserves de Herzog ont un ton moqueur lorsqu’il rappelle la phase où Maurice crut photogénique d’adopter le look du plus illustre cinéaste-explorateur : Jacques-Yves Cousteau, sa pipe et son bonnet rouge. Elles sont respectueuses lorsqu’il note que, devant les conséquences effroyables de certaines éruptions, les Krafft furent parfois conduits à adopter une perspective humaniste, voire humanitaire. Elles se font complices et critiques à la fois quand Herzog présente des images où, loin de tout volcan, les merveilles et les incongruités du monde se donnent seules à voir : comme dans cette scène où un petit singe épouille Maurice avec minutie.

Mais ce sont tout de même des réserves, et qui demandent à être prises au sérieux. Plus Au cœur des volcans avance, et plus Herzog laisse entendre que, si Maurice et Katia ont trouvé la mort prématurément, c’est qu’ils manquèrent de prudence. Et que s’ils manquèrent de prudence, c’est que l’appétit de filmer avait fini par l’emporter sur toute autre considération. En un mot, les Krafft eurent tort de se vouloir trop cinéastes. Tort en quel sens ? Herzog ne leur reproche pas d’avoir empiété sur ses plates-bandes. Il ne considère pas Maurice et Katia comme des usurpateurs. Rien à voir : les Krafft ont, selon lui, cédé aux sirènes de l’image ; l’art les a charmés au-delà de toute raison ; c’est l’art, non moins que la coulée pyroclastique s’écoulant du mont Uzen, qui les a tués. À l’inverse, c’est parce qu’il estime ne jamais avoir cédé pour sa part à ces sirènes, quelles que fussent les circonstances extrêmes de ses tournages – jungle, montagne, désert… –, que Werner Herzog, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-deux ans, continue de faire des films. 

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Un cinéaste, et non des moindres, dit que cinéaste, il ne convient de l’être que dans une certaine mesure. Un artiste rappelle que la réalité doit en dernière instance être préférée à l’art. Il joint pour cela le geste à la parole. Rarement, en effet, Herzog a paru si peu soucieux de jouer à l’auteur. Au cœur des volcans est à peine son film : tout juste s’est-il contenté d’organiser les images tournées par d’autres. Seule sa voix – et avec elle le choix des musiques – peut éventuellement faire office de signature. 

Herzog apparaît ainsi, une fois de plus, comme le grand héritier d’une très vieille question. Bien qu’elle ait toujours hanté l’histoire du cinéma, c’est au critique André Bazin qu’il revient d’avoir su la dégager. Cette question est celle, grave entre toutes, du rapport entre le cinéma et le danger, entre filmer et partir à l’aventure. Herzog sait qu’il y a un point au-delà duquel il est impératif de choisir : prendre des risques ou filmer la prise de risques. L’intrépide Allemand a tourné toute sa vie autour de ce point. Et sans doute – quoi qu’il en dise – lui est-il arrivé plus d’une fois de le franchir. Sauf que voilà, lui n’est pas mort. 

"Au coeur des volcans -  Requiem pour Katia et Maurice Krafft", Werner Herzog  © Potemkine
« Au cœur des volcans. Requiem pour Katia et Maurice Krafft », Werner Herzog © Potemkine

Herzog se sent donc assez vieux pour prodiguer des leçons de prudence. Lui qu’on tint longtemps pour fou aime à se donner aujourd’hui des allures de sage. Folie d’un autre genre, sans doute, mais qui est si belle. Les leçons herzogiennes seraient odieuses si elles n’étaient adressées à des compagnons et si, surtout, elles n’étaient inséparables de l’idée qu’il se fait du cinéma. À savoir : vivre doit rester plus important que filmer ; le cinéma est moins fort que l’aventure ou la recherche ; il compte peu ; il ne peut venir qu’en plus. Vers la fin d’Au cœur des volcans, sur une route à moitié détruite, la caméra de Krafft avance au bord d’un précipice tandis que la voix off semble déplorer le risque alors couru. Le passage pourrait être pénible. Il est magnifique au contraire. C’est que, mille fois par le passé, Herzog est également passé par là. Nul mieux que lui ne sait qu’il n’est de film digne de ce nom que sauvé du désastre, arraché à la mort. Au cœur des volcans est un film posthume. Tous les films le sont, d’une façon ou d’une autre, pourrait ajouter Herzog. Il se trouve seulement que certains le sont un peu plus que d’autres.

Une dernière remarque, à la fois liée à ce qui précède et d’une nature un peu différente. Jamais cet énième tour du monde en quatre-vingts minutes, ces vues du Mexique, du Japon ou d’Indonésie, ce panorama arrosé de musique, ne virent, non seulement à l’obscène, mais même au tourisme. Herzog, dont on peut penser pourtant qu’il en fut un des précurseurs, échappe au world cinema. Comment cela est-il possible ? Hasardons une explication. Pour qu’Au cœur des volcans verse dans l’esthétique de carte postale, il faudrait qu’à chaque scène soit présente la possibilité, voire l’espoir, d’un retour au bercail. Il faudrait que demeure, même implicite, l’opposition d’un ici et d’un ailleurs, d’un ordre et d’un désordre du monde. Or, cette opposition n’a pas sa place chez Herzog. Aucun centre. Aucun écart, donc, par rapport à un centre. Devant un de ses films, on ne songe jamais à rentrer chez soi. On n’est même pas sûr d’être parti. On n’a plus de maison. Peut-être n’en a-t-on jamais eu. Dans Au cœur des volcans, on est avec lui – Herzog – comme on est avec eux – les Krafft. Et comme encore on est à la fois au début et à la fin du monde, au cœur de la beauté et au cœur du désastre.